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Les mots et les actes

L’actualité internationale, éclaboussée quotidiennement de sang et d’horreur depuis quelques années – et depuis fort longtemps si l’on y pense – a atteint ces dernières semaines des sommets de barbarie inattendue de la part de ceux qui prétendent représenter l’empire du bien en Irak et en Palestine face aux forces du mal incarnées par les terroristes et les « États voyous », au point que certains commentateurs n’ont pas hésité à parler de crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité. Ces événements fournissent l’occasion de revenir sur quelques termes issus d’une l’histoire contemporaine qui, loin de se figer dans les musées de la mémoire, comme le voudraient certains utopistes, se poursuit sans relâche. D’autres moyens sont certes mis en œuvre, d’autres objectifs sont avoués, mais les finalités humaines en général, géopolitiques en particulier, restent essentiellement les mêmes et personne n’a apparemment renoncé aux « bonnes vieilles méthodes » d’agression et de défense, de terreur et de contre-terreur sans qu’aucun des camps en présence n’ait le triste privilège de ces pratiques. Le plus gros de tous les mensonges que l’on a essayé de nous faire avaler, parmi l’avalanche de désinformation, était celui de l’immaculée conception d’une Amérique en croisade pour la rédemption du monde. Les récentes scènes de barbarie auront peut-être eu le mérite d’ouvrir les yeux de ceux qui suivaient aveuglément les soi-disant libérateurs. Au cœur même de l’institution médiatique américaine, au New-York Times, on a commencé à reconnaître et à analyser l’énormité de cette tromperie qui a piégé la naïveté et le zèle patriotique de nombreux journalistes honnêtes et avec eux l’ensemble de leurs lecteurs1 Mais attention ! Ne tombons pas pour autant dans le piège de diaboliser les États-Unis à leur tour, d’en faire le nouveau Grand Satan en nous instituant redresseurs de torts à leur place. Cela ôterait toute force à notre argument. Il s’agit de profiter de l’occasion pour les voir tels qu’ils sont : une grande puissance ordinaire, égoïste, vulnérable, souvent dangereuse lorsqu’elle s’ingère chez les autres. Une puissance dont les intérêts et les valeurs ne sont pas identiques à ceux de l’Europe et dont il est urgent de nous détacher, sereinement mais fermement, dans le meilleur intérêt des Européens et de la paix dans le monde.

Le débarquement médiatique du 6 juin
Dans l’imaginaire national des Français, les mots « libération » et « résistance » ont encore une résonance symbolique puissante dérivée de notre histoire proche, même s’ils n’ont plus aujourd’hui, par rapport à l’époque où ils ont été éprouvés physiquement, qu’une valeur de « pseudo-mythes »2 instrumentalisé pour légitimer des actes et des idées qui n’ont qu’un rapport éventuel, souvent éloigné, avec leur signification originelle.

En ce mois de juin, nous avons l’occasion de commémorer ces deux moments historiques : le 6 juin est le 60e

Mais on n’accorde pas le même poids à ces deux cérémonies, à tort ou à raison, selon la perspective adoptée. La première est une grande commémoration internationale des alliés occidentaux d’alors, qui sont encore, peu ou prou, les alliés d’aujourd’hui, auxquels, pour la première fois, est invité à se joindre le représentant de l’occupant vaincu qui était encore persona non grata pour le 50evigipirate avec un important dispositif policier y est activé dès le 24 mai et que ses préparatifs ont été entamés le 30 mai par la célébration de la fête américaine du Memorial Day avec des cérémonies simultanées des deux côtés de l’Atlantique. Survenant dans l’effervescence printanière, entre le festival de Cannes, Roland Garros et la fête de la musique, elle se place parmi les événements à grand spectacle auxquels tout ce qui compte dans M’as-tu-vu-land ne dédaigne pas d’être convié. Le 18 juin, en revanche, a peu à peu glissé, déclin du gaullisme aidant, en queue de liste des mornes commémorations républicaines (où seul détonne encore un peu, par son panache, le 14 juillet), quelque part entre le 19 mars ou le 8 mai et le 11 novembre sans qu’on ait jugé bon de l’honorer d’un jour férié.

Mais au-delà de ces considérations sur l’état de nos fêtes nationales et le peu d’intérêt désintéressé qu’elles suscitent, voici l’occasion de dépoussiérer quelques grands mots ressortis pour l’occasion et suggérés par l’actualité brûlante, tels que occupation, résistance, terrorisme, libération. Nous proposons d’examiner leur usage courant d’hier et d’aujourd’hui et les pratiques qu’ils recouvrent et, parfois, dissimulent.

