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Carl Schmitt, Leo Strauss et le concept du politique

Avec ses rééditions successives1, le Begriff des Politischen occupe une place exceptionnelle dans l‟oeuvre de Carl Schmitt (1888-1985). D‟abord, il accompagne2 toute cette oeuvre, de 1927 à 1971. Ensuite, il s‟agit du livre le plus célèbre du juriste allemand et de l‟un de ceux qui lui ont valu le plus d‟hostilité. D‟après Heinrich Meier, cette hostilité ressortait de l‟intention de Schmitt. « À une époque où “rien n‟est plus moderne que la lutte contre le politique”, il lui importe de faire ressortir l‟„irréductibilité‟ du politique et l‟„inéluctabilité‟ de l‟hostilité, quitte à être lui-même l‟ennemi de tous ceux qui ne veulent plus se reconnaître d‟ennemis »3. Mais loin de se contenter de cet « examen », il refuse l‟abolition du politique et de l‟hostilité. Il justifie implicitement ce refus éthique par un credo religieux, et explicitement par la dénonciation des effets pervers de la criminalisation de la guerre ou de l‟ennemi. Il n‟est pas possible de se cantonner à l‟interprétation4 qui confine le Begriff des Politischen à la recherche « modeste »5 d‟un critère permettant de délimiter ce qui est politique, le fameux critère ami-ennemi en l‟occurrence. Carl Schmitt veut refonder théologiquement le politique, le dogme du péché originel lui servant de credo anthropologique. Enfin, le Begriff des Politischen est le seul ouvrage à travers lequel l‟auteur mène avec un commentateur : Leo Strauss, un dialogue mi-avoué, mi-caché, qui l‟entraîne à réviser son argumentation. Dans sa discussion avec Schmitt, Strauss se place sur le terrain de la philosophie politique en faisant abstraction de la théologie politique schmittienne, mais sa critique obtient que le juriste se révèle davantage « théologien politique », tant les réponses qu‟il donne font apparaître la foi orientant sa doctrine. Le Commentaire de Strauss, seul auteur contemporain dont Schmitt ait dit qu‟il était un « philosophe important », est donc exceptionnel parmi les études qui ont été consacrées au Begriff6, car de l‟aveu de Schmitt, personne n‟a mieux compris que lui son intention en rédigeant l‟essai7.

I. Le politique, l’hostilité, la guerre et l’Etat

L‟approche schmittienne obéit à la problématique fameuse de la décision et de l‟exception. La guerre est l‟épreuve décisive et l‟exception est « révélatrice du fond des choses », puisque Bellone manifeste la logique ultime de la configuration ami-ennemi. Politique et Etat sont en relation dialectique. Le noyau de l‟Etat, c‟est la relation de protection et d‟obéissance, puisqu‟il a pour fonction d‟assurer la sécurité des personnes et des biens (Etat = sécurité). Le noyau du politique, c‟est la relation ami-ennemi, puisque c‟est dans les situations d‟exception que se manifeste l‟essence du politique (politique = hostilité). Etat et politique n‟en sont pas moins liés, car l‟Etat, en tant qu‟unité politique, doit conserver le monopole de la désignation de l‟ennemi8 s‟il veut continuer d‟assurer la protection et d‟imposer l‟obéissance. C‟est en ce sens qu‟il est souverain, c‟est-à-dire capable de maintenir l‟ordre public. Or, les situations exceptionnelles que sont la révolution ou la guerre civile montrent que le monopole étatique peut être remis en question, en cas de dissensus extrême quant à la légitimité du pouvoir. De même qu‟il définit le politique par la relation d‟hostilité, Schmitt définit l‟Etat à travers son antonyme : la guerre civile. Tout antagonisme n‟est jamais complètement supprimé au sein de l‟Etat. Le rapport ami-ennemi demeurant latent au sein de l‟unité politique, celle-ci peut être brisée lorsque les oppositions internes atteignent une certaine intensité, dont le degré extrême est la guerre civile. Celle-ci voit la relation d‟hostilité (la relation politique) s‟exacerber entre l‟Etat et les partis révolutionnaires ou entre les différents partis ennemis, jusqu‟à la victoire de l‟un des protagonistes, ou l‟établissement d‟un compromis entre eux, ou leur épuisement mutuel.
En tant que duel, la guerre suppose la désignation de l‟ennemi, c‟est-à-dire l‟autre, l‟étranger, l‟antagoniste, dont l‟existence représente concrètement la négation de notre propre forme d‟existence, sans que le conflit puisse être réglé pacifiquement. L‟ennemi n‟est ni le concurrent ni l‟adversaire, car « les concepts d‟ami, d‟ennemi, de combat tirent leur signification objective de leur relation permanente à… la possibilité de provoquer la mort physique »9. L‟ennemi n‟est pas non plus l‟inimicus, c‟est l‟hostis, l‟ennemi public, non l‟ennemi privé. Carl Schmitt repousse l‟accusation selon laquelle le christianisme n‟aurait point le sens du polemos. Le commandement : « aimez vos ennemis », concerne l‟inimicus, non l‟hostis. Visant la paix des coeurs, non la paix politique, la doctrine évangélique « ne signifie surtout pas que l‟on aimera les ennemis de son peuple et qu‟on les soutiendra contre son propre peuple ». L‟ennemi au sens public n‟impliquant aucune haine personnelle à son encontre, ce n‟est que dans la sphère privée que cela a un sens d‟« aimer son ennemi ». Il est essentiel pour notre auteur catholique de dissocier christianisme et pacifisme. Mais, observe Löwith, Schmitt est obligé, pour montrer que l‟exigence chrétienne n‟affecte pas sa distinction politique, de ramener d‟une façon libérale l‟éthique de l‟Evangile à une affaire privée et non publique, de faire de la guerre (de la mort physique), à la place du Jugement dernier (du salut de l‟âme), le « cas extrême » déterminant10 !

II. Affirmation du politique et critique de la « philosophie de la culture » (« dialogue I »)

L‟idée que la guerre, non la paix, constitue l‟horizon de la politique, d‟où la primauté du concept d‟ennemi par rapport à celui d‟ami, peut conduire à deux positions. On verra dans l‟Etat l‟instance qui permet de dépasser la crainte de la mort violente. Le libéralisme a ainsi une conception instrumentale de l‟État, mis au service de la vie, de la liberté et de la propriété des individus. Ou bien, l‟hostilité ne pouvant jamais être entièrement éliminée, on continuera de voir dans le risque du conflit mortel l‟essence de la relation politique. Qu‟on insiste sur le droit à la sécurité ou sur l‟inéluctabilité du conflit, les conséquences de la définition du politique par les situations extrêmes, de Machiavel et Hobbes à Max Weber et Carl Schmitt, changent donc profondément. D‟un côté, il s‟agira, au nom du « progrès de la civilisation », de dépasser l‟existence politique en la résorbant dans des activités économiques, sociales, culturelles… De l‟autre, il s‟agira, au nom des « valeurs héroïques », de préserver l‟existence politique en affirmant son irréductibilité à l‟économie, à la société, à la culture… Telle est la problématique de Schmitt. Tel est aussi le premier « dialogue » entre Schmitt et Strauss.
La « vérité » du politique bat en brèche l‟autonomie du sujet, car elle le soumet à une obligation supra-personnelle. Avant Hegel, Pufendorf avait déjà observé que l‟état politique est tout autre que l‟état social, parce qu‟il implique pour l‟homme un changement radical de condition, à savoir « l‟assujettissement à une autorité disposant du droit de vie et de mort sur lui-même »11. L‟individu peut être libre dans les sphères de l‟économie, de la société, de la culture ; il ne l‟est plus face au politique. Il « peut, observe Strauss, donner sa vie volontairement pour la cause qu‟il voudra ; c‟est là, comme tout ce qui est essentiel à l‟homme dans une société… libérale, une affaire tout à fait privée, c‟est-à-dire relevant d‟une décision libre »12. Mais la guerre le place dans une situation qui le contraint existentiellement. La « liberté pour la mort » de la décision individuelle cède la place au « sacrifice de la vie » que l‟État est en droit d‟exiger (Karl Löwith). « La guerre n‟est pas seulement „le moyen politique ultime‟, c‟est l‟épreuve décisive, et pas seulement dans un domaine „autonome‟ -celui du politique- mais tout simplement pour l‟homme parce qu‟elle a une relation permanente à la possibilité réelle de provoquer la mort physique ; cette relation, constitutive du politique, montre que le politique est fondamental et non pas un „domaine relativement autonome‟ parmi d‟autres. Le politique est le facteur décisif »13.
C‟est ce passage du Commentaire de Strauss de 1932 que Carl Schmitt développe en 1933 pour souligner son opposition à cette philosophie et à ses « domaines autonomes ». On ne pourra continuer à parler de « l‟autonomie » de la morale, de l‟art, de l‟économie…, dit-il, qu‟aussi longtemps que l‟on méconnaîtra la nature du politique. Du point de vue du libéralisme, « la culture », c‟est la totalité « de la pensée et de l‟action des hommes » qui se distribue en « domaines divers et relativement autonomes ». Or, en affirmant la spécificité du politique, « non au sens où il correspondrait à un domaine nouveau qui lui serait propre », Schmitt conteste cette théorie des « domaines autonomes ». Cette contestation implique « une critique fondamentale du concept dominant de culture »14. Cette critique passe d‟abord par celle de l‟autonomie de l‟art, axe central de la « philosophie de la culture » libérale. Précisément, du Politische Romantik de 1919 au Hamlet oder Hekuba de 195615, en passant par la conférence sur « L‟ère des neutralisations et des dépolitisations » et les versions du Begriff des Politischen, Schmitt récuse continûment l‟autonomie de l‟art. « L‟évolution qui part de la métaphysique et de la morale pour aboutir à l‟économie passe par l‟esthétique, déclare-t-il en 1929, et la consommation et la jouissance esthétiques, si raffinées soient-elles, représentent la voie (directe) vers une emprise totale de l‟économie sur la vie intellectuelle et vers une mentalité qui voit dans la production et dans la consommation les catégories centrales de l‟existence humaine ». Après 1932, les remarques de Strauss poussent Schmitt à souligner encore davantage son opposition à la conception libérale de l‟art et à supprimer carrément l‟idée des « domaines relativement autonomes »16.
Par son commentaire, le philosophe protège le juriste, qui le lit attentivement, du malentendu consistant à dire qu‟« après que le libéralisme a fait reconnaître l‟autonomie de l‟esthétique, de la morale, de la science, de l‟économie, etc., (Carl Schmitt) veut quant à lui faire reconnaître l‟autonomie du politique, contre le libéralisme mais en restant dans l‟esprit des aspirations libérales à l‟autonomie »17. Un tel projet n‟est pas celui de Schmitt. Soulignant son opposition à ladite « philosophie de la culture », il écrit en 1933, après les observations straussiennes : « l‟unité politique est toujours, tant qu‟elle existe, l‟unité décisive, totale et souveraine. Elle est „totale‟ parce que, d‟une part, toute occasion qui se présente peut devenir politique, et de ce fait, être concernée par la décision politique, et que, d‟autre part, l‟homme est saisi tout entier et existentiellement dans la participation politique. La politique est le destin »18. C‟est pourquoi il ne saurait y avoir de « société » politique, mais seulement une « communauté » politique. Du point de vue de l‟individualisme libéral, rien ne permet d‟exiger le sacrifice de l‟individu. Au contraire, le jus vitae ac necis montre à la fois combien l‟unité politique -l‟Etat- est au-dessus de toute espèce d‟association et combien sont précaires les « droits de l‟homme », puisqu‟en cas extrême -en cas de guerre, « vérité » du politique- l‟Etat a la faculté d‟ordonner à ses nationaux d‟infliger la mort et de risquer leur vie19.

