L'expression de conservatisme révolutionnaire ou de révolution conservatrice n'est pas d'Evola ; il l'a empruntée aux intellectuels allemands du lendemain de la première guerre mondiale, qui refusaient à la fois la voie traditionnelle et la République de Weimar, signe de décadence, Parti du dadaïsme et de l'art abstrait, Evola évolua dans le sens d'une réflexion qui le rapprocha de R. Guénon, ainsi que l'indiquent ses ouvrages, La tradition hermétique, La doctrine de l'éveil ou Le Yoga tantrique. Ce qui nous intéresse ici, c'est le théoricien du déclin du monde occidental et le critique de la civilisation contemporaine: « Il y a des maladies qui couvent longtemps, mais dont on ne prend conscience que lorsque leur oeuvre souterraine est presque arrivée à terme. Il en est de même pour la chute de l'homme le long des voies d'une civilisation qu'il glorifia comme la civilisation par excellence. Si ce n'est qu'aujourd'hui que les modernes sont parvenus à éprouver le pressentiment qu'un sombre destin menace l'Occident, depuis des siècles déjà certaines causes ont agi qui ont provoqué un tel état spirituel et matériel de dégénérescence que la plupart des hommes se trouvent privés, non seulement de toute possibilité de révolte et de retour à la normalité et au salut, mais également et surtout de toute possibilité de comprendre ce que normalité et salut signifient ». Son intention est donc à la fois critique et édificatrice. D'une part il s'agit de montrer que l'homme moderne est incapable d'assumer sa civilisation, non point seulement dans certains de ses aspects particuliers, mais en bloc, d'autre part d'indiquer l'autre voie, encore qu'un petit nombre d'hommes soit vraiment apte à résister à la prostitution intellectuelle courante. Contre les prétentions de ceux qui affirment « la supériorité du monde moderne », il faut au contraire reconnaître « la nature décadente du monde moderne », ce qui veut dire qu'il est appelé à disparaître comme tout genre de vie prisonnier de l'histoire, à la différence de la vie traditionnelle dont le fondement est métaphysique, parce qu'il est dans l'être et non dans le transitoire de l'historicité.
Tout comme Guénon, Evola place son analyse sous le signe de ta conception hindouiste de la décadence, celle des quatre âges: satvâ-yuga, tretâ-yuga, dvâpara-yuga et kali-yuga. Les temps modernes correspondraient au dernier âge, l'âge sombre, qui précéderait la renaissance d'un autre et nouveau cycle de quatre âges. Indiquons brièvement que pour Evola le premier âge est celui de l'être, le second celui de la mère, le troisième celui de l'héroïsme et le quatrième celui du déclin. Il y aurait dégénérescence progressive d'un âge à l'autre, de sorte que, contrairement aux théories du contrat social et du progrès, communes à l'Occident, le premier âge ne serait pas celui du sauvage ou du barbare, mais l'âge d'or de la plénitude de l'homme. D'une façon générale, « de même que les hommes, les civilisations ont leur cycle, un commencement, un développement, une fin, et plus elles sont plongées clans le contingent, plus cette loi est fatale. Même si elle devait disparaître définitivement, la civilisation moderne ne serait certes pas la première qui serait éteinte, ni la dernière. Les lumières s'éteignent ici et se rallument ailleurs, selon les contingences de ce qui est conditionné par le temps et par l'espace. Des cycles se ferment et des cycles se rouvrent. Comme nous l'avons dit, la doctrine des cycles fut familière à l'homme traditionnel, et seule l'ignorance des modernes leur a fait croire, pour un temps, que leur civilisation, plus enracinée que ne le fut toute autre dans le temporel et le contingent, put avoir un destin différent et privilégié ».
Seul le dernier âge, le kali-yuga, celui de la décadence nous intéresse ici directement. Pour décrire le décrochage qu'il opère par rapport aux précédents, Evola utilise volontiers le procédé dichotomique: il oppose presque une à une ses caractéristiques à celles des âges antérieurs. Ces dichotomies ont leur source dans la séparation fondamentale entre l'être et le devenir, la surnature et la nature, le spirituel et le matériel: « Pour comprendre aussi bien l'esprit traditionnel que la civilisation moderne, en tant que négation de cet esprit, il faut partir de cette base fondamentale qu'est l'enseignement relatif aux deux natures. Il y a un ordre physique et il y a un ordre métaphysique. Il y a la nature mortelle et il y a la nature des immortels. Il y a la région supérieure de l'être et il y a la région inférieure du devenir ». Le monde moderne est celui de l'irréalisme, comme on peut le reconnaître à son goût pour l'artificialité technique, face à la réalité supérieure et transcendante de la vérité métaphysique de l'être. Cette conviction ne donne pas lieu à des théories discursives des sciences, limitées à l'espace et au temps, mais elle est une connaissance d'ordre intuitif, à laquelle on accède par l'initiation et la méditation. Or, le monde moderne tourne le dos à ce genre de connaissance, il renie l'être; il est une « époque de dissolution », fragmentant la réalité dans une multitude de débris qu'on proclame autonomes, mais jetés dans l'errance et l'oubli de l'Unité qui leur donne un sens.