L’occupant
L’occupant est toujours perçu négativement, même s’il ne tyrannise pas les populations occupées, car il est l’étranger qui s’est emparé d’un pays par la force et le maintient sous son joug politique. À la domination ou hégémonie qui soumet les dominés au dominateur par des pressions extérieures diverses, allant de la carotte d’une alliance avantageuse au bâton des représailles diplomatiques et économiques, l’occupant ajoute sa présence militaire imposée sur le territoire de l’occupé ou, ce qui revient au même, la possibilité déclarée d’intervenir militairement à tout moment chez le dominé sans que celui-ci ait le pouvoir de s’y opposer. On pense à l’ex-Union soviétique vis-à-vis de ses satellites hongrois, tchécoslovaque, afghan… mais aussi aux États-Unis vis-à-vis de certaines républiques d’Amérique latine (le Panama, le Nicaragua, la République dominicaine, etc.) et à Israël vis-à-vis des territoires palestiniens et de certains voisins arabes.

Les scènes qui se déroulent en ce moment en Irak où des rebelles légèrement armés résistent courageusement depuis plus de deux mois au cœur de villes saintes, avec l’appui évident d’une grande partie de la population, contre les hélicoptères de combat, les chars et les snipers d’une immense armée d’occupation étrangère dont les geôliers viennent de s’illustrer de la manière la plus odieuse, rappelant toutes les gestapo du monde, devraient arracher le masque angélique de ceux qui moralisent et bombardent simultanément au nom des droits de l’homme et de la lutte contre la terreur ! Mais non, ne rêvons pas : c’est bien cet occupant-là qui vient parader en libérateur dans le décor planté en Normandie pour le 6 juin, avec en prime les congratulations obséquieuses des « collabos » européens, surtout de la part de ceux qui, s’étant opposé à cette agression illégale sans pouvoir l’arrêter, et qui, tout en réprouvant l’appui américain aux crimes de M. Sharon, feront cause commune avec les agresseurs pour la circonstance. Ils laissent ainsi filer une bonne et peu coûteuse occasion de manifester officiellement la réprobation des Européens, par exemple, en envoyant des sous-fifres accueillir Bush, en projetant dans les villes voisines le film critique de Michael Moore primé au festival de Cannes, voire en organisant plus loin une contre-cérémonie à la mémoire des victimes des guerres scélérates menées partout dans le monde par le plus grand État voyou de la planète3. Mais l’Europe à souveraineté limitée qui est la nôtre (ou plutôt, la leur) ne peut se permettre ce genre d’initiative sans en subir les conséquences. Et surtout, sans le courage de les affronter.

Le résistant et le collaborateur
Le résistant a toujours le beau rôle même si certains actes de résistance ont atteint le sommet de l’horreur terroriste (le déraillement de trains bondés de civils sous le prétexte qu’ils transportaient aussi des munitions) et si de nombreuses liquidations sommaires dans la période trouble de l’immédiat après-guerre, perpétrées un peu partout en France et cataloguées comme « crimes de la résistance » par des historiens clandestins, ternissent l’image de cette noble cause. Le collaborateur vaincu, en revanche, a toujours la mauvaise part. Quels que soient l’honnêteté et le niveau de réflexion qui sous-tendent sa démarche, celle-ci reste injustifiable aux yeux du camp résistant qui vole sur les ailes de la victoire. Dans l’esprit du peuple libéré, le collaborateur actif est celui qui mérite d’être liquidé, même si les méthodes employées pour ce faire soulèvent parfois le cœur. Des « deux oncles » de Georges Brassens, celui qui aimait les Teutons ne fera sans doute jamais le poids avec celui qui aimait les Tommies. Le glaive de Brennus dans la balance des Romains et son vae victis ont donné la mesure de la soi-disant justice des vainqueurs qui prévaut encore de nos jours : les Irakiens, après les Afghans et les Serbes, sont jugés, médiatiquement, militairement et juridiquement à une aune que les étatsuniens et les israéliens ne sont pas disposés à s’appliquer à eux-mêmes. Cette inégalité de traitement peut sembler aller de soi, à tort ou à raison, lorsqu’on parle de la collaboration de 1940-44 en France, mais qu’en est-il du « collabo » des Américains au Vietnam, ou aujourd’hui en Irak ? Des harkis des années soixante en Algérie abandonnés par les Français à la vindicte des « libérateurs » qui les massacrèrent par dizaines de milliers ? Que penser des « collabos » arabes des Israéliens lynchés par leurs coreligionaires ou exécutés par les autorités palestiniennes dès qu’ils sont découverts ou parfois seulement soupçonnés ? L’histoire nous enseigne que la haine et la vengeance criminelle font partie de toutes les guerres civiles. Réflexion intempestive, car l’esprit du temps, plus que jamais individualiste et partisan, renforce les préjugés qui déforment la réalité des engagements et des comportements en temps de guerre.