III. L’appréciation de Hobbes (« dialogue II »)

Le mouvement essentiel de la modernité, dont le libéralisme est le moteur, est caractérisé par la négation du politique (au sens schmittien). Par conséquent, la première récusation du libéralisme, comme l‟a vu Strauss, c‟est l‟affirmation du politique. Le libéralisme a « déformé et dénaturé l‟ensemble des notions politiques »20. Mais il n‟a pu échapper au politique. Il « a fait de la politique en parlant un langage antipolitique »21. Ressaisir la « vérité » du politique implique donc d‟affirmer le politique contre le libéralisme. Jusqu‟en 1933, Schmitt est conscient que le « systématisme de la pensée libérale » n‟a pas été remplacé en Europe, « en dépit de ses revers ». Il signale par là même la difficulté de son entreprise puisqu‟il se trouve contraint d‟utiliser des éléments de cette pensée. Aussi la mise en place de ses idées n‟est-elle que provisoire. Comme il le dit lui-même, il veut simplement « fournir un cadre théorique à un problème non délimitable », « un point de départ »22. Strauss renforce ses intentions en interprétant sa position théorique comme une tentative de négation rigoureuse du libéralisme : c‟est une « critique radicale du libéralisme qu‟il ambitionne ». Mais le juriste, poursuit-il, ne mène pas cette critique à son terme car, telle qu‟elle est menée, elle reste « contenue (dans) le „systématisme de la pensée libérale‟ toujours vainqueur à ce jour ». Ce qui l‟intéresse donc, « c‟est la critique du libéralisme faisant signe vers son accomplissement ». Or, celle-ci « n‟est possible que si elle s‟appuie sur une compréhension adéquate de Hobbes », le fondateur du libéralisme d‟après Strauss23. Mais Schmitt n‟a pas compris Hobbes. Tel est le noyau du commentaire straussien, qui voit une contradiction centrale dans le fait que le juriste allemand se place sous le patronage du philosophe anglais.
Strauss montre que Schmitt a remis en vigueur le concept hobbesien d‟« état de nature », car sa notion du politique n‟est pas autre chose que le status naturalis rejeté dans l‟oubli par la « philosophie de la culture ». Celle-ci, arguant de l‟autonomie de la « culture » dans sa totalité, a oublié que cette « culture » est « culture de la nature » et que son fondement ultime, c‟est la nature humaine. Cette nature humaine, Hobbes la pense à partir de la situation-limite qu‟est la lutte à mort. Il définit le status naturalis comme un status belli, lequel « ne consiste pas dans un combat effectif, mais dans une disposition avérée allant dans ce sens ». Or, pour Schmitt aussi, le politique ne réside pas « dans la lutte elle-même », mais « dans un comportement commandé par l‟éventualité effective de celle-ci ». De ce point de vue, le politique est donc « le status „naturel‟, fondamental et extrême de l‟homme ». Strauss est conscient que « l‟état de nature » de l‟Allemand est toutefois très différent de celui de l‟Anglais. Chez celui-ci, il s‟agit d‟un état de guerre abstrait entre individus, où chacun est l‟ennemi de chacun. Chez celui-là, il s‟agit d‟un état de guerre concret entre groupes, la relation politique étant orienté par l‟ennemi et l‟ami. Surtout, Hobbes conçoit le status naturalis comme un état qui doit être dépassé et aboli dans le status civilis, la disparition de la peur de l‟autre ne faisant qu‟un avec l‟institution de l‟Etat, dont la fonction est de délivrer les hommes du bellum omnium contra omnes. « A cette négation de l‟état de nature ou du politique, Schmitt oppose l‟affirmation du politique ». Cette opposition est masquée par le fait que, chez le philosophe de Malmesbury, « l‟état de nature » subsiste entre les nations et qu‟il n‟y a donc pas une « négation totale du politique ». Plus généralement, l‟enracinement anthropologique du conflit implique que l‟artifice ne pourra jamais se substituer entièrement à la nature. La paix reste menacée, à l‟intérieur comme à l‟extérieur, car il n‟y a pas parmi les hommes une raison universelle qui ferait l‟accord de tous les peuples24.
Mais la différence avec le juriste devient manifeste lorsque le politique est perçu comme une « réquisition existentielle par une force investie d‟autorité »25. Pour Schmitt, l‟Etat peut exiger des citoyens qu‟ils soient prêts à tuer et à mourir. Pour Hobbes, l‟Etat est déterminé par une revendication de l‟individu (la sécurité) s‟appuyant sur un droit naturel (le droit d‟autoconservation) antérieur et supérieur à l‟Etat. En ce sens, l‟Etat ne peut exiger de l‟individu qu‟une obéissance conditionnelle, qui n‟entre pas en contradiction avec la préservation de la vie, dont la protection est la raison dernière de l‟Etat. S‟il affirme qu‟un citoyen ne peut refuser de risquer sa vie dans la guerre, lorsque le salut de l‟Etat l‟exige, c‟est seulement parce qu‟il est rationnel que le citoyen protège dans la guerre l‟institution qui assure sa protection dans la paix. Tous les devoirs civiques dérivent du droit à la vie, seul droit inconditionnel. L‟individu est terminus a quo et terminus ad quem de la construction hobbésienne. Par conséquent, si l‟on entend la politique au sens schmittien, il faut dire que l‟auteur du Léviathan voulait affranchir les hommes de cette politique-là et qu‟il est le penseur « antipolitique » par excellence (P. Manent). S‟il souligne le caractère dangereux de l‟homme pour l‟homme, c‟est dans l‟intention de domestiquer ce caractère, tout comme il essaie de surmonter le status naturalis. Plus encore, il considère comme innocente la « méchanceté » de l‟homme, puisqu‟il nie le péché. Et il nie le péché parce qu‟en relativiste, il ne reconnaît aucune obligation supérieure qui restreindrait la liberté humaine. « Avec un tel point de départ, on ne peut élever des objections de principes contre la proclamation des droits de l‟homme considérés comme des revendications adressées par l‟individu à l‟Etat et contre l‟Etat »26. Leo Strauss développe et précise son propos en 1954 : « s‟il nous est permis d‟appeler libéralisme la doctrine politique pour laquelle le fait fondamental réside dans les droits naturels de l‟homme et pour laquelle la mission de l‟Etat consiste à protéger (ces) droits, il nous faut dire que le fondateur du libéralisme fut Hobbes »27.
L‟opposition entre Hobbes et Schmitt porte encore sur le conflit entre « l‟affirmation du politique » et « l‟affirmation de la civilisation ». Strauss montre que les principes individualistes qui poussent l‟Anglais à « nier » le politique sont les principes à l‟origine du projet visant à « l‟unité du monde » dépolitisé et pacifié. C‟est précisément contre ce projet, on le verra, que l‟Allemand défend l‟idée de « l‟inéluctabilité » du politique. Hobbes est l‟initiateur de l‟idéal bourgeois de la civilisation, l‟idéal de la sécurité et de la prospérité, qui est à la base de la théorie des droits subjectifs développée par le libéralisme. Si sa doctrine individualiste est adossée à une doctrine autoritaire, c‟est parce qu‟« il sait et voit contre quoi il faut imposer l‟idéal libéral de la civilisation : contre la méchanceté naturelle de l‟homme ; dans un monde qui n‟est pas libéral, il installe les fondements du libéralisme contre la nature non libérale de l‟homme, tandis que ses successeurs, ignorants de leurs présupposés et de leurs fins, font confiance en la bonté originelle de la nature humaine ou nourrissent l‟espoir, sur la base d‟une neutralité censément scientifique, d‟améliorer la nature, alors que rien dans l‟expérience que l‟homme fait de lui-même ne permet de l‟espérer ». L‟idéal hobbésien : paix, sécurité, prospérité, corrobore parfaitement la définition polémique du bourgeois de Hegel, reprise par Schmitt. L‟affirmation du politique équivaut au refus de l‟existence « bourgeoise » dont l‟Anglais fait l‟éloge, puisqu‟il remplace l‟ethos de l‟honneur par l‟ethos de la crainte, passion rationnelle à l‟origine du status civilis. In fine, l‟auteur du Léviathan, dans un monde non libéral, jette les fondations du libéralisme, tandis que l‟auteur du Begriff, dans un monde libéral, entreprend la critique du libéralisme, dont il voit la racine dans la négation hobbesienne de « l‟état de nature »28.
De 1927 à 1933 et au-delà, Carl Schmitt a modifié sensiblement son avis sur Hobbes, de manière extrêmement significative après le Commentaire de Leo Strauss. En 1927, il est « de loin le plus grand et peut-être le seul penseur politique vraiment systématique ». En 1932, il devient un « grand et vraiment systématique penseur ». En 1933, il n‟est plus qu‟« un grand et vraiment systématique penseur », chez qui, « malgré son individualisme extrême, la conception „pessimiste‟ de l‟homme est si forte qu‟elle maintient le sens politique ». La caractérisation de la doctrine hobbésienne se transforme parallèlement. En 1927, Schmitt parle de « son système de pensée spécifiquement politique » ; en 1932, d‟« un système de pensée spécifiquement politique » ; en 1933, d‟« un système de pensée qui sait encore poser des questions spécifiquement politiques et y répondre ». De 193429 à 193830, la critique de la philosophie du droit et de la philosophie de l‟Etat de Hobbes se précisera. Les modifications apportées au Begriff en 1933 montrent que l‟auteur suit son commentateur, même s‟il ne cite pas ce « savant juif ». Hobbes n‟est pas un penseur « politique » au sens où Schmitt entend ce terme. Ses principes individualistes, en particulier sa désignation de la mort violente comme « le plus grand des maux », contredisent l‟affirmation schmittienne du politique. Malgré son idéal bourgeois de la civilisation, son pessimisme anthropologique maintient chez lui le sens du concept. C‟est pourquoi Schmitt ne peut être totalement considéré comme un « anti-Hobbes ». Fait significatif : à partir de 1938, il identifie son destin à celui du solitaire de Malmesbury31.

