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Les maîtres de la Contre-Révolution : Jacques Bainville

L’une des plumes les plus brillantes de L'Action Française, outre celle de Charles Maurras, fut incontestablement celle de Jacques Bainville. Il n'avait pas le côté tonitruant et rabelaisien de Léon Daudet, mais ce fut justement le miracle de Charles Maurras dans la grande aventure de ce journal, qui devint quotidien en 1908, que de réunir des talents aussi divers et exceptionnels sur le seul terrain du salut national.
Né à Vincennes le 9 février 1879, Jacques Bainville suivit de brillantes études au lycée Henri IV à Paris. En mars 1900, il rencontra Maurras au Café de Flore : il fut séduit par la cohérence de sa doctrine, son empirisme et son absence de préjugés.

LOUIS II DE BAVIÈRE
Il commença sa carrière littéraire en 1900 en publiant à tout juste vingt ans son Louis II de Bavière (1). Grand admirateur du modèle politique allemand face auquel il déplorait que la démocratie française ne pût faire le poids, Bainville s'intéressait fort au roi de Bavière dont le royaume lui paraissait pouvoir jouer un rôle entre une Prusse trop forte et une France républicaine qui ne cessait d'abandonner ses alliés allemands.
Rédacteur à la Gazette de France, puis à L'Action Française et à plusieurs autres journaux  traitant d'économie et de diplomatie, il fut l'un des plus prompts à répondre à l’Enquête sur la monarchie lancée par Charles Maurras entre 1899 et 1902. Il traitait aussi des relations internationales à l'Institut d'Action française, avant de devenir en 1920 le directeur de La Revue universelle. Il fut élu en 1935 membre de l'Académie française au fauteuil de Raymond Poincaré.

LES CONSÉQUENCES POLITIQUES DE LA PAIX
En 1920, son ouvrage Les conséquences politiques de la paix (2) eut un grand succès. Il y démêlait dans un style limpide et très pédagogique les conséquences du funeste Traité de Versailles du 28 juin 1919 et de ses appendices (Trianon, Sèvres, Saint-Germain et Neuilly) qui venait de mettre fin - du moins le croyait-on - à la Grande Guerre. Se fondant sur « quelques principes tirés de l'expérience et du bon sens », donc appliquant la méthode de l'empirisme organisateur si chère à l'Action française, Bainville refusait de croire que les peuples affamés ou économiquement exsangues pussent amoindrir leur bellicisme. Il mettait en évidence une Allemagne unifiée « dans son contraste avec une Europe morcelée » ; et il soulignait la nature morale, mais point du tout politique, du Traité dont les détails avaient été fixés par des « géomètres arpenteurs » selon des principes abstraits ne manifestant aucun raisonnement politique qui eût exigé un effort intellectuel et une préparation particulière.
Le traité, « trop doux pour ce qu'il avait de dur, et trop dur pour ce qu'il avait de doux » avait enfanté le monstre d'« une Allemagne certes diminuée en superficie mais considérablement renforcée dans son unité » : il « poussait, enfermait, parquait soixante millions d'hommes entre des frontières rétrécies ». On ne voulut pas écouter les leçons de l'histoire du peuple allemand issu de la Prusse, « pays de colonisation et de conquête qui a créé le militarisme prussien ». Pour des raisons philosophiques et morales, Clemenceau, Lloyd George et Wilson s'opposèrent à tout ce qui aurait pu ressembler à une dissociation de l'Allemagne. Ainsi détruisirent-ils les particularismes dynastiques et princiers, qui auraient eu les moyens diplomatiques nécessaires pour entrer en conversation avec les puissances alliées... On rendait débiteurs soixante millions d'Allemands et l'on exacerbait les passions nationales en même temps que l'on barrait la route à tout effort d'amitié franco-allemande.

