Le mode de développement actuel recherche l’amélioration du bien-être par l’augmentation des quantités produites, l’élargissement de marchés solvables, l’accroissement des échanges et des transports. L’extension sans limite des échanges marchands et monétaires entraîne l’augmentation de la consommation de biens non durables, l’énergie pétrolière au premier chef, et cela sans considération des effets négatifs provoqués dans le domaine social ou celui de l’environnement. C’est ce processus que l’on désigne aujourd’hui sous le vocable de mondialisation.
La mondialisation repose sur les transports. Sans transports, pas de mondialisation. Or la mondialisation, comme on va le voir, s’engage dans une voie sans issue. Comment s’en sortir ? L’économie de proximité est-elle susceptible de fournir une réponse ? Voyons d’abord quelques chiffres.
– I – La mondialisation dans l’impasse
• A. Un modèle de croissance à caractère explosif
– La méthode mise au point par le Suisse Mathis Wackermagel voici quelques années a l’avantage de permettre des comparaisons internationales, grâce à un étalon commun. La consommation de ressources par les hommes (chauffage, carburant, eau ou denrées alimentaires) n’est pas exprimée en kilos, litres ou kilowatts comme il est de tradition mais en mètres carrés : la surface nécessaire pour produire des ressources. La planète nous fournit une surface biologique productive (terres et espaces marins) de 1,9 ha par habitant. Or depuis les années 70, notre empreinte écologique, à savoir la pression que nous exerçons en consommant des ressources et en produisant des déchets, est aujourd’hui de 2,9 ha en moyenne. En d’autres termes, nous vivons sur les réserves de la planète que nous sommes en train d’épuiser.
– Une autre façon d’illustrer ce problème consiste à évaluer, pour chaque pays, ce que la planète peut globalement offrir en termes de ressources non renouvelables. La moyenne mondiale est aujourd’hui d’environ 1,35 planète. En Chine, la moyenne est de 0,9 planète (0,3 au Bangladesh). Mais aux Etats-Unis, la consommation de ressources atteint 6 planètes ! Nous vivons manifestement au-dessus de nos moyens.
– C’est à dessein que j’ai cité la Chine et les Etats-Unis. Car en 2050, selon les Nations unies, la population de la Chine et de l’Inde atteindra 3 milliards, le tiers de la population mondiale. Or depuis les années 80 la Chine se développe à un train d’enfer, 8 à 10 % l’an, et l’Inde n’est pas loin derrière, avec des taux de croissance 6 à 8 % l’an. A ce rythme-là, la consommation de ressources du monde pourrait atteindre, voire dépasser 6 à 10 planètes, une perspective clairement insoutenable.
• B. Les transports, fondement de la mondialisation, sont clairement les principaux responsables (mais nullement les seuls, bien sûr).
Sans transports, pas de mondialisation. Depuis le XVIe siècle, le libre-échangisme a encouragé, grâce à des coûts de transport constamment réduits, le développement des échanges commerciaux sur toute la surface de la planète. Au cours des 50 dernières années le commerce international a littéralement explosé. Il a certes été porteur de progrès, mais aussi d’innombrables « désaménités ».
Les vecteurs techniques des transports sont naturellement les véhicules routiers et les transports aériens, à parts égales. On transporte aujourd’hui par avion non seulement les chevaux de course mais aussi les fraises du Chili. Ce qui est bien commode. Mais il faut savoir :
1/ qu’à côté des coûts visibles, un coût monétaire, en carburant notamment, il faut tenir compte des coûts invisibles, bien plus importants, en termes de pollution et de consommation de ressources non renouvelables. Ainsi les transports aériens sont extraordinairement bon marché. Mais l’avion produit des émissions de dioxyde d’azote et consomme 30 à 40 fois plus d’oxygène que de kérosène. Sans parler du CO2 de nos chères voitures, de la destruction de la couche d’ozone, etc., etc. Tout cela est malheureusement bien connu ;
2/ que les ressources fossiles sont en voie d’épuisement : l’on aurait entre 30 et 40 ans de réserves de pétrole ; 100 ans de charbon, mais au prix d’une pollution colossale. L’hydrogène n’est pas au point et nullement adapté aux transports ; pas plus que l’énergie nucléaire. La Chine et l’Inde importent d’ores et déjà autant de pétrole que les Etats-Unis. Elles représentent 20 % d’une demande mondiale de 83 millions de barils/jour et 35 % de la demande supplémentaire de pétrole en 2003. Or, en Inde, la consommation de pétrole par habitant n’est que de 0,7 baril/jour contre 26,6 aux Etats-Unis. Je me répète à dessein : nous sommes clairement engagés dans un modèle de croissance à caractère explosif ;
3/ que, bien plus, la facture économique de la destruction des écosystèmes devient de plus en plus écrasante. Un récent rapport des Nations unies nous apprend qu’en 2003 les pertes économiques annuelles imputables à la pollution atteignaient 84 milliards de dollars. Pour la seule Chine, il faudrait dépenser 157 milliards de dollars pour lutter contre la pollution. Pour les 5 prochaines années ce pays devrait consacrer 3 % de son PIB pour mener une politique efficace dans ce domaine : il n’en consacrera au mieux que 1,5 %. Or d’ici 30 ans la production d’énergie augmentera de plus de 50 % et les émissions de gaz carbonique à peu près autant.