IV. Affirmation du politique, éthique et critique du relativisme (« dialogue III »)

L‟affirmation schmittienne du politique est une affirmation de l‟éthique, au sens hégélien. Comment cela s‟accorde-t-il avec la polémique contre la morale qui traverse le Begriff ? L‟explication, c‟est que « morale » signifie ici une morale particulière, qui est en totale contradiction avec le politique, à savoir la morale humanitaire et pacifiste. Comme Max Weber32, Carl Schmitt identifie morale et morale humanitaire. En ne se détachant pas de la conception de ses adversaires, il ne remettrait donc pas en cause la prétention de cette morale-là à être la morale. C‟est pourquoi, selon Leo Strauss, « il reste prisonnier de la thèse qu‟il combat »33. Cela ne l‟empêche pourtant pas de porter un jugement éthique sur la morale au sens libéral. L‟affirmation du politique requiert ainsi une conception éthique, même si la compréhension du politique tend à infirmer tout jugement normatif sur le politique. L‟affirmation de l‟éthique consubstantielle à l‟affirmation du politique équivaut au double refus de « l‟existence du bourgeois » et de « l‟idéal de la civilisation », qui entend faire de ce type d‟existence un destin universel, en prétendant construire une société sans politique ni Etat.
Cette double affirmation correspond à la récusation de l‟individualisme au nom de la vertu civique. Si Hegel, selon le juriste, est un « penseur politique », c‟est aussi parce qu‟il a contre-distingué le bourgeois du citoyen : la condition bourgeoise, inscrite dans le droit privé et l‟économie marchande, est la négation de l‟éthique de l‟Etat. Se référant à cette « première définition polémique et politique », Schmitt caractérise le bourgeois comme « l‟homme qui refuse de quitter sa sphère privée non politique, protégée du risque, et qui, établi dans la propriété privée et dans la justice qui régit la propriété privée, se comporte en individu face au tout, qui trouve une compensation à sa nullité politique dans les fruits de la paix et du négoce, qui la trouve surtout dans la sécurité totale de cette jouissance, qui prétend par conséquent demeurer dispensé de courage et exempt du danger de mort violente »34. Mais l‟individu n‟a d‟existence « authentique » qu‟au sein d‟une communauté pour laquelle il est prêt au sacrifice. Lorsque le citoyen s‟expose au risque de la mort violente pour son peuple, dit Hegel, le courage prend « la figure la plus haute » : c‟est un courage personnel « qui n‟est plus personnel »35. Clausewitz, de son côté, célèbre dans la guerre, le « courage d‟endosser des responsabilités », le « courage face au danger moral » et le triomphe sur « l‟indécision » grâce à « l‟acuité d‟un esprit devinant toute vérité »36. Quant à Max Weber, il souligne que l‟Etat peut exiger « de l‟individu qu‟il affronte le sérieux de la mort pour les intérêts de la communauté »37. Au contraire, l‟idéal libéral d‟un monde pacifié est l‟idéal d‟« un monde sans politique ». « Ce monde-là pourrait présenter une diversité d‟oppositions et de contrastes peut-être intéressants, toutes sortes de concurrences et d‟intrigues, mais il ne présenterait logiquement aucun antagonisme au nom duquel on pourrait demander à des êtres humains de faire le sacrifice de leur vie »38.
Cet idéal d‟un « état idyllique de paix universelle où la dépolitisation est totale et définitive », Schmitt ne le rejette nullement comme « utopique ». Ne déclare-t-il pas qu‟il ignore s‟il ne pourrait se réaliser ? Il l‟a en horreur. Un monde sans distinction ami-ennemi est un monde où « il n‟y aura plus que des faits sociaux purs de toute politique : idéologie, culture, civilisation, économie, morale, droit, arts, divertissements, etc., mais il n‟y aura plus ni politique ni Etat »39. Strauss insiste sur le mot « divertissements » car il est le finis ultimus de l‟énumération. Ce que Schmitt cherche à faire comprendre, dit-il, c‟est que le politique et l‟Etat sont la seule garantie qui préserve le monde de devenir un monde de « divertissements ». En 1963, l‟auteur du Begriff note que son commentateur a souligné à juste titre ce mot. A cette date, il mettrait « jeu » (Spiel) pour faire ressortir l‟opposition à « sérieux » (Ernst)40. Ce n‟est pas par hasard s‟il utilise en 1932 ledit mot, qui a une longue histoire. Pascal appelait « divertissements » ce par quoi les hommes se fuient eux-mêmes. Hegel parlait des « divertissements » auxquels se livrent ceux qui renoncent au risque politique41. Quant à Clausewitz, il voyait dans la guerre « un moyen sérieux au service d‟une cause sérieuse », la guerre étant le « côté sérieux » de la vie ; l‟homme y est placé devant le risque de son trépas ; c‟est l‟homme nu qui apparaît alors42. Le « sérieux » de la guerre rend ainsi contingent et relatif ce qui est, par nature, contingent et relatif : la vie, la liberté, la propriété privées, tout ce à quoi l‟état de paix semble conférer aux individus une valeur suprême. Un monde sans politique, si « intéressant » et « divertissant » fût-il, n‟a rien qui puisse exiger des hommes qu‟ils risquent leur vie. Dans un monde politique, par contre, il peut y avoir quelque chose qui justifie ce risque. Schmitt exprime son effroi et son mépris pour l‟idéal d‟un monde dépolitisé. Cet idéal ne saurait être celui d‟un homme digne de ce nom. Il n‟est possible qu‟en raison de l‟oubli des enjeux véritables. L‟affirmation du politique contre un idéal qui réduirait l‟humanité à « une société coopérative de consommation et de production »43, est décidément une affirmation de l‟éthique. « Le sérieux de la vie humaine est menacé quand le politique est menacé », écrit Strauss en écho44. En augustinien, Schmitt récuse la « paix de Sardanapale », le régime de lâche tolérance et de jouissance qui ne veut pas que l‟ennemi -celui qui n‟admet pas cette forme de bonheur- porte atteinte à sa félicité. Un chrétien ne saurait tolérer ni cette « paix » ni cette « félicité »45.