LES LEÇONS DE L'HISTOIRE
Ce traité « monté comme une mécanique homicide » aggravait en outre le déséquilibre géostratégique par le nouveau découpage de l'Europe. Tous les États périphériques de l'Allemagne  (Pologne Autriche, Tchécoslovaquie, Hongrie, États baltes) « offraient un trait commun ; ils étaient dépourvus de frontières naturelles. Leurs limites étaient à peu près et tant bien que mal, celles de la nationalité dont ils portaient le nom » Ces "États-enfants" ne pourraient remplir un rôle solide et efficace face à une Allemagne consolidée et Bainville laissait aisément prévoir la suite des événements proches, notamment l'annexion de l'Autriche, l'invasion de la Pologne par l'Allemagne et le déclenchement d'une guerre encore plus atroce que celle qui venait de prendre fin.
Tels étaient les malheurs qui menaçaient l'Europe parce qu'on n'avait pas voulu écouter les leçons de passé et s'en tenir à la sagesse des traités de Westphalie, par lesquels le roi de France, empêchant tout empiétement de l'empereur sur les droits des États allemands, avait assuré pour un siècle et demi l'équilibre européen et la paix entre les nations, sans qu'aucune n'en fût humiliée.
Cette idée chère à Bainville se retrouve aussi dans son Histoire de Deux Peuples (3) (France et Allemagne) publiée dès 1915 et fondée sur les constantes de l'Histoire, de même que dans sa célèbre Histoire de France (4), publiée en 1924.

HISTOIRE DE FRANCE
Il s'agissait par sa méthode comme par son inspiration d'un modèle d'histoire contre-révolutionnaire. L'auteur ne se contentait pas d'exposer des faits dûment établis et d'en ordonner scrupuleusement le récit. Il prenait de la hauteur et décrivait l'enchaînement des causes et des conséquences. Ce livre était l'histoire politique de la formation de la nation française au long des âges et des vicissitudes qu'elle a traversées. Cette longue réflexion sur l'histoire de notre pays s'attachait à expliquer le pourquoi des décisions des personnages politiques. Il privilégiait l'analyse psychologique en soulignant leurs ambitions, les idées qui les animaient mais aussi les contraintes dues aux circonstances ou à la géopolitique, car Bainville pratiqua cette science bien avant qu'elle fût reconnue officiellement. Il faisait ainsi découvrir, illustrées par les faits, les constantes de notre histoire nationale.
La France est un pays favorisé à bien des égards par la nature, où il fait bon vivre, mais elle est exposée aux invasions notamment sur sa frontière nord-est, la tâche des envahisseurs étant souvent facilitée par les complices qu'ils ont trouvés à l'intérieur ou tout simplement par les querelles politiques internes. C'est ainsi que César s'imposa à la Gaule entière au premier siècle de notre ère...
D'emblée, Bainville soulignait la diversité ethnique de la France : la fusion des races a commencé dès les âges préhistoriques : « Le peuple français est un composé. C'est mieux qu'une race, c'est une nation. » Et c'est l'État qui a constitué la nation. La France doit son existence au long labeur des rois capétiens.
Une autre France aurait pu voir le jour, ou même pas de France du tout. Les Capétiens ont poursuivi obstinément, avec intelligence et volonté, pendant des siècles le même projet politique. Ils ont été servis par une bonne loi de succession : celle qui faisait du fils aîné du roi son successeur nécessaire. Pendant trois cent quarante ans à partir d'Hugues Capet, la couronne fut transmise de père en fils sans discontinuité. La dynastie se consolida ainsi et put sans troubles graves aborder les difficultés de succession, toujours par ordre de primogéniture, aux diverses branches qui recueillaient le droit royal. Pendant ce temps les empereurs allemands, jouissant d'un pouvoir précaire car reposant sur l'élection et en conflit souvent avec la Papauté, ne purent accomplir œuvre durable. A la différence des rois anglais et allemands les Capétiens surent borner leurs ambitions et avancèrent pas à pas laissant à leurs successeurs le soin de continuer et d'achever la construction du royaume.
C'est par la sagesse de leur administration et surtout par leur justice que les Capétiens ont fait désirer et apprécier leur autorité aux Français. Nos rois ont été les défenseurs du peuple contre les féodaux tumultueux. La France a traversé de longues crises durant lesquelles elle fut livrée aux factions : pendant la guerre de Cent ans, les guerres de religion, ou la Fronde. Après chacune d'elles la royauté permettait la réconciliation nationale et, avec la paix civile, le retour de la prospérité.
Dans les périodes de crise, remarquait Bainville, apparaît en France un esprit républicain. Des agitateurs laissent croire au peuple que la France pourrait se passer de roi mais de fait ils ne sont bons qu'à jeter le pays dans l'anarchie. La France est constituée de telle sorte que pour subsister elle a besoin d'avoir au sommet une autorité forte, un roi qui gouverne sans entraves sur les questions essentielles pour l'avenir du pays ; l'intrusion des parlements dans les affaires politiques a été généralement néfaste.