La conclusion s’impose d’elle-même : puisque notre modèle de croissance fondé sur la mondialisation va « dans le mur », il faut changer de modèle. L’économie de proximité offre-t-elle une voie de sortie ?
– II – L’économie de proximité
Rappelons brièvement quelques notions bien connues.
De quoi s’agit-il au juste ?
Depuis le début des années 90, l’approche de proximité s’est affirmée avec force dans la réflexion économique en déclinant ses différentes catégories conceptuelles : proximité géographique, proximité organisationnelle, proximité conceptuelle.
Elle a trouvé un champ d’application naturel dans le cadre du territoire considéré comme l’espace par excellence de mise en œuvre de localisations, de stratégies de coopération territoriale, de constitution de réseaux circonscrits dans le territoire, d’ancrages territoriaux et de déploiement d’innovation à dimension locale.
L’économie de proximité s’est ainsi déployée à la confluence de trois préoccupations d’inégale importance :
– le maintien ou le développement de l’emploi local ;
– l’économie sociale ou solidaire du tiers secteur ;
– le développement durable.
• A. Sur le plan théorique, on soutiendra l’hypothèse qu’un territoire peut être source de développement selon la façon dont il fonctionne et il s’organise. Sous cette optique, l’approche du développement territorial va s’attacher à intégrer la dimension historique – le facteur temps – et la dimension spatiale – l’espace géographique – que la vision classique avait tendance à ignorer superbement ou à négliger. Elle va par ailleurs se préoccuper des caractéristiques territoriales spécifiques qui seraient susceptibles de dynamiser ou, à l’inverse, de contrarier le développement. On perçoit donc que la mise en évidence des facteurs qui peuvent être à l’origine d’un processus de développement ne se ramènent pas à la dotation initiale en facteurs de production mais à la capacité des territoires de s’inscrire dans un processus volontariste de valorisation ou de création de ressources.
L’identification de ces facteurs spécifiques propres au territoire conduit dès lors à privilégier les dynamiques sociales comme vecteurs d’évolution des territoires, sans oublier de mentionner au passage l’importance des relations hors marché et des institutions.
C’est donc la qualité des partenariats locaux, les interactions entre agents qui déterminent en premier lieu leur capacité de se concerter et de s’organiser en vue d’accéder à des objectifs de long terme déterminés en commun. Les travaux de Greffe, entre autres, ont ainsi permis de mettre l’accent sur l’importance des expériences d’apprentissage collectif et de coopération dans le cadre du territoire.
Car c’est précisément l’existence de relations de solidarité, de confiance et de proximité entre les agents qui joue un rôle capital dans le processus de développement, comme le montrent bien d’autres travaux ; on pourrait citer ceux de Coleman et Putman sur le concept de capital social, cependant que les contributions de Bellet, Krisha, Zimmermann, parmi bien d’autres, ont permis de mieux cerner le jeu des dynamiques de proximité dans le développement local.
Sur le plan opérationnel, cet effort conceptuel se traduira par des politiques visant à octroyer un appui renforcé aux stratégies de développement économique local, à la promotion du commerce interrégional entre entités économiques régionales, à encourager les partenariats économiques et à aider les micro-entreprises innovantes. Ce qui est un des thèmes porteurs du présent colloque.
• B. Sur le plan de l’emploi, il y a, de mon point de vue, peu de choses à dire. Les emplois Verts de proximité ne vont guère, pour l’instant, au-delà d’occupations sans qualification et axées essentiellement sur des tâches de maintenance et d’entretien. Gestion des déchets, énergie, transport auraient ainsi un fort potentiel de création d’emplois locaux destinés à répondre à des besoins locaux. Mais tout cela ne va pas très loin. Dont acte.