Leo Strauss observe qu‟affirmer le politique en tant que tel revient à affirmer le combat sans souci de la cause pour laquelle il est mené, donc avoir un comportement « neutre » à l‟égard de tous les regroupements ami-ennemi. Carl Schmitt respecterait tous ceux qui sont prêts à se battre et à périr, quel que soit le contenu de leur décision et le sens de leur action. Il serait aussi tolérant que les libéraux, bien que pour des raisons opposées. « Alors que le libéral tolère et respecte toutes les convictions „honnêtes‟ à condition que l‟ordre légal et la paix soient pour elles sacro-saints, celui qui affirme le politique comme tel tolère et respecte toutes les convictions „sérieuses‟, c‟est-à-dire toutes les décisions qui sont orientées vers la possibilité de la guerre. L‟affirmation du politique comme tel se révèle être un libéralisme inversé »46. Ainsi se vérifierait le constat straussien que le « systématisme de la pensée libérale » reste vainqueur et n‟a pas été remplacé. Ce constat recoupe la critique de Löwith sur « l‟occasionnalisme » de la pensée schmittienne. L‟indifférence radicale à l‟égard des contenus politiques caractériserait le concept « formel » et « nihiliste » du juriste, qui voit l‟essence du politique non plus dans la polis (l‟ordre des choses humaines) mais dans le jus belli (le cas extrême existentiel). La guerre, id est le fait d‟être disposé à tuer et à mourir, serait « l‟instant suprême », sans qu‟importe la cause47. Le critique de « l‟occasionnalisme » aurait pu citer Jurieu, l‟adversaire de Bossuet : c‟est par « occasion que les rois ont des ennemis à vaincre, c‟est par institution qu‟ils ont des sujets à gouverner ». Th. Heuss, qui deviendra Président de la République fédérale d‟Allemagne, reproche lui aussi au juriste la réduction de « l‟essence du politique au formalisme indigent de la relation ami-ennemi, la banalisation des différences spécifiques entre engagements politiques, dont les valeurs respectives qui en font la substance sont évacuées au profit de la forme anonyme du conflit comme tel »48. Mais l‟affirmation du combat comme tel n‟est pas le « dernier mot » de Schmitt. Srauss lui-même l‟a reconnu. « Son dernier mot, c‟est „l‟ordre des choses humaines‟ ».
Carl Schmitt n‟est pas un relativiste à la Max Weber, comme le confirmera sa critique de la philosophie des valeurs49. Le sociologue allemand a posé le double principe de la neutralité axiologique des sciences et de la liberté individuelle des choix valoriels. Ce double principe signifie que les valeurs sont des préférences subjectives non rationalisables, séparées de l‟analyse scientifique et ne pouvant faire l‟objet d‟une science. Il ne saurait y avoir une « science des valeurs » car le Beau, le Bien, le Vrai sont affaires d‟opinion subjective et relative. La séparation des faits et des valeurs implique que la science soit éthiquement neutre, qu‟elle réponde à des problèmes de « fait » et de causalité, qu‟elle soit incompétente devant des problèmes de « valeur » et de finalité, donc impuissante à résoudre les antagonismes valoriels décisifs. Puisqu‟il ne peut y avoir de connaissance authentique du devoir-être et que les valeurs sont irréductiblement plurielles, la solution wébérienne, à la fois agnostique et agonale, est de laisser la décision libre, non rationnelle, à chaque individu. Plus que Schmitt, c‟est Strauss qui a examiné la dialectique de la raison et de la valeur chez Max Weber. Cet examen permet de montrer l‟opposition entre le juriste et le sociologue. L‟homme est libre, dit Weber, dans la mesure où il est guidé par un examen rationnel des fins et des moyens. Les moyens sont déterminés par la rationalité instrumentale, qui met la raison au service des passions. Les fins sont déterminées par le choix des valeurs, qui transfigurent les passions. La dignité humaine est de définir ces valeurs et d‟obéir à la maxime : « deviens ce que tu es » ou « choisis ton destin ». Un impératif catégorique est apparemment conservé : « tu auras des idéaux ». Mais cet impératif n‟est que formel, car il ne détermine pas le contenu des idéaux. « Ecoute Dieu ou diable », mais lutte résolument pour une cause, tel devient l‟idéalisme wébérien. Max Weber en arrive à mettre sur un même plan la raison et les valeurs irrationnelles : « tu auras un idéal » se transforme en « tu vivras passionnément ». Dès lors, qu‟est-ce qui autorise à mépriser la médiocrité au nom des valeurs, si l‟on rejette les obligations éthiques au nom du relativisme de ces mêmes valeurs ? Le sociologue admet que c‟est seulement par un jugement de valeur que l‟on tient les « spécialistes sans âme et les sybarites sans coeur » pour des êtres humains avilis. L‟énoncé final est donc : « tu auras des préférences ». Pour Schmitt comme pour Strauss, c‟est ce relativisme qui est la source du nihilisme50.
En 1933, le juriste, désireux d‟éviter le malentendu selon lequel il affirmerait le combat sans se soucier de la causa, explicite l‟ancrage et l‟orientation théologiques de son affirmation du politique. Il souligne la « distinction métaphysique entre la pensée agonale et la pensée politique », qui « apparaît dans toute analyse approfondie de la guerre ». Elle est notamment apparue dans la confrontation entre Ernst Jünger et Paul Adams. Le premier représente le principe agonal : « l‟homme n‟est pas fait pour la paix », tandis que le second voit le sens de la guerre dans l‟avènement de l‟autorité, de l‟ordre et de la paix. Dans cette controverse, Schmitt ne se trouve pas du côté du nationaliste « belliciste », mais du catholique « autoritaire ». Pas plus que l‟art, le combat ne contient son but en lui-même. Politique et guerre ne sont pas des éléments d‟une « vision esthétique du monde ». Des formules du type : « la résolution pour la résolution » ou « décider pour décider » ne caractérisent pas leur véritable substance. A cet égard, le juriste ne se situe pas dans la lignée de Nietzsche ou de Max Weber. Il est dans une « opposition métaphysique » avec Jünger, qui retire de la guerre la leçon de « l‟agonalité ». Il réaffirme cette opposition en 1936. Le différend sur l‟essence du politique ne porte pas sur la question : la politique peut-elle ou non renoncer au combat ? Elle ne le pourrait pas sans cesser d‟être la politique. Elle porte sur une autre question : où le combat trouve-t-il son sens ? Dans la conception « agonale », celle de Jünger, la guerre trouve en elle-même son sens, son droit et son héroïsme. Elle est ainsi « mère de toutes choses » (Héraclite). Dans la conception « politique », celle d‟Adams ou de Schmitt, la guerre est un moyen de la politique et son sens est d‟être menée « pour faire advenir la paix »51. L‟affirmation du politique est ainsi bien autre chose que l‟affirmation pure et simple du combat. La théorie schmittienne n‟est donc pas un « occasionnalisme » ni un « libéralisme inversé ». La morale humanitaire et pacifiste n‟est pas inversé en « son autre », la morale guerrière. C‟est dans la perspective « théologico-politique » qui est la sienne qu‟il « précise » sa pensée au sujet des guerres saintes et des croisades de l‟Eglise. En 1927, la rhétorique de la politique « pure » ne leur laisse aucune place. En 1932, ce sont des « entreprises » qui « comme d‟autres guerres reposent sur une décision d‟hostilité ». En 1933, elles reposent « sur une décision d‟hostilité particulièrement authentique et profonde »52.