L'INTELLIGENCE DE L'HISTOIRE
La chute de Napoléon, héritier de la Révolution, fut suivie des règnes réparateurs de deux Bourbons, Louis XVIII et Charles X, mais les idées libérales sapèrent la monarchie et la France demeura en révolution tout au long du XIXe siècle. La IIIe république ne rendit pas au pays son équilibre politique. Elle ne fut qu'une longue absence de roi. Ballottée au gré des influences étrangères successives, elle ne sut pas apporter à la politique extérieure le même soin que les Capétiens disposant de la durée et de la continuité. Elle a certes remporté la victoire en 1918, mais au prix de pertes humaines et de destructions considérables. Les mauvais traités qui conclurent la guerre s'avérèrent néfastes car les politiciens ne tinrent pas compte des impératifs de sécurité nationale.
L'Histoire de France de Jacques Bainville aide à jeter un regard pénétrant sur notre histoire : rien de tel pour faire aimer l'histoire au plus obtus de nos compatriotes. Bainville eut l'intelligence de l'histoire comme Maurras eut l'intelligence de la politique. Sans être à proprement parler un doctrinaire ou un théoricien contre-révolutionnaire, il enseigna la Contre-révolution en action, en montrant nos rois à leur œuvre de salut national et en faisant réfléchir sur les lacunes évidentes de notre république.

NAPOLÉON
Quelques mots sur son Napoléon (5), paru en 1931, où apparaissait la maîtrise de la psychologie de l'empereur chez Bainville. Il en brossait le portrait hallucinant et montrait que son ambition et son entêtement l'avaient poussé à engager sa patrie dans une tension démesurée où elle manqua se briser. Conclusion : « sauf pour la gloire, sauf pour l'art, il eût mieux valu qu'il (Napoléon) n'eût jamais existé ».
Tel fut Jacques Bainville, cet homme de goût qui lui-même jugeait que bien écrire était la seule chose qu'il eût réussie, cet homme de sagesse et de bon sens qui rejetait l'excès et l'agitation vaine et stérile, autant que l'étalage des sentiments et la familiarité, cet homme pudique qui parlait peu de religion, mais ne vivait pas sans une foi intérieure, tandis que certains l'ont fixé dans son rôle de Cassandre, comme s'il n'avait aimé aucune joie. Il avait l'art d'une ironie toute voltairienne (6) et il était doué d'une sensibilité réelle (7). Il croyait en l'action des hommes, lui qui voyait les Capétiens, toujours à l'œuvre, car il est dans la nature d'une œuvre humaine d'être toujours à reconstruire... Et c'est pour cela que cet homme que l'on a dit sceptique croyait à l'intelligence et à la volonté des hommes, ces deux principaux éléments constitutifs de l'œuvre capétienne.
Il rendit son âme à Dieu le 9 février 1936, fort inquiet sur le sort de la France dans le monde qu'il sentait venir. Lors de ses obsèques, le 13 février, Léon Blum, dans sa voiture à cocarde, fut pris dans l'embouteillage causé par l'immense cortège, rue de l'Université, à Paris. Une bousculade survint et certains ont dit que le chef socialiste avait failli être lynché...
Michel FROMENTOUX. Rivarol 21 décembre 2012
1 Jacques Bainville : Louis II de Bavière. Rééd Librairie académique Perrin Complexe 1985.
2 Jacques Bainville : Les conséquences politiques de la paix. Nouvelle librairie nationale 1920, Rééd Gallimard 2002.
3 Jacques Bainville : Histoire de deux peuples : la France et l'empire allemand . Ed Fayard 1936.
4 Jacques Bainville : Histoire de France. Ed Fayard 1924. Rééd. Ed Godefroy de Bouillon. Il existe aussi une Petite histoire de France de Bainville pour les enfants chez Godefroy de Bouillon 2004.
5 Jacques Bainville : Napoléon . Rééd. Ed. Godefroy de Bouillon. 2003.
6 Charles Maurras et Jacques Bainville : Ironie et poésie. Le Pigeonnier 1923.
7 Jacques Bainville : Tyrrhenus (la mort de Mistral) Le Pigeonnier 1925.

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