• C. Reste un troisième volet, guère plus prometteur à mes yeux, celui de l’économie sociale. Face à la montée continue de l’économie précaire, de l’exclusion et des inégalités sociales, l’imagination revient au galop et nous invite à dépasser la société salariale traditionnelle pour modifier les modes de distribution des biens et des services. Il s’agit donc de mettre en place, entre le marché et le secteur public, une économie solidaire relevant d’une logique économique fondamentalement différente ou, si l’on préfère, alternative. On évoquera ainsi pêle-mêle la mise en place d’un commerce équitable, d’une consommation responsable, de finances solidaires, de monnaies plurielles et, pourquoi pas, d’économie citoyenne, le tout enrobé dans l’invocation rituelle du non marchand, du non monétaire et la fabrication de biens relationnels comme le propose le sociologue Roger Sue. Ne manquent à l’appel ici que l’élevage des chèvres en Ariège et la fabrication de fromages bio. Tout cela ne dépasse guère la bonne vieille rhétorique écologique post-soixante-huitarde améliorée et mise au goût du jour.
Que faut-il en penser ?
– On peut parfois se demander si ce concept de proximité ne sert pas de gadget ou de mot valise où l’on s’efforce de loger tout et n’importe quoi. Cette notion est mise à toutes les sauces et à tous les usages : on parlera ainsi de banque de proximité, de commerce de proximité, de tourisme de proximité et Dieu sait quoi encore. Je ne peux m’empêcher de penser ici à Roger Nifle qui parle d’une économie de l’immatériel, ou résiduelle, laquelle vise à redonner aux territoires la possibilité d’un nouvel avenir par la mise en œuvre d’un patrimoine culturellement significatif autour d’une vocation originale. Comment ne pas évoquer ici le baron de Crac qui voulait s’envoler dans les airs en tirant sur ses lacets de chaussures ?
– Mais au-delà de ce flou artistique conceptuel qui commence d’ailleurs à être déploré ici et là, une lacune autrement plus grave serait l’absence totale de référence à la dimension démographique dans les problématiques du territoire. On parle d’abondance de dynamiques, de redynamiser des projets territoriaux, d’entreprises territoriales innovantes, etc., etc. Tout cela est bel et bon. Mais comment faire redémarrer autrement que sur le papier un territoire, un pays, une région où il ne reste que des vieillards ? Au mieux, on ne pourrait faire mieux que les y enterrer.
Ce foisonnement d’idées relève parfois de l’utopie créatrice comme on en a connu à toutes les époques. Mais s’il donne parfois l’impression de désordre ou de confusion, ce fourmillement intellectuel aura eu un mérite qui n’est pas mince : c’est de préparer le terrain à l’élargissement de la notion de territoire et de ce qui s’y rattache aux dimensions de la planète terre.
Dès lors, est-on autorisé, comme le fait Serge Latouche, à dénoncer la raison économique, une rationalité économique mortifère, le délire de l’efficacité, jeter allégrement aux orties l’optimisation de Pareto, pour se réfugier commodément dans un obscurantisme digne du Moyen Age de la pensée économique ?
C’est exactement l’inverse que je me propose de faire en faisant appel à une rationalité économique supérieure, un surplus de rationalité, pour parodier Bergson. Prôner la décroissance, comme veulent le faire aujourd’hui certains écologistes et naguère le Club de Rome avec les « zégistes » et le bon M. Mansholt, est une démarche stérile. Elle comporte un risque évident : celui de déboucher sur un néo-malthusianisme. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Il ne faut pas moins de croissance mais plus de croissance, d’une autre nature, en renouant ici avec les analyses néo-shumpeteriennes en termes d’innovation de Rosenberg et de Frichtak. Ma critique de la mondialisation tient essentiellement à ce qu’elle va dans le mur. Il faut donc trouver autre chose. Ce n’est pas avec de bonnes idées utopiques que l’on sauvera la planète mais avec de bons calculs. Et voici peut-être comment on pourrait s’y prendre.
– III – Pour une nouvelle économie de la proximité
Il s’agit de rendre la croissance dans le monde compatible avec les ressources disponibles de la planète qui sont en voie rapide d’épuisement. Ce n’est pas une mince affaire. Or il y a urgence : si aujourd’hui nous consommons un peu moins d’une planète et demie, dans 30 ans, avec l’Inde et la Chine proches du niveau de vie américain d’aujourd’hui, nous avons toutes les chances de consommer de 6 à 10 planètes. En d’autres termes, nous serons cuits et nos descendants aussi. Pour éviter cela, il est impératif de réduire les coûts de transport à un niveau compatible avec une sage gestion des ressources de la planète.
Certes, cela ne sera pas suffisant. Il faudra aller au-delà et consentir à une modification des modes de production et de consommation, une inflexion plus marquée de la croissance démographique. Autrement dit, pas moins de croissance, mais une autre croissance. Au fond, ce dont il est question ici est tendre vers une nouvelle version de l’équilibre walrasien, au sens où l’entend Léon Dupriez, c’est-à-dire une situation tendancielle d’équilibre entre les forces naturelles qui s’exercent sur l’économie.
