« L’économie était censée nous affranchir de la nécessité.
Qui nous affranchira de l’économie ? »
Pascal Bruckner, Misère de la prospérité. La religion marchande et ses ennemis,
Le Livre de poche, 2004.
« Le marché épouse toutes les mentalités, il ne les crée pas…
La dimension économique est toujours dérivée. »
Pascal Bruckner, ibidem.
La crise a provoqué chez les plus rétifs à l’économie, qui sont nombreux à droite en France, une prise de conscience et un regain d’intérêt forts et rapides. Agences de notation, titrisation, C.D.S., défaut, déficit commercial, perte de compétitivité, création monétaire, rôle ou non de financeur en dernier ressort des États des banques centrales, avenir de l’euro, monnaie commune contre monnaie unique, séparation des banques de dépôt des banques de financement et tutti quanti font depuis 2008 partie de la panoplie conceptuelle de base de l’honnête homme. On peut s’en féliciter, dans la mesure où il s’agit d’un progrès de la démocratie et de l’appropriation par nos concitoyens de leur destin. Malheureusement, cette irruption soudaine d’informations et d’avis sur un sujet complexe ne va pas sans soubresauts, anomalies et contresens souvent attisés par l’idéologie. C’est aujourd’hui, très typiquement, le cas dans la Droite « de conviction » en France. Le présent article donne de ce phénomène quelques illustrations et esquisse une autre approche.
Une certaine aversion aristocratique, augmentée par l’ignorance, pour la chose économique par les élites traditionnelles de ce pays est une donnée traditionnelle. Elle est loin d’avoir disparu malgré le boom économique des « Trente Glorieuses » (1950 – 1973), les difficultés vénielles des « Trente Piteuses » (1974 – 2008), et la course vers l’abîme des trois dernières années. Dans la Droite de conviction, peuplée surtout de philosophes, de littéraires romantiques, d’avocats ou de fonctionnaires, cette constatation vaut de manière renforcée : on y hésite perpétuellement entre évitement prudent ou dédaigneux, pragmatisme plus ou moins inspiré, et anti-capitalisme primaire prenant parfois un tour d’imprécations post-bibliques, néo-marxistes ou simplement démagogiques. Les sujets abordés sont divers et varient avec les modes : hier, l’incongruité de la Zone euro naissante eu égard à la théorie des « zones monétaires optimales », concept économique pour intellectuels jamais rencontré dans la vie réelle, d’origine américaine, inventé pour affaiblir l’Europe et saboter l’euro dans l’œuf. Aujourd’hui, dénonciation de la calamité qu’aurait été l’interdiction faite aux banques centrales de financer sans intérêts, sans bruit et sans douleurs leurs trésors publics respectifs, ou préconisation magique d’une séparation entre banques de dépôts et banques d’investissement qui nous sauverait de tous nos maux.
Quelques exemples : Éléments pour la civilisation européenne, n° 141 d’octobre – décembre 2011 préconisait sous la signature d’Alain de Benoist le retour à la monnaie commune, sur les décombres bénis de la monnaie unique, une monstruosité bureaucratique inconnue intitulée dédoublement des taux d’intérêt, le retour à une banque centrale aux ordres manipulant discrètement la planche à billets (guillotine des retraités et des faibles), la nationalisation (comme dans l’éponyme Programme commun de la Gauche, mais sans indemnité, comme chez Lénine) des banques et d’autres secteurs-clés de l’économie, et même, couronnement suprême, la création de tribunaux pénaux anti-pillage, comme en 93, au bon temps du Père Duchesne. Bref, on glisse progressivement, presque caricaturalement, du registre de l’indignation, de la dénonciation, à celui de la récrimination, de l’agressivité gaucharde et jacobine, de la révolte des gogos suiveurs qui seraient les premiers arroseurs arrosés.
Autre exemple : le programme du Front National admet comme une évidence que la suppression en 1973 en France, puis dans toute l’Europe par le traité de Maastricht, de l’accès direct des trésors nationaux aux largesses « gratuites » de la Banque centrale, non seulement a eu pour effet de, mais a été conçue pour, mettre les États entre les mains de la Banque Rothschild, de Goldman Sachs et des ignobles marchés et a in fine provoqué le désastre auquel nous sommes aujourd’hui confrontés. Une nouvelle causalité diabolique a surgi. Même si on peut admettre que débat il peut et doit y avoir sur ce point, on retiendra de cette attitude une appétence extraordinaire pour la théorie du complot et un simplisme ravageur, profondément négateur de l’intelligence et des valeurs de Droite.
On pourrait multiplier les exemples. La Droite de conviction, souvent incompétente en économie, tend à s’aligner purement et simplement sur les passions basses et haineuses d’une extrême gauche qui n’est anticapitaliste que par surenchère matérialiste. Un homme de Droite ne saurait s’abaisser à cela.
Je voudrais esquisser ici le tracé d’un chemin plus ambitieux : « Remettre l’économie à sa place ». Le point de départ est le suivant : l’économie est importante et ne saurait certes être ignorée, mais reste du domaine des moyens et non des fins ou du destin. Maximiser ses revenus ne suffit pas à rendre un individu ou un peuple heureux. La marque de l’homme de droite est de ne point chercher le salut dans les basses catégories de la politique ou de l’économie, de préférer la réforme intellectuelle et morale de monsieur Taine à la révolution communiste de monsieur Marx, de chercher à se réformer personnellement en profondeur avant de songer à réformer la société, et de faire revivre dans la société européenne d’aujourd’hui une certaine dose du vieil éloignement aristocratique envers l’argent. Ceci passe, on le voit, par un changement profond d’hommes et de mentalité.