V. De l’anthropologie à la théologie politique (« dialogue IV »)

Carl Schmitt prétend fonder théologiquement le politique : le politique se déploie entre ces deux extrêmes que sont le péché ou la « méchanceté » humaine et le miracle ou « l‟exception ». Parallèlement, la modernité libérale est appréhendée comme une « chute », d‟où l‟attente d‟une « rédemption » (M. Revault d‟Allonnes). Leo Strauss a renforcé la position de l‟auteur tout en faisant abstraction de sa théologie politique, mais les questions qu‟il soulève et les contradictions qu‟il révèle poussent ce dernier « à donner des réponses qui font d‟autant mieux ressortir la foi sous-tendant sa doctrine »53. Le « dialogue » entre le juriste et le philosophe est particulièrement manifeste quand il porte sur les arguments qu‟avance le premier et que récuse le second pour prouver « l‟inéluctabilité » du politique, à savoir : l‟affirmation du « caractère dangereux » de l‟homme, credo anthropologique dont le pivot est la foi dans le péché originel.
Le Begriff des Politischen s‟appuie sur une anthropologie pessimiste. Considérer l‟homme comme un être « dangereux », pas simplement « mauvais », est le postulat spécifique du politique au sens schmittien, non le postulat de la théologie chrétienne. En effet, le problème de la nature humaine n‟a pas été tranché par la doctrine catholique, à la différence de la doctrine protestante qui voit l‟humanité radicalement corrompue. Elle ne parle pas, à l‟instar des penseurs contre-révolutionnaires du XIXème siècle, d‟une déchéance humaine absolue. Elle parle seulement de « blessure » en laissant subsister la possibilité d‟aller vers le bien. D‟un point de vue religieux, Jacques Maritain, par exemple, a donc raison de critiquer Carl Schmitt et ceux qui exagèrent la malignité de l‟homme. Mais le juriste n‟entend pas suivre un dogme ; il entend récuser l‟axiome de l‟homme bon, à travers une décision « théologico-politique », id est une prise de position sur la nature humaine. De son point de vue, toute doctrine politique prend d‟une manière ou d‟une autre position sur cette question et toute doctrine politique « véritable » se fonde sur une conception négative de la nature humaine54. On pourrait ainsi classer « toutes les théories de l‟Etat et toutes les doctrines politiques en fonction de leur anthropologie sous-jacente », selon qu‟elles posent en hypothèse un homme mauvais ou un homme bon de nature55.
Cette distinction « sommaire » peut revêtir de multiples formes. Mais elle est déterminante, car on ne saurait échapper au présupposé anthropologique, souligne Schmitt. Les théories qui postulent un homme bon de nature sont, d‟une part, les théories libérales, d‟autre part, les théories anarchistes. Pour les premières, la bonté de l‟homme est un argument pour mettre l‟Etat au service d‟une société qui « trouve son ordre en elle-même ». Pour les secondes, la bonté de l‟homme sert à la négation de l‟Etat, « le radicalisme ennemi de l‟Etat (croissant) en fonction de la foi en la bonté radicale de la nature humaine », car l‟un est lié à l‟autre. Le libéralisme ne va pas si loin, car il « n‟a jamais été radical au sens politique du terme ». Rationaliste, il croit avant tout, avec Condorcet, que l‟homme est perfectible et que la pédagogie finira par rendre superflu l‟Etat. Il s‟est donc borné à soumettre le politique à la morale et à l‟économie, à créer un système de freins et de contrepoids à la puissance publique. Si le radicalisme révolutionnaire est plus profond et conséquent que le modérantisme libéral, et si ce radicalisme s‟accentue aussi, en sens inverse, dans la philosophie de la contre-révolution, cela est dû « à l‟importance accrue des thèses axiomatiques sur la nature de l‟homme ». Pour les anarchistes athées, l‟homme est décidément bon ; tout mal est la conséquence de la pensée théologique et des représentations de l‟autorité qui en dérivent ; seuls sont méchants les hommes qui tiennent l‟homme pour tel. A l‟inverse, les contre-révolutionnaires catholiques radicalisent le dogme du péché originel « pour en faire une doctrine du caractère pécheur et de la dépravation absolus de la nature humaine ». Le marxisme, lui, tient pour superflue la question anthropologique, car il croit pouvoir changer les hommes grâce à la transformation des conditions économiques et sociales. Mais cette question ne saurait être évacuée, parce que « toutes les théories politiques véritables postulent un homme corrompu, c‟est-à-dire un être dangereux et dynamique, parfaitement problématique »56.
Les présupposés anthropologiques varient selon les secteurs d‟activités. Le pédagogue doit nécessairement tenir l‟homme pour un être éducable et perfectible. Le moraliste postule une liberté de choix entre le bien et le mal. Le théologien pense que les hommes sont pécheurs et qu‟il leur faut une rédemption. L‟homme politique « véritable » suppose que les hommes sont dangereux par nature. Schmitt voit une affinité spécifique entre dogmes théologiques et théories politiques. Tandis que la politique suppose l‟existence de l‟ennemi, la théologie présuppose le caractère pécheur de l‟homme. Hostilité et péché du monde rendent impossible l‟optimisme indifférencié propre aux conceptions, libérales ou libertaires, de l‟homme naturellement bon. Dans un monde d‟hommes bons, règnent la paix et la sécurité. Prêtres, hommes politiques et militaires y sont superflus. « La corrélation de méthode entre postulats théologiques et postulats politiques est (donc) évidente ». Le politique trouve ainsi dans le péché originel sa justification la plus profonde, puisque la négation du péché ne signifie rien d‟autre que l‟anarchie. C‟est précisément dans le chapitre consacré aux « fondements anthropologiques des théories politiques » que le juriste met en évidence l‟ancrage théologique de son concept57.
La nécessité du politique a pour « présupposé ultime », observe Strauss, la thèse de la dangerosité humaine. Or, ce caractère dangereux est-il indéracinable ? Schmitt ne parle que d‟« hypothèse » ou de « credo anthropologique ». Si ledit caractère n‟est que supposé ou cru et pas su réellement, on peut penser que le contraire est également possible et tenter d‟éliminer ce caractère. « Si le caractère dangereux de l‟homme n‟est que cru, alors il est, et le politique avec lui, menacé dans son principe »58. Que signifie « caractère dangereux » ? Essentiellement « besoin d‟être gouverné ». La vraie confrontation n‟a pas lieu entre pacifisme et bellicisme ou entre internationalisme et nationalisme59, mais entre les « théories anarchistes et autoritaires »60. L‟auteur de Politische Romantik citait de Maistre : « l‟homme en sa qualité d‟être à la fois moral et corrompu, juste dans son intelligence et pervers dans sa volonté, doit nécessairement être gouverné »61. La dangerosité de l‟homme ne peut être comprise que comme corruption morale. « Pour lancer la critique radicale du libéralisme qu‟il ambitionne, Schmitt doit renoncer à l‟idée que l‟homme est méchant comme l‟est l‟animal et par conséquent innocent, pour revenir à la conception de la méchanceté humaine comme bassesse morale »62. En effet, l‟opposition entre bonté et méchanceté perd son sens quand la « méchanceté » est considérée comme « innocente » ou « animale ». Après que Strauss lui ait reproché de mettre en relation la nature humaine et la formule : « animalité, instincts, passions », Schmitt efface en 1933 une série de passages pouvant donner l‟impression d‟une telle équivoque. De même que l‟homme est au-dessus de l‟animal, la distinction ami-ennemi est au-dessus des conflits du règne animal. L‟hostilité entre les hommes contient une tension qui transcende de beaucoup le naturel, écrit-il en 1959. Ce n‟est pas la nature qui est en cause, mais quelque chose de spécifique à l‟homme, de plus que naturel, qui provoque la tension politique63. L‟anthropologie du juriste s‟enracine dans la tradition catholique révisée par les contre-révolutionnaires, pas dans la biologie ou l‟éthologie. Il aurait pourtant pu trouver dans les notions d‟agressivité ou de territorialité, un appui « scientifique » pour sa démonstration. Mais si le mal n‟est qu‟un prétendu « mal » parce qu‟il est biologiquement déterminé, donc sans dimension « morale », le risque, inacceptable pour un catholique, serait de nier le libre arbitre et le péché.
L‟enjeu véritable du chapitre consacré à « l‟anthropologie » est « l‟ancrage du politique dans le théologique »64. D‟après Strauss, Schmitt ne parvient pas à prouver « l‟inéluctabilité » du politique, dès lors que celle-ci repose sur une dangerosité humaine qui n‟est que supposée ou crue, pas sue. Aussi le philosophe insiste-t-il sur l‟insuffisance de la foi et oppose-t-il le savoir à la foi. Mais le juriste ne se place pas sur le terrain de « l‟irréfutabilité » ; il se place sur le terrain de la « vérité », la vérité de la foi. La Révélation est une source si absolue de « savoir intègre », au sens de la gnose et non de la science, que face à la vérité du péché originel, tout ce que l‟anthropologie pourrait expliquer reste secondaire. La politique a besoin de la théologie, car celle-ci en est la condition sine qua non. Peut-elle disparaître ? On ne peut que la nier, pas l‟éliminer, car elle ne peut être que « sécularisée » sous la forme de l‟idéologie. Théologie et politique sont donc « inéluctables ». Ainsi, au lieu d‟écrire comme en 1932, que dans un monde d‟hommes bons, théologiens et politiques sont « superflus », Schmitt écrit en 1933 : théologiens et politiques « dérangent », ils ne dépérissent pas d‟eux-mêmes, il faut les combattre ou les exclure, donc renouveler la relation d‟hostilité. L‟essence du politique a un substrat théologique, parce que le politique a une destination théologique. Au caractère impérieux du choix entre le Christ et l‟Antéchrist dans la sphère de la théologie, correspond l‟impossibilité d‟échapper à la distinction ami-ennemi dans la sphère de la politique. « J‟ignore si la Terre et l‟humanité connaîtront jamais » un état dépolitisé « et quand cela se produira », déclare le juriste65. Mais Strauss fait remarquer qu‟il ne peut se contenter de dire qu‟« en attendant », cet état « n‟existe pas ». Compte tenu de l‟existence d‟un mouvement puissant qui veut éliminer la guerre, donc abolir le politique au sens schmittien, et même s‟il est admis que son éventualité subsiste « aujourd‟hui », on peut se demander si sa possibilité réelle subsistera demain ou après-demain. En 1932, Schmitt écrit : la dimension polémique est inscrite dans la nature humaine, c‟est pourquoi l‟homme cesse d‟être homme dès qu‟il cesse d‟être politique. En 1933, il n‟écrit plus « aujourd‟hui », mais « à une époque qui masque sous des prétextes moraux ou économiques ses oppositions métaphysiques »66.