Terrorismes et anti-terrorismes
« Terroriste » n’est, le plus souvent, que l’étiquette donnée au résistant par ceux qui ne partagent pas ses convictions et subissent les conséquences de ses actes. Répandre la terreur, épouvanter l’ennemi est l’une des méthodes de guerre les mieux éprouvées : les éthologues démontrent sans peine son usage dans le monde animal (qui toutefois, à la différence des humains, en reste dans la plupart des cas au stade de la gesticulation). La Saint Barthélémy et les dragonnades en territoire camisard s’inscrivent dans cette logique. Mais l’emploi systématique du massacre à grande échelle de civils comme méthode de terreur est récent. Son premier théoricien, avant Lénine, fut Robespierre qui déclarait, le 3 février 1794 : « Le ressort du gouvernement populaire en révolution est la vertu de la terreur ; la vertu sans laquelle la terreur est funeste, la terreur sans laquelle la vertu est impuissante »4.

Cette association entre vertu et terreur est un avatar laïque de l’élection divine qui a conféré aux peuples de tradition monothéiste le droit, sinon le devoir d’exterminer les infidèles comme l’exige du peuple élu, de façon explicite et réitérée, un commandement biblique5. L’autre, en tant qu’ennemi tribal, national ou religieux, puis ennemi de classe, enfin ennemi de la civilisation occidentale (tel que l’a récemment défini Samuel Huntington, entre autres), est le masque changeant selon les modes du temps de l’éternelle agression du péché originel, de l’attentat – et de la tentation – diabolique contre la vertu fondatrice postulée dont l’homme est censé hériter avec la possession de la terre et des ses habitants par l’alliance qu’il a contractée avec Dieu, selon l’orthodoxie judéo-chrétienne6. Depuis la Révolution française, et surtout au XXe siècle, les verrous qui empêchaient ou limitaient les campagnes de terreur contre les populations civiles, notamment le droit des gens, ont sauté. La diabolisation et la déshumanisation de l’ennemi sont devenues courantes depuis l’apparition de la mobilisation idéologique des masses avec la Révolution française. La parenté qui réunit dans l’horreur le génocide des Vendéens, le massacre des Juifs, les bombardements massifs des populations (allemande, japonaise, cambodgienne, vietnamienne, etc.) et les camps d’extermination soviétiques est désormais établie par les divers « livres noirs » récemment publiés sur le sujet7. Pendant les quarante ans de guerre froide, cette forme de terrorisme d’État s’est prolongée à l’abri des alignements de missiles nucléaires stratégiques qui « protégeaient » les peuples enserrés par les dispositifs d’alliance. Il est inutile et indécent d’essayer de prouver que les millions de morts par les bombes, les empoisonnements et la famine résultant des blocus des uns ne pèsent pas aussi lourd que les millions morts dans les camps des autres, ou l’inverse. La guerre froide a épargné au monde le feu nucléaire sans lui éviter les tueries massives, directes ou non, de populations civiles, essentiellement dans le Tiers-Monde, et ses deux protagonistes principaux y ont une part de responsabilité comparable. Cet affrontement « de basse intensité » (sic !) a encouragé de part et d’autre le déploiement de bandes de guérilleros auteurs de la terreur à petite échelle que nous appelons aujourd’hui « terrorisme » lorsqu’elle est infligée par le camp adverse et « résistance » ou parfois « rébellion » lorsque nous y sommes favorables ou indifférents. C’est le moment de rappeler que pour les occupants allemands, les résistants français étaient des terroristes tout comme l’étaient naguère, pour une majorité des Occidentaux, les membres de l’ANC qui posaient des bombes dans les centres commerciaux sud-africains ou comme le sont aujourd’hui les résistants tchétchènes répliquant avec une extrême brutalité à la violence brutale du dominateur russe. Il est à présent notoire qu’avant d’être mis au ban des nations comme les archi-terroristes par excellence, Ben Laden et ses émules ont été formés, financés et armés par les États-Unis pendant de nombreuses années dans le cadre de leur confrontation avec les forces soviétiques8. D’autres mouvements terroristes ont opéré avec un appui logistique étatsunien et européen en Amérique latine (les Contras), en Afrique (l’Unita) ou même en Europe (l’UCK au Kosovo). Bien entendu, dans l’autre camp, on ne s’est pas privé de susciter ou d’appuyer de nombreuses bandes de hors-la-loi ayant pour mission de répandre la terreur chez l’ennemi et ses alliés.