Le monde moderne est en dissidence par rapport à la Tradition (Evola utilise en général la majuscule pour bien marquer qu'il ne s'agit pas des us et coutumes au sens ordinaire). La Tradition est l'ensemble des connaissances portant sur l'être et ses manifestations dans le monde, telles qu'elles nous ont été léguées par toutes les générations antérieures. Elle porte non pas sur ce qui a été donné une fois dans un temps et un espace déterminés, mais sur ce qui est toujours!, en Orient aussi bien qu'en Occident. On ne saurait donc la confondre avec la seule tradition religieuse, car elle concerne la totalité des activités humaines, ni avec le traditionalisme des écoles de pensée opposées à la Révolution française, bien qu'Evola reconnaisse l'importance de leur rôle. De son point de vue, « une civilisation ou une société est « traditionnelle » quand elle est régie par des principes qui transcendent ce qui n'est qu 'humain et individuel, quand toutes ses formes lui viennent d'en haut et qu'elle est tout entière orientée vers le haut ». La Tradition est ce qui consolide une société à travers tous les temps, à l'opposé des points de vue particuliers qui peuvent dominer une époque. En effet, la tradition au sens ordinaire se fait et se défait, tandis que la Tradition est consubstantielle à l'homme dans tous les temps. Elle oriente sa vie religieuse aussi bien que sa vie politique, économique et autre.
La décadence se manifeste à tous les niveaux de la vie et de l'organisation de la civilisation occidentale actuelle. Tout d'abord celle-ci fait de l'homme un individu abstrait limité à ses droits et qui n'est qu'un sujet de revendications, à la différence de l'être de la Tradition qui est personne, en constante relation horizontale avec les autres et verticales avec le Tout. L'individu est l'atome perdu dans une collectivité, la personne est l'être original d'une même humanité organisée organiquement. En conséquence, Evola rejette le libéralisme individualiste en tant qu'il proclame l'égalité des hommes à tous les points de vue. Il est en contradiction avec le principe des indiscernables, « en vertu duquel un être qui serait à tous points de vue parfaitement identique à un autre ne formerait qu'un seul et même être avec lui »II. Ainsi compris, l'individualisme est une manifestation de la décadence par décomposition de l'être et par dissociation de ses caractères propres: il est une subversion à la fois de la raison logique et de l'ordre naturel des choses. Une pareille conception ne peut que précipiter l'individu soi-disant libre dans le totalitarisme où l'égalité devient anonymat sous prétexte de nous libérer encore davantage.
Il va de soi que dans ces conditions, Evola voit un autre signe de décadence dans l'écrasement des structures hiérarchiques et, partant, dans la dissolution de l'autorité. Peu importe la manière dont on a historiquement conçu la hiérarchie - caste, lignage, famille - ce qui est important, c'est le respect de l'idée hiérarchique, de l'articulation des groupes selon les fonctions qu'ils remplissent dans l'ensemble social. Dans la civilisation occidentale la société devient une simple juxtaposition d'intérêts et de désirs divergents qui entretiennent entre eux une lutte sans merci, sous les dehors d'une prétendue fraternité. On assiste au primat de l'idée de série. S'opposant à toute « statolâtrie », qui est le propre de tout totalitarisme, dont le jacobinisme a été le précurseur, il fait un plaidoyer en faveur de l'Etat organique. « L'idée d'Etat organique est une idée traditionnelle, si bien que l'on peut dire que tout véritable Etat a toujours eu un certain caractère d'organicité. Un Etat est organique lorsqu'il a un centre et que ce centre est une idée qui modèle efficacement, par sa propre vertu, ses diverses parties; lorsqu'il ignore la scission et 1'« autonomatisation » du particulier, et que, grâce à un système de participations hiérarchiques, chacune de ses parties, dotées d'une relative autonomie, remplit une fonction et se trouve intimement reliée au tout ». Dès que l'on perd le sens de l'organique on perd également celui de l'élite, non point parce que l'élite disparaîtrait, mais parce que, au lieu d'être au service de la communauté sociale, elle se transforme en oligarchie uniquement soucieuse de défendre ses idées et intérêts partisans au détriment de l'ensemble de la société. Il s'agit pour l'oligarchie partisane de faire passer coûte que coûte ses idées, la société dût-elle en pâtir dans sa substance.