VI. Philosophie politique versus théologie politique (« dialogue V »)

Pour Strauss comme pour Schmitt, le problème essentiel de la politique moderne est celui de la perte des valeurs, due au relativisme : l‟homme moderne ne croit plus possible la distinction objective du bien et du mal. Il se borne à rechercher la paix. Mais la recherche de la paix à tout prix n‟est possible que si l‟homme renonce à se demander ce qui est juste. « C‟est dans le sérieux de la question de la justice que le politique trouve sa justification »77. A cette question, deux réponses opposées s‟affrontent. Chez Schmitt, la réponse est apportée par la théologie politique ; chez Strauss, par la philosophie politique. Leur refus commun de l‟idéal libéral ne s‟effectue donc pas du tout sur le même terrain.
Chez l‟un, la question ultime est adressée à l‟homme, car le juste est un objet de foi. La foi elle-même est le « bastion inexpugnable » du politique et son « noyau indestructible »78. Chez l‟autre, la question ultime est posée par l‟homme, car le juste est un objet de raison. Telle est « l‟alternative fondamentale » entre la théologie et la philosophie. « Il est impossible, souligne H. Meier, de combler le gouffre qui sépare la théologie politique de la philosophie politique ; il sépare Carl Schmitt et Léo Strauss même là où l‟un et l‟autre paraissent avoir les mêmes positions politiques, même là où ils sont effectivement d‟accord dans la critique politique d‟un adversaire commun »79. Pour le juriste, toute réponse à la sommation de l‟histoire est un acte de soumission à Dieu. Du fait de la foi qui est au centre de sa pensée politique, il se croit lié à une « obligation », la politique n‟étant pas « libre décision », mais « destin ». De son point de vue, la seule façon d‟être sauvé du relativisme, c‟est la vérité pleine d‟autorité de la Révélation et de la Providence. La critique du libéralisme et le Commentaire straussien font émerger les présupposés théologiques qui permettent à Schmitt d‟affirmer « l‟inéluctabilité » du politique. Pourquoi s‟efforce-t-il de dissimuler ces présupposés ? D‟une part, parce que la vérité de la foi est inaccessible à une discussion avec les incroyants. D‟autre part, parce que le libéralisme « aimerait dissoudre la vérité métaphysique elle-même dans la discussion »80. Il refuse donc d‟exposer au débat le noyau théologique de sa pensée, pour ne pas le relativiser. Au contraire, « il décide d‟obéir à la stratégie suivante : faire de la „métaphysique‟ du libéralisme l‟objet de la critique, tirer au clair „la logique de son système métaphysique global‟ en l‟examinant dans la perspective de la théologie politique et attaquer „la croyance en la discussion‟ sans exposer à la discussion la substance intime de sa propre politique, sans la livrer à la „conversation éternelle‟ ou laisser s‟en emparer „l‟affrontement éternel des opinions‟ qui la relativiserait »81. Strauss, lui, ne pense pas à l‟horizon de la foi quand il écrit que la critique du libéralisme « ne peut être menée à son terme qu‟à la condition de conquérir un horizon au-delà du libéralisme »82.
Pour lui, cette critique est un commencement nécessaire pour parvenir à une connaissance authentique, c‟est-à-dire, selon le sens originel de la philosophie, pour sortir de la « caverne » de l‟existence historique et accéder à la lumière d‟un « savoir intègre ». Dans cette quête de ce qui est vrai et juste, qui passe nécessairement par la remise en question des opinions dominantes, l‟auteur de Maïmonide rencontre d‟abord le défi lancé par la conviction de l‟époque présente, à savoir que toute pensée et toute action sont historiques et valent hic et nunc. Ensuite, il entreprend d‟examiner à fond le conflit entre les Lumières et l‟orthodoxie. A l‟issue de ce conflit, on s‟aperçoit que les affirmations de la tradition n‟ont pas été réfutées, car elles reposent sur le présupposé irréfutable que Dieu est insondable et omnipotent. Les Lumières n‟ont pu démontrer l‟impossibilité des miracles ou de la Révélation. Elles ont simplement montré que les présupposés de l‟orthodoxie ne sont pas des objets de savoir mais de foi, qu‟ils n‟ont pas à proprement parler la force de ce qui est su. Enfin, dans son « retour à l‟origine », Strauss ne s‟arrête pas au fondateur du libéralisme, à Hobbes, mais c‟est vers Socrate, le fondateur de la philosophie politique, qu‟il se tourne. La question socratienne de l‟Unique nécessaire l‟a ainsi obligé à reprendre sans cesse la confrontation avec le théologique et le politique, le « problème théologico-politique » ayant été le thème de ses investigations, menées d‟un point de vue philosophique. Politique et religion requièrent son attention parce qu‟il recherche la discussion sur ce qui est juste. Mais si la politique a une importance centrale chez lui, la question de l‟ennemi lui importe peu, car un « savoir intègre » ne peut émerger d‟une intention polémique ni d‟une confrontation83.