On peine à croire que ceux qui ont si généreusement usé de l’arme redoutable de la terreur aient aujourd’hui réellement renoncé à l’employer le cas échéant, tout comme on ne peut prendre au sérieux leurs promesses d’interrompre les trafics d’armes si rémunérateurs auxquels ils se livrent en sous-main ou de démanteler l’arme nucléaire sur laquelle repose leur suprématie mondiale incontestée. On ne court pas grand risque à parier qu’il y aura toujours des États dominateurs et répressifs surarmés et, face à eux, des bandes rebelles prêtes à tout pour les contrer, avec l’appui des dominés rétifs, incapables de secouer le joug d’une autre façon. Les rebelles en armes seront toujours les résistants de quelqu’un et les terroristes de quelque autre.

Un anti-terrorisme efficace s’efforce de prévenir et contrôler le danger autant que possible par les voies politiques et diplomatiques simultanément à la répression. Mais la meilleure des préventions consiste à restaurer un ordre international fondé sur le respect des conventions, des États et des peuples, et non sur la seule loi du plus fort. La poursuite d’objectifs politiques, économiques ou maffieux, par le chantage à la terreur est un phénomène moderne, directement lié à la progression de l’individualisme des sociétés bourgeoises. Le terrorisme est attisé par les sentiments d’injustice et les antagonismes (de classes, d’ethnies, de partis et d’idéologies) qu’ils génèrent, et aussi par la pusillanimité foncière et la corruption des élites contemporaines (la « nouvelle classe ») qui ouvre constamment de nouveaux espaces à toutes les formes de violence sociale. La lutte contre le terrorisme ne peut faire l’impasse sur la nécessité d’une remise en cause radicale du modèle de société où il se répand et prospère.

L’anti-terrorisme discursif de celui qui, comme G. W. Bush, dit : « ralliez-vous à ma bannière lorsque je bombarde et envahis des États (l’Afghanistan, l’Irak, peut-être bientôt la Syrie, l’Iran…) supposés abriter ou alimenter des nids terrorises que je vais nettoyer », est une dangereuse imposture. Phraséologie d’autant plus nocive qu’elle permet à d’autres États, alliés du soi-disant gendarme du monde, d’employer impunément l’arme de la terreur quand bon leur semble, comme le fit naguère l’Indonésie au Timor oriental, comme le font la Turquie face aux Kurdes, le Pakistan au Cachemire, et surtout Israël dont le propre ministre de la justice, Yossef Lapid, vient de déclarer que les récentes destructions meurtrières à Rafah (40 morts, des milliers d’habitants jetés à la rue par les bulldozers, appuyés par des chars, qui ont rasé leurs logements), lui rappellent les brutalités nazies contre les juifs dont ont été victimes ses parents9. L’anti-terrorisme de propagande, qui tente de masquer la réalité de guerres et de répressions féroces illustrées par la stupéfiante découverte de l’ordinaire carcéral à Abou Ghraïb, Guantanamo, Bagram… ne parvient pas, si l’on en croit les sondages, à empêcher une large majorité des Européens de penser que la principale menace actuelle contre la paix ne provient ni des terroristes ni des États classés par Washington sur « l’axe du mal », mais bien de l’attitude actuelle des États-Unis et d’Israël.

Face à cet échec relatif, les vendeurs d’idéologie sécuritaire font feu de tout bois en criant au danger islamique qu’ils voient partout, du voile de quelques fillettes dans nos écoles aux prêches de quelques imams qui ne brillent pas toujours par leur civisme républicain ou leur féminisme accompli10. Ils crient au loup face à la nouvelle vague d’antisémitisme qu’ils voient déferler à travers d’opportunes profanations picturales de cimetières et de monuments. Un ministre français, de retour de New York où il se disait fier de s’entendre appelé « l’Américain » devant un parterre d’associations juives s’est récemment prêté à ce petit jeu sur une scène pré-électorale en accusant ses opposants de ne pas avoir assez combattu l’antisémitisme. Monsieur Bush qui, au moment de nos divergences avec sa politique, stigmatisait le prétendu antisémitisme des Français, a du se réjouir de cet appui opportun au moment où son armée s’enlise en Irak, sa politique pro-israélienne court au désastre et sa popularité chute dans les sondages11.

