D’un paysage nous avons fait un potager.
Dans "La Fontaine et les Fables", son meilleur livre, Taine règle ses comptes avec l’homme moderne. En profitant du culte qu’il voue à notre fabuliste et ses animaux, le grand théoricien si caricaturé par nos vilains manuels scolaires (« le vice et la vertu, le sucre et le vitriol »...), dresse un tableau des homoncules modernes, avec une inspiration et une précision qui font de lui l’égal de Nietzsche ou de Guénon (Nietzsche d’ailleurs le respectait beaucoup).
L’homme moderne devient ainsi l’équivalent d’une grande ville où tout est laid, artificiel et fonctionnel :
« L’homme aujourd’hui ressemble à ces grandes capitales qui sont les chefs-d’oeuvre et les nourrices de sa pensée et de son industrie ; le pavé y couvre la terre, les maisons offusquent le ciel, les lumières artificielles effacent la nuit, les inventions ingénieuses et laborieuses encombrent les rues, les visages actifs et flétris se pressent le long des vitrines ; les souterrains, les égouts, les quais, les palais, les arcs de triomphe, l’entassement des machines étalent et multiplient le magnifique et douloureux spectacle de la nature maîtrisée et défigurée. Nous en voulons sortir. Nous sommes las de ces coûteuses merveilles. »
La France a joué un rôle sinistre au cours de sa révolution, Taine l’a montré mieux que personne ; c’est que la France est la terre par excellence du bourgeois étriqué et mesquin qui naît malencontreusement sous la monarchie de Louis XIV (et même avant, si l’on en croit Michelet, qui voit la farce poindre avec son maître Patelin) :
« Le bourgeois est un être de formation récente, inconnu à l’antiquité, produit des grandes monarchies bien administrées, et, parmi toutes les espèces d’hommes que la société façonne, la moins capable d’exciter quelque intérêt. Car il est exclu de toutes les idées et de toutes les passions qui sont grandes, en France du moins où il a fleuri mieux qu’ailleurs. »
Le bourgeois qui fleurit ! Naît alors l’homme moderne, le dernier homme de Nietzsche, le médiocre de Tocqueville, l’homme rapetissé de Taine qui le compare superbement au grand cordonnier de l’Athènes antique (ici aussi, Hippolyte, il faut prendre garde car le cordonnier de Démosthène n’est pas celui de Thémistocle !). Mais pourquoi notre bourgeois rapetisse-t-il ?
« Le gouvernement l’a déchargé des affaires politiques, et le clergé des affaires religieuses. La ville capitale a pris pour elle la pensée, et les gens de cour l’élégance. L’administration, par sa régularité, lui épargne les aiguillons du danger et du besoin. Il vivote ainsi, rapetissé et tranquille. A côté de lui un cordonnier d’Athènes qui jugeait, votait, allait à la guerre, et pour tous meubles avait un lit et deux cruches de terre, était un noble. »
Et là un grand épanchement qui survient comme une méditation guénonienne :
« De là vient la laideur du monde moderne. Autrefois à Rome, en Grèce, l’homme, à demi exempt des professions et des métiers, sobre, n’ayant besoin que d’un toit et d’un manteau, ayant pour meubles quelques vases de terre, vivait tout entier pour la politique, la pensée et la guerre. Aujourd’hui l’égalité partout répandue l’a chargé des arts serviles ; les progrès du luxe lui ont imposé la nécessité du gain ; l’établissement des grandes machines administratives l’a écarté de la politique et de la guerre. »
Enfonçons le clou sur la civilisation matérielle et le règne de la quantité !
« La civilisation, en instituant l’égalité, le bien-être et l’ordre, a diminué l’audace et la noblesse de l’âme. Le bonheur est plus grand dans le monde, mais la beauté est moindre. Le nivellement et la culture, parmi tous leurs mérites, ont leurs désavantages : d’un paysage nous avons fait un potager. »
Taine comprend que l’éducation industrialisée et forcée va détruire le vrai goût pour la culture et les humanités. Qui lit Virgile ou Shakespeare pour son plaisir de nos jours ? On se le tape avec le prof et puis on se précipite sur le dernier Rihanna !
« Il est plus triste encore d’observer ce que devient la science tournée en métier. Les occupations nobles s’altèrent en devenant marchandises. Le sentiment s’en va et fait place à la routine. Une page de Virgile, que vous avez fait réciter à vingt écoliers pendant vingt ans vous touchera-t-elle encore ? Vous devez la lire tel jour, à telle heure ; l’émotion coulera-t-elle à point nommé comme quand on tourne un robinet? »
Dès lors on comprend pourquoi Taine comme Nietzsche et les moralistes Français du Grand Siècle recommandent leurs âmes aux animaux !
« Au contraire, voici un bon et honnête chat qui, les yeux à demi clos, sommeille au coin de l’âtre. Sa fourrure est à lui de naissance, comme aussi sa sagesse. Il n’a point sué pour l’obtenir. Il n’y a point pour lui de règle morale qui dégrade ses ruses ; il quête des épluchures d’assiette sans pour cela devenir bas, il n’est pas avili par la servitude. Il ne s’inquiète point de l’avenir ; il pourvoit au présent, et subit le mal patiemment quand le mal le rencontre. En attendant il dort et restera ainsi jusqu’au soir, sans avoir envie de changer de place. »
La règle morale qui dégrade les ruses, thème typiquement nietzschéen ! La servitude, thème très digne de Tocqueville ! Taine va encore plus loin et voyait à l’instar de La Fontaine dans les animaux des modèles de liberté et de spiritualité :
« Au fond, toutes les bêtes sont nobles. Si elles pouvaient parler, elles nous tutoieraient comme font les enfants. En effet, ce sont des enfants qui, arrêtés dans leur croissance, ont gardé la simplicité, l’indépendance et la beauté du premier âge. Leur cou ne porte pas les marques de la déformation que nous impose le métier, ni des flétrissures dont nous salit l’expérience. S’ils sont plus bornés, ils sont plus purs. »
Je ne rappellerai pas qui nous demande d’être comme les enfants. On comprend dès lors, et l’on s’arrêtera en recommandant ce fabuleux bouquin, lisible en ligne, que la poésie vraie ait pour Taine une mission et des caractères sacrés :
« C’est que les vers sont tout autre chose que des lignes non finies. Je crois que s’ils ont tant de puissance, c’est qu’ils remettent l’âme dans l’état sensitif et primitif. Ceux qui ont inventé le langage n’ont point noté les objets par des signes abstraits à la façon des algébristes ; ils ont joué en leur présence et pour les exprimer un drame figuratif et une pantomime ; ils ont imité les événements avec leurs attitudes, avec leurs cris, avec leurs regards, avec leurs gestes ; il les ont dansés et chantés. »
Bon, il ne reste plus qu’à aller voter et prendre le métro, maintenant ! Je finis par La Fontaine (tout de même !), à ce maître suprême qui voit poindre ici sous la cour plein à craquer la plèbe sous contrôle affolée de people :
Peuple caméléon, peuple singe du maître ;
On dirait qu’un esprit anime mille corps ;
C’est bien là que les gens sont de simples ressorts.
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