VII. La récusation de la philosophie de « l’unité du monde » et de la « philosophie de l’histoire »

La grande traduction de la notion schmittienne du politique en philosophie des relations internationales, plus précisément, sur le plan des idéaux de la philosophie des relations internationales, est la récusation de la philosophie de « l‟unité du monde » et de la « philosophie de l‟histoire » propre au libéralisme comme au marxisme. Avant comme après la Seconde Guerre mondiale, Carl Schmitt rejette l‟idéal du One World par le marché et la technologie. Il affirme l‟irréductible pluralité politique du monde. Il récuse les conceptions supranationales et universalistes du droit international public. Il leur oppose sa doctrine des « grands espaces » (Grossräume).
L‟humanité est une biologiquement et moralement, mais plurielle culturellement et politiquement. C‟est ainsi qu‟il y a plusieurs unités politiques dans le monde, et non pas une unité politique du monde. Il ne saurait y avoir d‟unité politique, ni d‟Etat, ni de fédération « universels », car l‟unité politique implique d‟autres unités politiques, l‟Etat, d‟autres Etats, la fédération, d‟autres fédérations. La Société des Nations ou l‟Organisation des Nations Unies favorise-t-elle l‟unification ou la pacification du monde ? Non. Les organisations internationales ne suppriment ni les Etats ni les guerres. Elles ne sont que des organisations interétatiques créées par des traités interétatiques, où siègent des représentants des Etats, dont les résolutions résultent de coalitions d‟Etats qui se nouent ou se dénouent. Elles ne font que distinguer les guerres licites ou illicites, en suivant les décisions des grandes puissances (des membres permanents du Conseil de la SDN ou de l‟ONU). Le projet du One World reste fondamentalement utopique. Il ne fait que masquer un impérialisme arrivé au stade suprême de l‟universalisme.
De Campanella à McLuhan, toutes les « utopies planétaires » ont un ressort technologique : le progrès technique serait la matrice de l‟unification de l‟humanité84. Le monde se rapproche de son unité au fur et à mesure que croissent les moyens de transports et de communications d‟une part, les moyens de production et de destruction d‟autre part, autrement dit, au fur et à mesure que la puissance humaine domine la Terre et que l‟humanité se rassemble dans une même organisation techno-économique. De ce point de vue déterminé par le progrès technique, la réalisation de « l‟unité du monde » devient inéluctable. En réalité, pour Schmitt, l‟idée du One World n‟est pas une « fatalité technique ». Elle relève d‟une conception téléologique de l‟histoire humaine, selon laquelle le mouvement de l‟histoire s‟identifie à la marche d‟un progrès techniquement déterminé. Cette vision d‟un univers unifié par la technique est partagée par les élites des deux superpuissances (« partagée » au double sens du terme : elle est commune à l‟Est et à l‟Ouest, mais l‟Est et l‟Ouest en ont une conception concurrente). L‟industrialisation est le destin de l‟humanité, reconnaît le juriste. Mais « l‟unité du monde » n‟est pas une question technique, c‟est une question politique : celle de l‟amitié entre les peuples, les classes, les cultures, les religions, les races. Or, loin de l‟unité, le monde politique d‟après 1946 donne l‟image de la dualité, l‟image de la division politique entre le capitalisme et le socialisme.
Comment penser cette dualité ? Schmitt donne sa vision philosophique du conflit Est-Ouest. Ce conflit a l‟apparence d‟une confrontation entre deux types opposés de systèmes politiques, économiques, sociaux. En vérité, « la tension inhérente au dualisme suppose dialectiquement l‟existence d‟une affinité réciproque. Cette affinité réside dans la vision du monde et de l‟histoire propre aux deux acteurs du duopole mondial. La lutte mondiale entre le catholicisme et le protestantisme aux XVIème et XVIIème siècles supposait un fond commun chrétien. De même, c‟est une interprétation philosophico-historique commune qui sous-tend aujourd‟hui la dualité du monde »85. La foi dans le progrès technique (dans l‟industrialisation) comme matrice de l‟unification du genre humain est la « philosophie de l‟histoire » de l‟Est comme de l‟Ouest. Le conflit Est-Ouest ne fait qu‟opposer deux méthodes visant l‟industrialisation la plus efficace, mené par deux Puissances se réclamant de la démocratie. Ce conflit se déroule dans le cadre d‟un programme idéologique commun, dont le noyau est une interprétation téléologique de l‟histoire. D‟après celle-ci, le progrès industriel -grâce au plan ou grâce au marché- doit mener à la « fin de l‟histoire », c‟est-à-dire à un état final de l‟humanité -le communisme ou la démocratie libérale86.
L‟existence d‟une même « philosophie de l‟histoire » de part et d‟autre du Rideau de Fer implique-t-elle l‟unification du monde ? Ceux qui répondent oui à cette question croient que le dualisme n‟est qu‟une transition vers l‟unité87. Le conflit Est-Ouest se terminera par une victoire de l‟une des superpuissances et la défaite de l‟autre. S‟ensuivra un monde unipolaire, dominé par une superpuissance unique qui entreprendra, en vertu de la dynamique historique, l‟unification du monde selon ses conceptions et ses objectifs : le socialisme mondial ou le le capitalisme mondial. D‟après Schmitt, au contraire, le « dualisme du monde » n‟annonce pas « l‟unité du monde », car « l‟histoire » -la division politique de l‟humanité- l‟emportera sur la « philosophie de l‟histoire » -sur la croyance en l‟unification de l‟humanité comme sens de l‟histoire. Le monde n‟est pas inclus tout entier dans la dualité Est-Ouest. Il existe des tierces forces et des troisièmes voies, notamment dans le tiers monde : les pays « non alignés » qui refusent la bipolarité comme l‟unipolarité. Le dualisme tendra à la pluralité plutôt qu‟à l‟unité. Le développement industriel ne mène pas au One World mais aux Grossräume88, c‟est-à-dire à des regroupements régionaux ou à des Unions d‟Etats. Au-delà du conflit Est-Ouest, la grande antithèse de la politique mondiale est celle de l‟universalisme du monde unipolaire d‟un côté, de la multipolarité des « grands espaces » de l‟autre. C‟est la dialectique de « l‟occidentalisation » qui tranchera cette antithèse : il y aura soit homogénéisation culturelle de l‟humanité, soit maintien de la pluralité des civilisations89.
On l‟aura compris, si Schmitt estime qu‟il n‟y aura pas d‟« unité du monde », c‟est aussi parce qu‟il ne veut pas d‟« unité du monde » ! L‟avènement du One World, parce qu‟il signifierait la « centralisation » et la « dépolitisation », entraînerait la fin des indépendances nationales et le règne du Bourgeois universel. Surtout, un tel avènement serait sacrilège : l‟épisode biblique de la Tour de Babel indique le refus divin de l‟unité politique du genre humain. Là encore, la comparaison Schmitt/Strauss est significative. Le philosophe critique l‟idée (hégéliano-kojévienne) selon laquelle l‟histoire du monde est « un mouvement vers l‟Etat universel et homogène ». Mais c‟est parce que l‟avènement d‟un tel Etat « marquerait la fin de la philosophie sur terre ». Lui aussi méprise un monde, celui du « dernier homme », qui n‟est qu‟« intéressant » et « divertissant ». Mais c‟est assurément sur le terrain de la philosophie politique qu‟il se place. Une vie confortable ne s‟exposant pas au danger de l‟interrogation radicale sur soi ne lui paraît pas digne d‟être vécue. Avec « l‟unité du monde », « l‟histoire est terminée, il n‟y a plus rien à faire ». Mais « il y aura toujours des hommes qui se révolteront ». La négation nihiliste de « l‟Etat universel » deviendra peut-être le dernier acte noble possible lorsque cet Etat sera devenu inévitable. Comme l‟écrit Kojève, la « fin de l‟histoire » signifie la fin des grands conflits, donc celle de la philosophie. L‟homme ne changeant plus, il n‟y a plus de raison de changer les principes à la base de sa connaissance du monde. « Mais tout le reste peut se maintenir indéfiniment : l‟art, l‟amour, le jeu, etc., bref, tout ce qui rend l‟homme heureux »90.
David Cumin - Klesis – Revue philosophique – 2011 : 19 – Autour de Leo Strauss
* David Cumin est Maître de conférences (HDR) à l‟Université Jean Moulin Lyon III (CLESID).
1 Piet Tommissen (« Contributions de Carl Schmitt à la polémologie », Revue européenne des sciences sociales. Cahiers Vilfredo Pareto, n°44, 1978, pp.141-170, pp.142-145) a exposé les « variantes du texte ».
2 Avec les écrits qui lui sont liés, sur l‟Etat, « l‟Etat total », la guerre ou « l‟unité du monde ».
3 Heinrich Meier, Carl Schmitt, Leo Strauss et la notion de politique. Un dialogue entre absents, Paris, Julliard, 1990, p. 16.
4 D‟après Julien Freund, le Begriff est « uniquement un essai destiné à fournir un cadre théorique à l‟immense problème du politique » ; son objectif « précis » est de « discerner ce qui est purement politique indépendamment de toute autre relation » (préf. à La notion de politique, op. cit., pp. 22, 23).
5 Cet adjectif revient à plusieurs reprises sous la plume de Schmitt en 1963 et sous celle de Freund dans sa préface de 1972 à La notion de politique, ibid., pp. 22, 53, 56, 211.
6 Le commentaire de Leo Strauss : « Anmerkungen zu Carl Schmitt, Der Begriff des Politischen », est paru d‟abord dans l‟Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik en août-septembre 1932. Il a été republié en appendice à Hobbes‟ politische Wissenschaft en 1965 et, la même année, en appendice à l‟édition américaine de Spinoza‟s Critique of Religion. Dans le recueil Parlementarisme et démocratie (Paris, Seuil, 1988, pp. 187-214), Jean-Louis Schlegel a traduit en français ce commentaire. Trad. à comparer avec celle de Françoise Manent dans l‟ouvrage de Heinrich Meier (pp.129-162). Schmitt a conservé les lettres de Strauss dans un dossier à part : « au sujet de La notion de politique, trois correspondances importantes : 1. Leo Strauss (1929), 1932-1934, 2. Alexandre Kojève (1955), 3. Joachim Schikel (1970), 1968-1970 » (H. Meier, op. cit., p.174).