Le libérateur
Reste un concept équivoque à examiner : celui de « libération ». La liberté, au sens antique du mot, est indissociable de l’appartenance à une politie, à une cité libre. Elle se perd lors d’une guerre malheureuse dont la légendaire guerre de Troie fournit le prototype. Les nations vaincues payent toujours le prix de la défaite par l’esclavage (passé de mode en Occident), la soumission, la perte ou l’amoindrissement de leur souveraineté, donc de leurs authentiques libertés, par le tribut de guerre qui ruine leur économie. La défaite se paie aussi par cette intériorisation de l’échec, sorte d’humiliation culpabilisante qui encombre encore longtemps les esprits et se traduit par des réactions excessives comme le désir fanatique de revanche ou son contraire, l’auto-accusation qui mène au refus d’assumer sa propre identité, celle de son peuple et de son histoire, encourage la fuite dans les utopies pacifistes. L’ultra-nationalisme des Français après la défaite de 1870 et celui des Allemands tributaires du traité de Versailles, qui ont longtemps retardé la réconciliation inter-européenne, en sont issus. Tout comme en proviennent aussi l’adoration béate du vainqueur, l’imitation servile de ses modes, mythes, images, produits culturels (ou sous-culturels), comme ce fut le cas pour de nombreux Européens de l’ouest, surtout allemands, jusqu’à une période récente dont les américanophiles ont la nostalgie. Comme c’est le cas, hélas, pour de nombreux Européens de l’est qui, de peur de perdre leur liberté à peine recouvrée, sont prêts à la céder au nouveau tyran, armé de dollars et de technologie de pointe, qui se dit prêt à les défendre (contre qui, au fait ?).

Dans l’histoire des idées, le concept de libération relève de la sociologie de la révolution. Jules Monnerot perçoit une « continuité des apocalypses juives qui florissaient » vers le temps de Jésus « jusqu’aux sectes de la révolution anglaise, et continuité des sectes de la révolution anglaise à la révolution russe »12. Cette continuité, fondée sur la volonté de rédemption ou de transformation du monde, trouve son prolongement dans les idéologies libertaires et pacifistes, mais aussi dans l’utopie libérale : la rédemption par la mise aux normes mondiales du tout-économique, le grand marché totalitaire euphémisé en « mondialisation », dans la mesure où il est supposé abolir les rivalités politiques et le phénomène de la domination considérés comme le reliquat d’une époque barbare.

Dans le même ordre d’idées, la dérisoire surenchère « libérationiste » (libération sexuelle, libération de la femme, des jeunes, des animaux, etc.) à laquelle se sont livrés divers clans intellectuels dans le sillage des révoltes soixante-huitardes, n’est qu’un bruyant détournement d’enjeux qui cache le recul constant des libertés authentiques, la soumission aux nouveaux pouvoirs économiques, politiques, médiatiques toujours plus envahissants et l’avachissement conformiste de nos élites culturelles incapables ou peu désireuses de se colleter avec les vrais enjeux du siècle. Pour résumer ce point de vue, disons que la liberté, par contraste avec le spectacle toujours renouvelé de la libération que l’on continue de nous monter dans divers registres (libération des Kosovars, des Irakiens, des femmes afghanes, des fillettes musulmanes voilées…), est une qualité de vie et de pensée qui se fait rare, tout comme son porteur, l’homme libre.

Est-il un seul exemple, dans l’histoire du monde, d’un libérateur venu tout armé de l’extérieur, invité ou non, qui ne se soit comporté, s’il en a eu le pouvoir, en conquérant, puis en tyran ? Napoléon voulait vraiment délivrer l’Europe des tyrans. Pourtant, une fois dissipé le capital d’admiration et de sympathie dont jouissait le brillant général en chef fait empereur (Goethe et Beethoven, entre autres, s’en sont fait l’écho), le souvenir qu’a laissé l’irruption française en Allemagne, en Russie, en Espagne… est celui d’une conquête, d’une domination, d’une oppression cruelles et dévastatrices contre lesquelles tout acte de résistance, quels qu’en fussent les moyens, était justifié aux yeux des peuples opprimés. De semblable façon, en 1941-42, lors de l’opération Barbarossa, les armées de la coalition hitlérienne ont été initialement bien accueillies par de nombreux Ukrainiens, Biélorusses, Baltes et Russes, heureux de secouer le joug de la tyrannie léniniste et stalinienne qui avait décimé leurs populations par la famine, l’emprisonnement et les massacres. Mais l’idylle fut éphémère. Même déception pour les révolutions russe et chinoise qui ont soulevé d’immenses espoirs et armé d’innombrables bras révoltés à travers le monde pour finir écrasées dans les goulags staliniens, broyées par la révolution culturelle maoïste et rejetées comme un symbole d’oppression par ceux-là même qu’elles prétendaient libérer.