Evola s'en prend aussi à un aspect plus insidieux que les autres de la décadence, parce qu'on le fait passer pour la conquête essentielle de la civilisation occidentale: le développement économique. C'est ce qu'il désigne par « démonie de l'économie ». Son attaque se dirige aussi bien contre le capitalisme que contre le socialisme, les deux sacrifiant au même mythe de la productivité salvatrice. « Le concept de civilisation se confond, à peu de chose près, avec celui de production. On n'entend parler que d'économie de consommation, de travail, de rendement, de classes économiques, de salaires, de propriété privée ou socialisée, de marché du travail, ou d'exploitation des -travailleurs, de revendications sociales, etc. Pour les uns comme pour les autres on dirait vraiment qu'il n'existe que cela au monde... Tout cela témoigne d'une véritable pathologie de la civilisation ». L'aberration à repousser au premier chef est celle qui présente l'économie comme un phénomène « neutre ». Elle ne l'est pas puisqu'elle sacrifie l'esprit à la matière et réduit toutes les valeurs à celle de la prospérité : « Les vraies valeurs n'ont aucun rapport nécessaire avec des conditions sociales et économiques meilleures ou pires ». Le primat que l'on attribue à l'économie n'est que l'appât destiné à rendre l'homme prisonnier de son corps en le coupant des valeurs spirituelles, plus essentielles, parce qu'elles ne concernent pas seulement son animalité, mais son humanité, c'est-à-dire sa spécificité ineffaçable.
Ce dépistage des signes de la décadence, Evola l'a mené dans toutes les sphères de la civilisation occidentale, dans l'art, la science, la religion, la philosophie, la politique européenne, etc. Il serait trop long de le suivre indéfectiblement sur toutes ces traces. Relevons seulement encore deux points de son enquête. En premier lieu il met en cause la démographie, le phénomène de la surpopulation. Il se prononce pour la limitation des naissances - le natalisme n'étant à ses yeux qu'une autre manière de privilégier le quantitatif et le matériel contre le spirituel. En second lieu, il est un des rares théoriciens de la décadence à avoir mis l'accent sur la gynécocratie, la féminisation de la vie moderne - en référence à J . Bachofen. Cette orientation déjà amorcée dans sa Métaphysique du sexe, s'exprime plus nettement dans Chevaucher le tigre. Il n'est pas anti-féministe - son chapitre sur la « civilisation de la mère » dans Révolte contre le monde moderne en témoigne - mais il s'élève contre l'équivoque matérialiste du sexualisme. Celui-ci constitue une forme de dissolution qui a son origine dans la prééminence revendicative des femmes d'aujourd'hui.
La conséquence en est une licence érotique qui détruit les mreurs, les rites et les règles tout en intoxiquant les esprits avec des frustrations, des névroses et des complexes. Ce qu'il déplore, c'est l'égalitarisme des sexes qui signifie « le renoncement de la femme à son droit d'être femme », ainsi que la promiscuité qui s'ensuit, qu'il condamne également dans d'autres domaines. Le sexualisme actuel est à ses yeux quelque chose d'inauthentique, d'artificiel, contraire à l'ordre de la nature. La question n'est pas d'être rigoriste ou, suivant l'expression de Pareto, vertuiste, mais de reconnaître que le sexe ne constitue pas une valeur à privilégier, étant donné qu'il a son rang dans une hiérarchie des valeurs.
Dans le fond, la raison essentielle de la décadence réside dans la perte du sens de la transcendancel! Cette perte entraîne tout le reste: la mise en question de l'autorité, l'hostilité à la hiérarchie, la méconnaissance de la signification du rite, l'atomisme individualiste, le mépris de la patrie et l'abandon à la prospérité économique. Dans cet esprit, Evola s'oppose même au courant du traditionalisme moderne, dans la mesure où celui-ci ne vise qu'une restauration politique et non la redécouverte des valeurs spiritl1elles. Tout se passe comme si Dostoievsky avait raison par le truchement de Kirillov, lorsque celui-ci exprimait le désarroi de l'homme moderne en proclamant que l'homme n'a inventé Dieu que pour pouvoir vivre sans se tuer. C'est mettre le doigt sur la fissure du monde actuel qui ne croit en Dieu que pour des motifs purement utilitaires et pragmatiques. La transcendance est absente de ce genre de réflexion. Tout ce que la philosophie existentialiste a trouvé pour répondre au vide laissé par la perte du sens de la transcendance, c'est la notion de projet, au sens où l'homme serait son propre projet. Or, celui-ci reste vide de contenu tant que l'on n'est pas capable de donner une signification à la mort.