Le bon système n’existe pas dans l’absolu, mais se définit pragmatiquement comme celui qui, issu de l’histoire et de la culture du peuple, assure la dignité matérielle, la cohésion, la puissance et l’avenir à long terme de celui-ci, et accessoirement des individus le composant. Le capitalisme et le marché sont des outils neutres qu’il faut, non détruire, mais maîtriser et mettre au service d’une vision du monde, à condition bien sûr d’en avoir une. Là est la tâche de la Droite de conviction. Une base pragmatique raisonnable dans le cadre d’une telle approche est dans l’Europe d’aujourd’hui ce qu’on peut appeler l’ordo-libéralisme, ou l’économie rhénane des années 70, celle qui a disparu des écrans-radars sous l’offensive du capitalisme anglo-saxon. Dans le cadre d’une telle approche, il s’agit moins de détruire le système que de le réglementer sans démagogie et sans faiblesse, essentiellement à l’échelon européen. Cet effort est en cours : mise en place prudente des nouvelles règles prudentielles de « Bâle 3 » ou de « Solvency 2 », réglementation sévère des C.D.S. « en blanc » et des hedge funds, limitation des paradis fiscaux, séparation ou distinction plus nette des banques de dépôt et des banques d’investissement, étude et mise en place concertée d’une « taxe Tobin » sur les mouvements de capitaux, etc.
Mais l’essentiel n’est pas là : il s’agit surtout d’instiller dans la société un petit nombre de valeurs, règles et attitudes individuelles et collectives qui dépassent, surplombent, conditionnent et si nécessaire limitent le champ économique.
Exemple : l’introduction, contre toutes les règles de la bien-pensance droits-de-l’hommiste, d’une préférence européenne systématique en matière d’emploi, d’accès aux services publics et de prestations sociales aurait probablement des effets plus radicaux que bien des réformes « anti-capitalistes » pompeusement conçues dans les milieux intellectuels de gauche.
Allons plus loin : l’introduction non de la morale, mais de l’honneur comme valeur et norme dans le champ économique et social serait une révolution autrement plus ambitieuse et profonde que toutes les révolutions néo-marxistes du monde, qui ne sont in fine que juridiques, toujours vaines et contre-productives. Vaste programme, direz-vous. Certes. Mais la crise qui ne fait que commencer peut provoquer à terme de très profonds changements, revirements et reclassements, elle peut remettre l’Europe sur les rails de sa très longue histoire. Une vision haute de la vie ne fut pas seulement l’apanage des sociétés holistes de l’Antiquité européenne, des Croisades et de l’Ancien Régime, mais aussi celle d’au moins une large fraction de l’Europe de la Guerre de Trente Ans (1914 – 1945), peuplée d’hommes volontaires, agissant en totale contradiction avec leurs intérêts et au péril de leur vie, mobilisés avec enthousiasme et force qui pour Dieu, qui pour la Patrie, qui pour le Peuple, qui pour le Destin. Cette mentalité héroïque reste en nous, même si elle est en dormition, selon le mot de Dominique Venner. Elle constitue un potentiel sacré pour l’avenir. C’est la mission de la Droite que de l’entretenir pour servir demain.
Dans un autre article, nous développerons cette approche en nous aidant de trois livres importants publiés ces dernières années :
• Le premier est un livre du professeur Paul H. Dembinski, animateur de l’« Observatoire de la Finance » de l’Université de Fribourg en Suisse, intitulé Finance servante ou finance trompeuse ?. Ce livre publié en 2008, au tout début de la crise des subprimes, fait une critique dépassionnée, profonde, impitoyable et documentée des dérives du capitalisme financier. Ce livre d’universitaire sans esbroufe vise non à dénoncer paresseusement le capitalisme, mais à remédier en profondeur aux défauts et tares du système, dans un esprit de réformisme inspiré et moral.
• Le second est un petit livre essentiel de Pascal Bruckner, un homme réputé « de gauche » dont l’approche est décapante et haute. L’auteur est celui du Sanglot de l’homme blanc et du récent Fanatisme de l’Apocalypse – Sauver la Terre, punir l’Homme, qui est une charge brillante et pertinente contre une certaine pensée écologique. Le livre auquel je me réfère en l’espèce est intitulé Misère de la prospérité. La religion marchande et ses ennemis (Livre de poche, 2004). Ce livre décapant ne propose aucune solution, mais appelle un chat un chat, dénonce les révolutionnaires de papier, et donc indirectement la « droite de gauche », et appelle à un dépassement par le haut de l’économisme.
• Le troisième est le dernier livre d’Alain de Benoist intitulé Au bord du gouffre. La faillite annoncée du système de l’argent. Celui-ci replace le système dans la longue durée et nous réapprend les voies d’une distance aristocratique.
Jacques Georges http://www.europemaxima.com
• D’abord mis en ligne le 7 février 2012 sur Novopress – France.