La libération symbolisée par l’opération Overlord entamée le 6 juin 1944 ne fait pas exception à la règle, malgré la ferveur consensuelle dont l’entourent les commémorations officielles. Cette année, pour la première fois, visite du Chancelier oblige, un journal télévisé de vingt heures a montré des alignements de tombes en rappelant que le plus grands des cimetières militaires étrangers en Normandie n’était pas américain mais allemand. Un autre commentaire rappelait que les tapis de bombes anglo-américaines sur les villes pendant la période qui a immédiatement précédé et succédé au débarquement ont tué plus de cinquante mille civils français. Au même moment, outre-Rhin, on ose enfin présenter dans des grands médias13 l’horreur criminelle des bombardements massifs de populations civiles qui firent plus de six cent mille morts, principalement des femmes, des enfants et des vieillards. On précise que cette stratégie d’extermination des non-combattants fut décidée intentionnellement par les chefs de gouvernement alliés dans le but de faire un maximum de victimes, croyant à tort hâter ainsi la reddition de l’ennemi. Aucun tribunal pénal international ne jugera jamais ces criminels-là. Aucun Picasso n’a exposé à New York tous ces Guernica à la puissance dix. À la peine de sa défaite, de l’humiliation et des morts, s’ajoute pour le vaincu la double peine de se voir refuser le statut de victime que d’autres, en face, revendiquaient haut et fort. Si l’on en juge par le traitement réservé par l’occupant en ce moment même aux Serbes (surtout au Kosovo), aux Afghans, aux Irakiens et aux Palestiniens par leurs vainqueurs, rien n’a vraiment changé à cet égard.

La libération, « qui ne fut pas celle de tout le monde », disait Sacha Guitry pendant son bref séjour en prison pour sa prétendue collaboration artistique, a fait bien d’autres victimes directes, collectives ou individuelles, en fermant les yeux sur les règlements de compte odieux, les viols et les assassinats par milliers, en chassant de leurs terres ancestrales des millions de personnes, en en déportant des centaines de milliers d’autres vers les bagnes de Sibérie où très peu ont survécu. Mais ses effets géopolitiques, suite au partage de Yalta, ont eu des conséquences beaucoup plus graves et durables pour les Européens. C’est cette « libération » qui institua la division du continent en deux grandes zones d’occupation et d’influence. Américanisation d’un côté, soviétisation de l’autre. Être Européen, purement et simplement, librement, n’était plus possible que tout à fait subsidiairement, en tant que supplétif politique, militaire, culturel de la grande Amérique ou du camp soviétique.

Mais aujourd’hui, alors que l’un des deux occupants s’est largement retiré des terres conquises, l’autre non seulement maintient mais renforce sa présence sur le sol de l’Europe14. Alors que la Russie post-communiste a pratiquement renoncé à toute ingérence hors de ses frontières ou de leur voisinage immédiat, les États-Unis se sont lancés dans une vaste campagne d’interventions militaires et diplomatiques dans le but avoué de maintenir une hégémonie incontestable sur le reste du monde y compris l’Europe.

Cessons de légitimer les États-Unis : rejoignons la résistance !
Dans ces conditions, la présence du chancelier allemand et du président français au côté du président étatsunien le 6 juin autour du thème de la libération de l’Europe est non seulement une indigne mascarade mais l’énoncé d’un mensonge flagrant, car l’Europe
- n’est pas libérée des forces américaines d’occupation sur son propre sol ;
- reste divisée contre elle-même du fait de l’influence indue des États-Unis à l’intérieur de ses frontières et de leurs intrigues vis-à-vis des nouveaux membres de l’Union européenne ;
- n’ose pas assumer sa puissance potentielle et ses responsabilités internationales pour contrer le néo-impérialisme agressif des États-Unis.

Pour recouvrer sa dignité, sa liberté, sa souveraineté, l’Europe doit se débarrasser une fois pour toutes de cette tutelle funeste, cesser de revendiquer l’assistanat à sa propre libération comme un titre de gloire, appeler un occupant par son nom, en Irak, en Palestine mais aussi en Europe et entrer en résistance contre le nouveau système de domination planétaire qui nous est imposé sous prétexte de combattre un péril terroriste largement surfait et souvent manipulé. Un nouvel appel du 18 juin est indispensable. Qui dans notre personnel politique aura la fibre d’un homme d’État pour le lancer vers nos peuples qui ont montré, en manifestant par millions contre l’attaque de l’Irak, qu’ils étaient prêts à l’entendre et à y répondre ?

Dans son dernier livre, le politologue américain Robert Kagan constate : « C’est là que réside le tragique de l’histoire. Pour s’attaquer aux menaces qui pèsent sur la planète, les Américains ont besoin d’une légitimité que l’Europe seule peut apporter. Mais il n’est pas du tout sûr que les Européens répondent à cette attente »15.