7 H. Meier a retracé l‟évolution de cet essai, ibid., pp. 15–25, 35-42, 48–50).
8 Version schmittienne du monopole wébérien de la violence légitime.
9 La notion de politique, p. 73.
10 K. Löwith, « Le décisionnisme (occasionnel) de Carl Schmitt », in Les Temps modernes, 1991 (1935, sous le pseudonyme d‟Hugo Fiala), pp. 15–50, pp. 47–49.
11 A. Dufour : « Jusnaturalisme et conscience historique. La pensée politique de Pufendorff », in Cahiers de philosophie politique et juridique, Des théories du droit naturel, Caen, Centre de Publications de l‟Université de Caen, 1988, pp. 101–125, p. 108.
12 La notion de politique, p. 93.
13 L. Strauss, « Commentaire sur „La notion de politique‟ », in H. Meier, op. cit., p.136.
14 Ibid., p. 133.
15 Trad. française Romantisme politique, Paris, Librairie Valois-Nouvelle Librairie nationale, 1928, partiellement reprise in Du politique… (recueil), Puiseaux, Pardès, 1990, « Romantisme politique », pp. 1–17 ; trad. française Hamlet ou Hécube. L‟irruption du temps dans le jeu, Paris, L‟Arche, 1992.
16 « L‟ère des neutralisations et des dépolitisations », in La notion de politique, p.138, cité par L. Strauss, op. cit., p. 134 et par H. Meier, op. cit., p. 30. H. Meier indique que dans la conférence de 1929 telle qu‟est ajoutée à l‟édition de 1932, Schmitt a biffé et remplacé les mots « culture » et « culturel » pas moins de 31 fois sur 54 occurrences.
17 L. Strauss, op. cit., p. 134.
18 Cité par H. Meier, op. cit., p. 32.
19 La notion de politique, pp.90, 117. La guerre fait comprendre que tout pouvoir est absolu, disait Alain.
20 Ibid., p. 116.
21 L. Strauss, op. cit., p. 131.
22 La notion de politique, pp.118, 155, cité par L. Strauss, op. cit., p. 132.
23 L. Strauss, op. cit., pp. 150, 160.
24 Ibid., pp. 138–139.
25 H. Meier, op. cit., p .56.
26 L. Strauss, op. cit., pp. 139, 149.
27 Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion, 1986 (1953), pp. 165–166.
28 L. Strauss, « Commentaire sur “La notion de politique” », pp. 140–141.
29 Cf. Ueber die drei Arten des rechtswissenschaftlichen Denkens, trad. française Les trois types de pensée juridique, Paris, PUF, 1995, préf. D. Seglard.
30 Cf. Der Leviathan in der Staatslehre des Thomas Hobbes. Sinn und Fehlschlag eines politischen Symbols, trad. française Le Léviathan dans la doctrine de l‟Etat de Thomas Hobbes. Sens et échec d‟un symbole politique, Paris, Seuil, 2002, préf. E. Balibar, postf. W. Palaver. Cf. aussi « Der Staats als Mechanismus bei Hobbes und Descartes » (1937), trad. française « L‟Etat comme mécanisme chez Hobbes et Descartes », in Les Temps modernes, 1991, pp. 1-14. Tous les écrits de Schmitt sur Hobbes ont été réunis in Scritti su Thomas Hobbes (recueil), Milan, Giuffré, 1986, préf. C. Galli.
31 H. Meier, op. cit., pp. 58–59, 77.
32 Sur la primauté du conflit chez Max Weber, son ethos guerrier par opposition à la morale pacifiste, sa volonté, via le nationalisme et la Machtpolitik, de préserver, contre la bureaucratisation, les chances d‟une existence « authentique » c‟est-à-dire « tragique », cf. L. Strauss, Droit naturel et histoire, pp. 69–73.
33 L. Strauss : « Commentaire sur „La notion de politique‟ », p. 156.
34 La notion de politique, p. 108, cf. aussi pp. 95, 205, et la Théorie de la Constitution, Paris, PUF, 1993 (1928), préf. O. Beaud, p. 388.
35 G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Vrin, 1982 (1821), pp. 324-333 ; A. Philonenko, Essais sur la philosophie de la guerre, Paris, Vrin, 1976, « Éthique et guerre dans la pensée de Hegel », pp. 55–66.
36 C. von Clausewitz : De la guerre, Paris, Minuit, 1955 (1832-1837), pp. 51-69.
37 Cité par C. Colliot-Thélène, Le désenchantement de l‟Etat. De Hegel à Max Weber, Paris, Minuit, 1992, p. 214.
38 La notion de politique, p. 75.
39 Ibid., pp. 97–98.
40 Préf. à La notion de politique, p. 190.
41 G. W. F. Hegel, op. cit., p.69.
42 A. Philonenko, « Clausewitz ou l‟oeuvre inachevée : l‟esprit de la guerre », in Revue de métaphysique et de morale, n°4, 1990, pp. 471-512, pp. 473–474.
43 La notion de politique, p. 102.
44 Ibid., p. 153.
45 G. de Plinval : La pensée de saint Augustin, Paris, Bordas, 1954, pp. 164-174.
46 L. Strauss, op. cit., p. 153.
47 K. Löwith, art. cit., pp. 25–31.
48 Cité par A. Dorémus, « Introduction à la pensée de Carl Schmitt », in Archives de philosophie, XLV, 4, 1982, pp. 585–665, p. 658.
49 Cf. Die Tyrannei der Werte. Ueberlegungen eines Juristen zur Wert-Philosophie, Stuttgart, W. Kohlhammer, 1960 (2ème éd. aug. in Säkularisation und Utopie. Erbracher Studien, Ernst Forsthoff zum 65. Geburtstag, 1967, pp.37-62), ainsi que : « Le contraste entre communauté et société en tant qu‟exemple d‟une distinction dualiste. Réflexions à propos de la structure et du sort de ce type d‟antithèses » (1960), in Res Publica, XVII, 1, 1975, pp. 100–119, pp. 105-119 ; Théorie du partisan, pp. 317, 325 ; Théologie politique II, Paris, NRF Gallimard, 1988, préf. J.-L. Schlegel, pp. 104, 167–182.
50 L. Strauss, Droit naturel et histoire, « Le droit naturel et la distinction entre faits et valeurs », pp .44–82.
51 H. Meier, op. cit.., pp.95-97, citations extraites de « Politik », in H. Franke (Hrsg.), Handbuch der neuzeitlichen Wehrwissenschaften, Bd. I, Wehrpolitik und Kriegsführung, Berlin-Leipzig, W. de Gruyter, 1936, pp. 547–549.
52 H. Meier, op. cit., pp. 97–98.
53 Ibid., p. 81.
54 Théologie politique I, pp. 64–67.
55 La notion de politique, p. 103.
56 Théologie politique I, p. 65 ; La notion de politique, pp. 103, 106–107.
57 La notion de politique, pp. 103, 111.
58 L. Strauss, « Commentaire sur “La notion de politique” », pp. 145–146.
59 Leo Strauss a analysé la convergence empirique de l‟antagonisme : internationalisme pacifiste/ nationalisme belliciste et de l‟antagonisme : anarchie/autorité. Le lien autorité/nationalisme s‟explique de la manière suivante. L‟homme étant méchant de nature, il a besoin d‟être gouverné. L‟instauration d‟un gouvernement, c‟est-à-dire le rassemblement des hommes en une unité, ne s‟effectue que contre d‟autres hommes. Il y a ainsi une tendance primaire de la nature humaine à former des groupes exclusifs. Cette tendance à l‟exclusion, et le regroupement ami-ennemi, sont donnés avec la nature de l‟homme. Ils sont donc en ce sens « destin ». La réalité de l‟hostilité, de l‟alliance et de la neutralité entre groupes, « c‟est ce que démontre l‟histoire de l‟humanité jusqu‟à nos jours » (ibid., pp. 147–148, 168–169).
60 La notion de politique, p. 105.
61 In Romanticismo politico, Milan, Giuffré, 1981, préf. C. Galli, p.205, trad. italienne de Politische Romantik.
62 L. Strauss, op. cit., p. 150.
63 « Die planetarische Spannung zwischen Ost und West und der Gegensatz von Land und Meer » (1959), in Schmittiana III, Bruxelles, 1991, pp.19-44, p. 26.
64 H. Meier, op. cit., p. 82.
65 La notion de politique, p. 98.
66 H. Meier, op. cit., pp. 94–95.
67 L. Strauss, op. cit., p. 155.
68 H. Meier, op. cit., p. 86.
69 Ibid., p. 71.
70 Théologie politique I, p. 71, cité par H. Meier, op. cit., p. 99.
71 H. Meier, op. cit., p. 99.
72 L. Strauss, op. cit., p. 160.
73 L. Strauss, Maïmonide, Paris, PUF, 1988 (1935), pp. 17–23.
74 Sur l‟histoire de la philosophie de l‟unité du genre humain, cf. A. Mattelart, Histoire de l‟utopie planétaire. De la cité prophétique à la société globale, Paris, La Découverte, 1999.
75 Cf. « L‟unité du monde II », in Du politique…, pp. 237–249, p. 240.
76 Schmitt expose le credo Est-Ouest : le développement industriel conduit à l‟abondance généralisée ; celle-ci, en mettant fin à la rareté des ressources, rend sans objet les luttes tournant autour de leur appropriation ou de leur répartition ; elle abolit donc le risque de guerre et permet la réconciliation de l‟humanité. Mais ce credo suppose que les conflits sont économiquement déterminés, ce qui n‟est pas nécessairement le cas. Même dans cette hypothèse, la croissance démographique et la croissance économique, par conséquent la croissance de la consommation de ressources naturelles limitées, renouvellent les problèmes d‟appropriation et de répartition, donc les oppositions politiques. Sera-t-il possible que la technologie émancipe l‟humanité de la nature ? Sera-t-il possible de réguler mondialement la démographie et l‟économie ? Cf. « À partir du “nomos” : prendre, pâturer, partager. La question de l‟ordre économique et social » (1953), in Commentaire, n°87, automne 1999, pp. 549–556.
77 Selon Pierre Lévy, la guerre froide a été menée pour la domination « d‟un globe suffisamment rétréci pour que la notion d‟empire mondial ne soit pas vide de sens » (World Philosophie. Le marché, le cyberespace, la conscience, Paris, O. Jacob, 2000, p. 25).
78 Cf. « Grand espace contre universalisme. Le conflit sur la doctrine de Monroe en droit international » (1939), in Du politique…, pp.127-136 ; Völkerrechtliche Grossraumordnung mit Interventionsverbot für raumfremde Mächte. Ein Beitrag zum Reichsbegriff im Völkerrecht, Berlin-Leipzig-Vienne, Deutscher Rechtsverlag, 1942, 4ème et dernière éd. aug. (les trois premières se sont succédées en 1939, 1940 et 1941) ; Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du jus publicum europaeum, Paris, PUF, 2001 (1950), préf. P. Haggenmacher.
79 Sur cette partie, cf. La notion de politique, pp.97-103 ; « Drei Möglichkeiten eines christlichen Geschichtsbildes », art. cit., p.297 ; « Historiographie existentielle : Alexis de Tocqueville », « L‟unité du monde » I et II, in Du politique…, pp.211-214, 225-249 ; « Die Ordung der Welt nach zweiten Weltkrieg » (1962), in Schmittiana II, 1990, pp. 11–30, pp. 12–27 ; « The Legal World Revolution » (1978), Telos, n°72, pp. 73–89 (trad. en langue anglaise de « Die legale Weltrevolution. Politischer Mehwert als Prämie auf juristiche Legalität und Superlegalität »), pp. 79, 86.
80 L. Strauss, De la tyrannie, Paris, NRF Gallimard, 1954 (1948), « Mise au point », pp. 282–344, pp. 309–342.

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