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Heidegger : la parole à la défense

Agrégé et docteur en philosophie, Maxence Caron a publié un livre monumental sur la pensée d'Heidegger, primé par l'Académie française (1).
Il dénonce la querelle qui agite les universitaires français autour de l'œuvre du philosophe allemand.

Le Choc du mois : À votre avis, pourquoi veut-t-on brûler Heidegger ?
Maxence Caron : Heidegger sert aujourd'hui de prétexte à alimenter la pauvreté de nos mythologies référentielles : pour une époque qui pense en mode binaire et distribue ses faveurs selon une basique dualité de catégories, partageant le passé et le présent entre les bien-pensants et les sorcières, il est toujours rassurant de ne jamais regarder plus loin que le bout de son petit confort manichéen. De même que le bourgeois devait autrefois apprendre les bonnes manières, ne pas mettre son coude à table, ôter son chapeau devant une dame ou ne pas se commettre avec certains milieux nuisibles à son avancement, il faut aujourd'hui prouver par des jappements de circonstances qu'on ne fréquente pas certaines œuvres,
Dans ce contexte, s'informer en profondeur n'est pas considéré comme un devoir, et une simple ingestion des nouveaux dictionnaires d'idées reçues suffit à la plupart pour parvenir à leur fin. Tocqueville nous avait prévenus dans La Démocratie en Amérique : l'ère des masses est celle des plaisirs faciles et de l'instruction sans travail.

Que pensez- vous de cette polémique à rebondissements ?
Je n'ai nullement l'intention d'entrer ici dans la sempiternelle polémique, c'est-à-dire de nier la réalité du bref engagement politique de Heidegger ou au contraire de l'en accabler avec toute l'assurance que donne la position facilement dédaigneuse de ceux qui, historiquement, sont de l'autre côté de la barrière, il est tout autant regrettable de se laisser déchoir au niveau du révisionnisme que de hurler avec les loups. Je rappellerai seulement quelques points très objectifs.
D'une part, Heidegger évoque en 1938 « les pénibles ramassis de choses aussi insensées que les philosophies national-socialistes » (Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, TEL, p 130). La pensée heideggerienne refuse par essence toute emprise du référentiel technologique contemporain sur les mentalités et déplore l'instrumentalisation de l'homme à des fins techniques ; elle remet en cause le concept de volonté de puissance ainsi que toute dérive biologique ou raciste dans l'interprétation de l'essence de l'homme, D'autre part, R. Safranski a montré dans sa biographie de Heidegger que ni le penseur ni l'homme n'était antisémite, ce qui est pourtant la condition sine qua non d'une appartenance théorique au national-socialisme. Il faut être aveugle ou n'y avoir rien compris pour ne pas voir que l'œuvre heideggerienne est le contraire du nazisme.
Il y a là une triste évidence : s'entêter à faire subir des autodafés à l'oeuvre de Heidegger nous en apprend plus sur les pathologies de notre époque en quête de mythes fondateurs que sur le bouc émissaire qu'elle se choisit. On peut en tout cas lire, travailler et aimer la pensée de Heidegger sans crainte de se laisser sournoisement asperger de messages subliminaux nazis, de même qu'on peut lire, travailler et aimer l'œuvre de Platon sans crainte de devenir un rétrospectif suppôt du tyran de Syracuse.
Propos recueillis par J, C. Le Choc du Mois février 2001
(1) Heidegger. Pensée de l'être et origine de la subjectivité, Cerf, 2005, 1760 pages.

Assez des épurateurs !

Depuis quelques années, il est de bon ton d'initier des procès en sorcellerie à Martin Heidegger, Carl Schmitt voire Ernst Jünger, Sous prétexte qu'ils ont entretenu des liens plus ou moins ambigus avec le IIIe Reich, on ne devrait plus les lire ou même les éditer. Yves-Charles Zarka s'acharne ainsi sur Schmitt. Michel Vanoosthuyse sur Jünger et Emmanuel Faye sur Heidegger : Heureusement la riposte s'organise, notamment pour ce qui est de l'œuvre de ce dernier.
Cette défense est d'abord le fruit de l'école française heideggérienne, longtemps animée par Jean Beaufret, destinataire de la célèbre Lettre sur l'humanisme. François Fédier, élève de Beaufret et traducteur du pourfendeur de la métaphysique, a réuni une dizaine de contributions sous le titre Heidegger à plus forte raison. Ce livre, accepté dans un premier temps par Gallimard, avant d'être refusé, vient de paraître chez Fayard,
En réfutant le livre de Faye, Heidegger/l'introduction du nazisme dans la philosophie, en dénonçant les mensonges et les erreurs qu'il véhicule, les auteurs démontrent toute la distance existant entre la pensée d'Heidegger et le phénomène nazi. Que lui reproche-t-on en fait : de penser radicalement, d'affirmer que, depuis Platon, la philosophie occidentale a été celle de l'oubli de l'être ? Comme le dit Marcel Conche, Heidegger « est absolument exempt de ce qui est essentiel au national-socialisme : le racisme et l'antisémitisme ». François Fédier est tout aussi formel : « Il n'y a pas chez Heidegger de penchants pour le nazisme. »
De jeunes philosophes sont également portés à la défense d'Heidegger. Ainsi Maxence Caron a publié sa thèse monumentale, portant sur l'ensemble de l'œuvre d'Heidegger, en insistant sur les correspondances poétiques de son ontologie (d'Höderlin à René Char en passant par Mallarmé). Il a également dirigé un Cahier d'histoire de la philosophie consacré à l'auteur d'Etre et temps (Cerf, 2006), On y trouvera notamment de remarquables articles de Rémy Brague, « la phénoménologie comme voie d'accès au monde grec », et de Jean-Louis Chrétien, « De l'espace au lieu dans la pensée de Heidegger ».
De même le théologien Fabrice Hadjadj a défendu, dans les colonnes du Figaro littéraire du 18 janvier, l'intérêt de continuer à lire et à étudier Heidegger, saluant au passage le travail de Fédier et ses amis : « Le collectif lancé aujourd'hui en représailles accomplit une œuvre de salubrité. » Assez des épurateurs, et place aux philosophes !
J. C. Le Choc du Mois février 2001

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