Nous avons pu constater chaque jour, impuissants, ce que les mensonges sur de prétendues armes de destruction massive et le danger du terrorisme islamique ont permis grâce à notre crédulité, à notre complicité, même réticente. Des pays sont bombardés, envahis, pillés, affamés, détruits. Des prisonniers sont sadiquement torturés. En Irak comme en Afghanistan, les bombes américaines ont tué plus de civils que l’attentat du 11 septembre à New York. En Irak, des dizaines de civils sont tués chaque semaine. D’autres sont jetés sur les routes par milliers, proies faciles pour les trafiquants, les proxénètes et les passeurs qui s’abattent sur ces pays dévastés. Le chaos s’aggrave dans toute la région et une nouvelle menace plane sur l’approvisionnement énergétique du monde.

Cessons volontairement de légitimer les guerres scélérates des États-Unis ! À Nadjaf, à Kerbala, à Falloudja, à Bagdad comme en Palestine, des petits groupes de résistants courageux tiennent en échec la plus puissante machine de guerre de la planète. Sont-ils des terroristes ? Peut-être, mais la terreur vient d’abord de ceux qui bombardent des innocents, torturent des prisonniers, détruisent les logements, polluent le pays pour les siècles à venir avec leurs armes contenant de l’uranium appauvri ou des explosifs à fragmentation (anti-personnel). On peut ne pas partager les idées d’un Moqtada al Sadr et de ses émules régionales tout en respectant sa ténacité, son courage. Il succombera sans doute mais nous savons, et les étatsuniens savent aussi, que d’autres prendront la relève pour l’honneur de l’Irak occupé. Si le mot « résistance » doit encore signifier quelque chose chez nous, c’est peut-être le moment de nous demander où sont les fronts de résistance aujourd’hui contre la machine à broyer les peuples libres. Le moment de choisir notre camp et de libérer enfin notre continent, nos peuples et notre culture de ceux qui persistent à les coloniser, à les maintenir dans la dépendance.

2004. http://grece-fr.com

1. Dans une analyse sans concessions (« To Tell the truth », nytimes.com/2004/05/28), Paul Krugman se demande comment on a pu prendre si longtemps l’actuel président des États-Unis pour un homme droit et sincère alors qu’il était dès le départ un politicien retors, refusant de reconnaître ses erreurs et enclin à mener son monde en bateau. Il donne trois raisons : 1) un patriotisme dévoyé induit par le choc du 11 septembre ; 2) « la tyrannie de l’objectivité » qui poussait les critiques du président à tout faire pour ne pas sembler se ranger du côté de ceux qui lui vouaient une « haine irrationnelle » ; 3) l’intimidation : après le 11 septembre tous ceux qui osaient penser ou dire quoi que ce soit de négatif à propos du président s’exposaient à recevoir une avalanche de lettres insultantes. Deux jours plus tôt, le New York Times du 26 mai 2004 s’excusait formellement auprès de ses lecteurs du manque de rigueur et de vérification dans une série de reportages, notamment à propos des armes de destruction massive censées être en possession de l’Irak juste avant l’invasion anglo-américaine.

2. En s’inspirant de Kerényi et Eliade, Kurt Hübner explique que « les pseudomythes politiques sont certes structurés comme des mythes mais qu’ils ne naissent pas spontanément, ni ne se développent historiquement, c’est-à-dire qu’ils sont créés en vue d’atteindre certains buts […] Un mythe véritable à l’origine [peut] lui aussi devenir un pseudomythe, notamment lorsqu’il n’est plus vécu, mais doit être maintenu par la violence ou artificiellement réintroduit » (« Mythe et politique. Contribution au concept philosophique de nation », Krisis, numéro 8, avril 1991).

3. L’ancien fonctionnaire du département d’État américain, William Blum, auteur de la retentissante critique de la politique étrangère étatsunienne sous le titre de L’État voyou, L’Aventurine, Paris, 2002, vient de publier un deuxième ouvrage qui recense avec une grande précision pas moins de cinquante-cinq opérations militaires illégales des États-Unis, ouvertes ou couvertes, à travers le monde entre 1945 et 2003 : Les guerres scélérates, Parangon, Paris, 2004. Sur le même thème de la recherche systématique et la provocation des conflits par la puissance américaine, on consultera avec profit l’ouvrage de Noam Chomsky : De la guerre comme politique étrangère des États-Unis, Agone, Paris, 2001.

4. Maximilien de Robespierre, 3/02/1794, cité par Jacques Cellard, Ah ! ça ira, ça ira… Ces mots que nous devons à la Révolution, Balland, Paris, 1989.

5. Notamment dans le Deutéronome (VII-6, VII-16, XX-17).

6. Thèse défendue, entre autres, par Robert Jaulin, L’univers des totalitarismes, Loris Talmart, Paris, 1995. Sur ce même sujet, également, Jacques Marlaud, « Choc des civilisations ou résistance à la civilisation terroriste ? » in Interpellations. Questionnements métapolitiques, Dualpha, Paris, 2004.

