LE MAL, en détruisant nécessairement l'autorité du père (de la majorité des pères) qui aujourd'hui n'est plus digne de ce nom sociologiquement parlant, a donné une voie inattendue vers le changement social. Ne peut-on pas se réjouir qu'un père aujourd'hui sans repères, sans valeurs solides, sans principes, sans foi transcendante, ne possède plus l'autorité nécessaire à la reproduction culturelle de sa progéniture ? C'est encore Paul Bourget qui, dans son roman L'Etape, montre l'effondrement moral qui touchait la petite bourgeoisie cultivée des années 1900 et la réaction vive des fils de "boursiers" déterminés à retrouver leurs racines, une communauté, et des valeurs imprescriptibles. Ces fils ont personnellement franchi l'étape métaphysique pour entrer dans l'état "organique" et "positiviste" (dans un sens maurrasso-comtien).
« J'ai cru que la Démocratie s'accordait avec la Science » (15) fait dire Bourget à Jean Monneron, le personnage principal de son fameux roman.
« Voilà cent ans poursuit-il que chacun dans ce pays se fait juge de toute la société au nom de ce qu'il appelle sa conscience et qui n'est que sa passion dominante. Et c'est le secret de l'agonie de la France...»
Comment "penser" la société ? « Je veux la traiter comme la physiologie nous apprend à traiter un corps vivant, par l'expérience, dit Jean. Nous avons une expérience instituée par la nature, c'est la tradition, sous toutes ses formes. Nous avons une patrie, acceptons-la ; une famille, acceptons-la ; une religion... » (16)
Dans cette fiction littéraire, c'est le père de Jean, Joseph Monneron, qui représente la génération sacrifiée, celle ayant expérimenté l'anarchie intellectuelle, "subie" les ambitions, un enseignement acharné, inassouvissable, inapaisable. Mais s'il ne peut "passer", dépasser l'étape, son fils, Jean, le fait non sans efforts mais d'une manière irrévocable.
Pourtant profondément sensible à l'affection que lui porte son père (qui ne vit que pour ses idées), Jean, convaincu de l'"erreur" libérale, décide de rompre brutalement et définitivement avec les dogmes progressistes qui avaient pourtant bercé toute son enfance et adolescence. Car c'est au nom de la raison que le jeune Jean fait le choix du traditionalisme. L'étape du père fut douloureuse mais utile pour le fils raisonneur et intelligent, qui a eu cependant la "chance" de rencontrer l'homme du « vrai progrès », le « gardien de la mémoire », l'"arche" de la connaissance traditionnelle. Sans lui, l'étape du père aurait-elle pu être profitable ? N'aurait-elle pas été plutôt selon Bourget un funeste sinistre humain ? Le reste de la fratrie, seul devant les dogmes du père, sombre dans le désespoir, l'esprit de lucre et la malhonnêteté, faute d'avoir "digéré" l'étape".
Si elle n'est pas très originale, l'histoire de Paul Bourget constitue en quelque sorte une allégorie, à l'échelle atomique, du développement possible ou en cours de la société française. Dans son roman, Jean présente la troisième génération d'une famille dont l'histoire débute véritablement avec la naissance de son père Joseph. Ce dernier s'arrache de la paysannerie qu'il exècre en secret, et de ce fait, se détache avec énergie des règles, coutumes et traditions qui régulaient depuis des siècles la vie de ses ancêtres. Joseph entre symboliquement dans le second état (la deuxième étape) explicité par Auguste Comte (postulant, répétons-le, que le développement de la société passe par trois états). Le premier état, nous le savons, est théologique, c'est-à-dire essentiellement religieux et donc "naturellement" reliant. Selon Comte et Bourget, parce qu'il est le "produit" de l'institutionnalisation de croyances objectivement irrationnelles, il était inéluctablement condamné à disparaître.
Le deuxième état est métaphysique et abstrait, représente l'adolescence du monde occidental. Il correspond dans une certaine mesure à l'étape relatée par Bourget dans son roman éponyme.
Le troisième état, explicité d'une manière assez équivoque par Comte (en raison de ses téméraires anticipations ou prédictions) est celui où l'acteur social accepte un ordre social nouveau et paradoxalement "réactionnaire", en fait, "post-individualiste".
Pour Jean qui accepte cet état, il s'agit d'un choix "avant-gardiste", "précoce" et donc incompris par son camarade juif Crémieux-Dax, "embourbé" dans le stade romantique et "mortifère".
« — Va jusqu'au bout, dit Crémieux-Dax avec une violence extraordinaire, et ose prétendre que tu dois être catholique scientifiquement.
— Scientifiquement, oui, répondit Jean. Entendons-nous : la foi n'est pas une géométrie ni une chimie. Elle ne se démontre pas. Mais non seulement la science ne s'y oppose pas, et au contraire elle indique cette solution comme la plus raisonnable. Et c'est aussi celle où j'ai résolu de me ranger. Oui, insiste-t-il avec plus de fermeté encore, je me suis décidé à me faire catholique, comme tous les miens l'ont été pendant des siècles et des siècles. Je ne peux pas vivre sans mes morts... J'ai retrouvé leur foi et je ne la laisserai plus périr... » (17)
Lisons tout de suite la très intéressante suite de cette discussion :
« Leur foi ? S'écria Crémieux-Dax. Te faire catholique ? Toi ? Ne me dis pas cela. Voyons, ce n'est pas possible. On ne se fait pas catholique avec ton cerveau. »
« C'est avec lui pourtant que je le suis devenu, dit Jean Monneron, et il ajouta : et que je le resterai. » (18) Ainsi est-ce par le parti de l'intelligence (et il est difficile de ne pas faire un lien avec l'école de l'Action française d'avant la Première Guerre Mondiale) qu'une fraction de la jeunesse (et certainement de la jeunesse la plus brillante, celle qui fut quasiment exterminée en 14-18 par une "élite" inquiète) retrouva le chemin de la tradition et de l'autorité. Car le nationalisme est avant tout une Action logique dont la nécessité est démontrée par l'histoire. C'est aux nationalistes et à eux seuls de restaurer le principe crucial d'autorité, car « si le peuple a besoin de chef comme un homme de pain » (Maurras), il a besoin d'un dirigeant honnête, charismatique et galvanisé par son œuvre de restauration nationale.
François-Xavier ROCHETTE. Rivarol du 9 décembre 2011
15) Paul Bourget, L'Etape, Hachette, 1929 (1902), P. 353.
16) Ibid, page 353.
17) Ibid, page 354.
18) Ibid, page 354.