Pour Heidegger l'existence est conçue comme une « vie pour la mort ». C'est encore demeurer dans l'immanence de la civilisation actuelle. En effet, pour la Tradition les choses se présentent évidemment d'une façon différente, lorsqu'on ne cherche pas directement la mort, mais qu'on la fait entrer, pour ainsi dire, dans la vie, sans que mort et vie coïncident. Evola rappelle à ce propos le dicton oriental « La vie sur terre est un voyage de nuit », un voyage entre deux lumières, celle qui se trouve « avant » l'existence empirique et celle qui se trouve « après », ce qui veut dire que « la naissance est un changement d'état et la mort un autre changement d'état ; l'existence dans la condition humaine sur la terre n'est qu'une section limitée d'un continuum, d'un courant qui traverse des états multiples ». Encore faut-il ne pas confondre cette conception avec le mysticisme frelaté du néospiritualisme occidental. Ses manifestations « représentent quelque chose d'hybride, de déliquescent et de subintellectuel. Ce sont comme les fluorescences qui se manifestent lors de la décomposition d'un cadavre ; c'est pourquoi il faut voir dans ces tendances non pas l'opposé de la civilisation crépusculaire d'aujourd'hui, mais (...) comme une de ses contreparties qui pourrait même, si ces tendances se confirmaient, être le prélude d'une phase régressive et dissolutive plus poussée ». La Tradition n'est pas un moyen de consolation pour des âmes inquiètes, mais la certitude de communier dans le Tout que certaines religions appellent Dieu dans un esprit de sérénité.
Pour Evola il ne fait pas de doute que nous vivons dans un « monde qui se défait », dans la « phase terminale d'un cycle », celle de l'âge sombre du kali-yuga. La dissolution est générale. En tout cas, il n'y a aucune raison de regarder « la civilisation moderne comme la civilisation par excellence, l'apogée et la mesure de toute autre ». Faut-il tourner les regards vers l'Orient, comme le recommande Guénon ? Tout en reconnaissant la validité d'une telle démarche, Evola pense cependant qu'on pourrait « trouver des exemples et des références valable, en partie du moins, dans notre propre passé traditionnel, sans avoir à se tourner vers une civilisation non européenne ». D'ailleurs, les civilisations orientales sont déjà infectées par le virus de la dégénérescence qui affaiblit l'Occident, de sorte qu'on peut penser qu'elles nous rejoindront bientôt dans le déclin et qu'elles seront confrontées aux mêmes problèmes de la dissolution. « Le désert croît » et il n'existe plus de civilisation actuelle qui puisse servir de référence ou d'appui. On peut cependant formuler, sur la base des cycles, l'hypothèse suivante: « le processus descendant de l'âge sombre dans sa phase finale a commencé chez nous; c'est pourquoi il n'est pas exclu que nous soyons aussi les premiers à dépasser le point zéro à un moment où les autres civilisations, entrées plus tardivement dans le même courant, se trouveraient au contraire plus ou moins au stade qui est le nôtre actuellement ».
Cette perspective commande une attitude, même si elle doit aller à contre-courant : faire face à la subversion en se déclarant franchement traditionaliste, et s'il le faut réactionnaire. Bien que le mot soit chargé d'infamie, au point que ceux qui sont de cette famille d'idées se disculpent d'en être, il faut faire front. Toute l'histoire est faite de réactions à des situations antérieures. « Si la partie n'est pas encore perdue, l'avenir n'appartiendra pas à ceux qui se complaisent dans les cogitations hybrides et déliquescentes propres à certains milieux qui ne se déclarent pas à proprement parler de gauche. Il appartiendra à ceux qui auront le courage d'adopter une attitude radicale ». Dans le même esprit, il ne faut pas avoir peur de se dire conservateur, la meilleure manière étant de se réclamer du conservatisme révolutionnaire. Cette expression est particulièrement bien adaptée, puisque chaque cycle représente dans la pensée traditionnelle une révolution au sens originel du terme. « Pour le vrai conservateur révolutionnaire il s'agit d'être fidèle, non à des formes et à des institutions du passé mais à des principes dont elles ont pu être l'expression particulière et adéquate pendant une période et dans un pays déterminé. Autant ces expressions particulières doivent être, en soi, tenues pour caduques et changeantes, car elles sont liées à des situations historiques qui, souvent, ne peuvent se répéter, autant les principes correspondants gardent leur valeur propre que n'affectent pas de telles contingences, autant ils demeurent, au contraire, d'une permanente actualité ». Pour sortir de la confusion présente des idées il est indispensable d'afficher également ses idées en ne rougissant pas de se présenter sous leur bannière. La crise actuelle est suffisamment dramatique pour qu'on s'efforce de mettre en harmonie ses idées et ses attitudes, quitte à devoir affronter les quolibets des conformistes d'une intelligentsia insipide à force de ronronner dans ses répétitions et rodomontades.
Auteur inconnu http://agedefer.over-blog.net