7. Entre autres, Stéphane Courtois (et al.), Le livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Robert Laffont, Paris, 1997 ; Joël Kotek et Pierre Rigoulot, Le siècle des camps, J. C. Lattès, Paris, 2000 ; Pin Yathay, L’utopie meurtrière. Un rescapé du génocide cambodgien témoigne, Éditions Complexe, Paris, 1989 ; Christopher Hitchens, Les crimes de Monsieur Kissinger, Saint-Simon, Paris, 2001 ; William Blum, Les guerres scélérates, op. cit.

8. cf. Richard Labévière, Les dollars de la terreur. Les États-Unis et les islamistes, Grasset, Paris, 1999. Également : Michel Chossudovsky, Guerre et Mondialisation. À qui profite le 11 septembre ?, Le Serpent à Plumes, Paris, 2002.

9. Mona Chollet, « Rafah : comment rendre un peuple fou », www. peripheries.net/, 26 mai 2004.

10. Dans une critique sans concession de la revue Cités d’Yves Charles Zarka, consacrée au danger du communautarisme islamique en France et exhibant la caricature grossière d’un musulman sur sa couverture, le journaliste du Monde Diplomatique Alain Gresh écrit : « L’homme au nez crochu, au regard torve, n’a pas la Torah dans la main, mais le Coran. Il est musulman et tourne le dos à la République. Qu’une revue puisse mettre une telle illustration en “une”, que des libraires l’affichent, en dit long sur le climat actuel en France » (« Les nouveaux habits du racisme », diffusion Internet, 29/05/04). Dans le même esprit de phobie anti-islamique, la manchette du Figaro du 28/05/04 attirait l’attention sur « l’inquiétant prosélytisme des associations islamiques », en se fondant sur l’étude d’un Institut des Hautes Études de Sécurité Intérieure (IHESI) qui ne relevait, à la lecture, aucune tendance spécifique à la violence ou au terrorisme, mais fustigeait la tendance au « repli communautaire » des jeunes musulmans. Comme si cette quête d’une identité ethnique et religieuse dans notre société déracinée, ne concernait que cette communauté-là ! Comme si la République devait, à ce moment précis des guerres qui font rage au Moyen-Orient, se sentir menacée de ce côté- là ! Façon subtile, croit-on, d’aligner les Français sur la propagande anti-terroriste de Bush et consorts ?

11. Henri Korn, dans un article intitulé « Trop commode alibi ? » (Le Monde, 29/05/04), abordait avec courage le fond de la question concernant l’instrumentalisation constante d’un antisémitisme largement surévalué en Europe comme aux États-Unis : « Peut-être serait-il temps d’abandonner l’amalgame entre Israël et un peuple idéalisé, fils du Livre, du Talmud et des Lumières. Il nous empêche de penser en termes politiques ce qui se passe aujourd’hui au Proche-Orient. Il est impératif désormais, pour la survie de la démocratie en Europe, aux États-Unis aussi bien qu’en Israël, que chacun d’entre nous prenne ses distances avec une logique qui inverse la charge de la preuve et qui est assortie d’un chantage. Tous deux nous paralysent. La logique nouvelle est terrifiante, elle postule qu’il appartient à la victime de prouver son innocence alors même qu’elle a été abattue sans autre forme de procès : “Nous l’avons tué, c’était donc un terroriste”. Le chantage consiste à menacer de dénoncer comme un antisémite, alors qu’il s’agit d’un choix politique, toute personne qui conteste cette logique perverse et ses conséquences ».

12. Jules Monnerot, Sociologie de la révolution, Fayard, 1969.

13. Spiegel special, NR. 1/2003, « Als Feuer vom Himmel fiel. Der Bombenkrieg gegen die Deutschen ».

14. Une base américaine gigantesque, nommée Bondsteel, avec une piste pour avions gros porteurs et une véritable ville intérieure, a été construite illégalement sur un territoire arraché aux Serbes au Kosovo. Des contingents étatsuniens se sont établis en Hongrie, en Tchéquie, en Slovaquie, en Géorgie. Le FBI forme la police polonaise à ses méthodes de combat contre le terrorisme. Plus que la valeur militaire de ces établissements, c’est leur signification politique dont il faut tenir compte à la lueur des intentions affichées à Washington d’empêcher l’Europe réunifiée de se doter d’un système de défense indépendant, et de diviser les Européens entre eux pour éviter toute coalition anti-américaine.

15. Robert Kagan, Le revers de la puissance. Les États-Unis en quête de légitimité, Plon, Paris, 2004.

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