Il n’est donc pas question de supprimer les coûts de transport mais de les minimiser, de les apprivoiser, de les rendre compatibles avec le développement d’une nouvelle économie fondée précisément sur la proximité. Il faut donc pour cela établir une nouvelle grille de lecture des coûts de production, des coûts de transport, des prix au consommateur qui fasse ressortir clairement les conditions de l’échange et de la concurrence. Il importe de mettre en place une véritable économie de substitution fondée sur la proximité dont le lointain ancêtre pourrait être recherché dans le structuralisme de Raoul Prebisch et Celso Furtado. Qu’ils reposent en paix : une idée ne naît jamais de père inconnu.
On pourrait utilement s’inspirer dans cette démarche de la remarquable intervention d’Ismaël Serageldin à notre dernier colloque d’Alexandrie pour le calcul des Green Accounts, les comptes Verts. Vous vous souviendrez que l’épargne Verte, les Green Savings, était calculée, au niveau d’un pays ou d’une région, en déduisant du PIB, non seulement les consommations publiques et privées et les amortissements, mais aussi la consommation de ressources non reproductibles et la dégradation de l’environnement pour parvenir à l’épargne réelle, les Genuine Savings.
Ici notre propos serait de réintégrer les coûts invisibles dans le calcul des coûts de transport pour arriver à une nouvelle notion que l’on pourrait appeler : les coûts réels ou les coûts écologiques de transport, qu’il serait ainsi possible de mettre en parallèle avec les coûts de proximité.
Il deviendrait ainsi possible de reconstruire de fond en comble notre système de comptabilité. Au niveau de l’entreprise, celle-ci devrait prendre en compte pour le calcul du prix de revient les coûts écologiques de transport (additionnés des coûts invisibles). La comptabilisation des flux commerciaux et des échanges internationaux devrait faire l’objet d’un redressement identique. On devrait pouvoir ainsi faire apparaître au niveau du consommateur, à côté des prix marchands, ceux qui apparaissent sur le marché, que l’on connaît, des prix écologiques réels, incluant les coûts invisibles de transport. Le consommateur serait ainsi à même de savoir ce que coûte réellement un yogourt aux fraises produit à 4 500 km de son lieu de consommation ou le kilo de cerises cueilli au Chili et consommé à Londres. Cette comparaison ferait clairement apparaître l’avantage comparatif éclatant de la production de proximité, celle qui fait l’économie des frais invisibles de transport.
Voilà ce que pourrait être le véritable enjeu de cette démarche destinée à établir des coûts Verts et des prix Verts tenant compte des coûts invisibles de transport. L’établissement d’une comptabilité de ce type aurait naturellement pour résultat de faire voler en éclats le système de prix relatif en usage sur nos marchés. Mais il aurait également pour conséquence de mettre en évidence les avantages comparatifs d’une nouvelle économie de proximité qui aurait pour objectif de rapprocher le producteur du consommateur pour faire l’économie des coûts invisibles de transport.
Mais il faudra aller au-delà. Au niveau international, il faudra, en tenant compte de ce nouveau système de prix, envisager une réorganisation des courants d’échanges internationaux autour de quatre ou cinq régions ou pôles de proximité où les échanges commerciaux seraient ordonnés sur la base de coûts de transport analogues ou proches. Même si cela n’empêcherait nullement Shanghai de crouler sous la pollution et le barrage des Trois-Gorges de ravager la vallée du Yang Tsé Kiang, cela permettrait peut-être au textile européen de ne pas être écrasé sous l’avalanche des T-shirts chinois.
En second lieu, il conviendrait de procéder au redécoupage de l’aire de compétence de l’OMC sur une base décentralisée correspondant à ces quatre ou cinq pôles de proximité. Une refonte de la doctrine du FMI et de la Banque mondiale enfin, excessivement axée sur le libre-échangisme et la promotion de l’exportation à tout prix devrait aussi être recherchée afin de réorienter l’action de ces deux institutions en faveur d’une nouvelle économie de la proximité fondée sur la doctrine des échanges écologiques à coûts de transport faibles ou réduits.
Réintroduire là où il le faut et quand il le faut des barrières tarifaires pour prévenir le dumping écologique. Il faut faire rentrer dans la bouteille le Génie de la mondialisation qui risque de dévorer sa propre créature. Ce ne sera pas une mince affaire. Mais elle est clairement incontournable. Autant s’y attaquer dès maintenant
Yves-Marie Laulan
Président
Institut de Géopolitique des Populations
<http://www.laulan.org/economieproximitemondialisation.htm>
Communication pour le colloque de Turin (Mai 2005)
Polémia
21/04/06