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Entre l’empire et le royaume, il faut choisir !

La France, et c’est son génie profond, a hérité des Grecs cette méfiance de l’Hybris, la démesure. Au grand, il est toujours possible d’ajouter une quantité supplémentaire, indéfiniment... Face à la démesure des monuments barbares ou des empires asiatiques aux limites jamais indépassables, les Grecs opposaient un idéal d’harmonie issu de justes proportions. C’est au moment « où elle ne fut qu’elle-même, qu’Athènes fut le genre humain » remarquait Charles Maurras ; ce fut sa fin lorsque les Macédoniens de Philippe et Alexandre l’entraînèrent à se répandre dans le monde, de l’Indus au Nil.
La France s’est volontiers (et peut-être un peu abusivement) attribué le rôle ambigu d’institutrice du monde ; mais cette prétention n’est possible qu’au prix d’une renonciation à l’empire du monde. Dans les sociétés indo-européennes, comme en Chrétienté, l’autorité spirituelle doit toujours être distincte du pouvoir politique... On le sent : rien n’est plus contradictoire au génie territorial de la France que cette Europe sans frontières, à six, à douze ou à trente-six, avec ou sans la Turquie, l’Angleterre ou le Kamtchadka...
La singularité de la France
Les Flamands n’ont pas grand chose à perdre avec l’Europe, les Polonais peuvent espérer mieux subsister dans un vaste conglomérat que partagés entre la Prusse, la Russie et l’Autriche.
L’identité des Sardes, des Grecs, des Hongrois ou des Irlandais s’est maintenue sous la domination piémontaise, turque, autrichienne ou anglaise, pourquoi ne parviendrait-elle pas à se maintenir au sein de l’empire européen ? Et tant mieux si l’on profite un peu de la manne bruxelloise accordée aux contrées sous-développées... La réalité ethnique est dotée d’une force organique qui lui permet de tolérer les formes d’organisation politique les plus diverses.
La “Germanie”, tant est évidente la fraternité (les germains c’est-à-dire les frères), les liens de sang et de langue, s’est maintenue 1870. Jusqu’à ce que la France, au XIXe siècle, veuille dans sa passion idéologique exporter le principe de l’État-nation qui lui avait si bien réussi.
Les grandes cités peuvent même trouver quelque intérêt à ne dépendre que d’un État assez lointain pour ne pas trop les contraindre : un Milanais restera Milanais, qu’il soit rattaché à l’Italie, à la Padanie, ou à quelque empire européen.
Italiens ou Allemands n’ont pas grand-chose à sacrifier en acceptant de voir transférer à un État supranational une souveraineté qui ne date au fond que de quelques dizaines d’années. Ne parlons même pas des Tchèques, des Maltais ou des Biélorusses... L’État belge a été créé par un compromis entre l’Angleterre et la France, il ne trouve sa légitimité que dans l’utilité des services qu’il peut rendre à ses habitants, et n’importe quelle autre puissance publique ne sera-t-elle pas aussi légitime si elle parvient à rendre des services équivalents ?
La France n’est pas une
Mais au milieu de ces États fonctionnels et de ces ethnies, la France apparaît comme une communauté non ethnique, un État nation paradoxal. La nation française, à l’évidence, n’est pas une ethnie ; et plutôt que de parler du peuple français, ne devrait-on pas parler des peuples de France : celtes, gallo-romains, germaniques, catalans, basques, corses, arvernes, ligures ou flamands... ?
La France n’est même pas une langue ; même si le français est le bien commun des Français. D’abord parce que ce bien commun, les Français le partagent avec bien d’autres peuples plus ou moins partiellement francophones.
Par ailleurs, l’unification linguistique n’est qu’une réalisation tardive due en grande partie au jacobinisme de la République qui s’acharna méthodiquement contre les langues provinciales qu’elle jugeait menaçantes pour l’unité d’une nation qui avait perdu son fédérateur historique. Or ces langues provinciales, breton, occitan, flamand, basque, corse ou catalan c’est aussi le patrimoine de la France...
La France n’est pas une unité ethnolinguistique ; elle ressemble par ce trait à la Suisse, fédération de peuples et de cultures. Dans ces deux cas, il s’agit d’un rassemblement politique dont la cause réside dans un fédérateur. Fédérateur externe pour la Suisse - il s’agit d’échapper à l’emprise des Habsbourg -, fédérateur interne pour la France : l’État capétien. Si le jardin de France est l’oeuvre d’art de la dynastie capétienne, il n’y a pas de raison de penser que la diversité des essences puisse nuire à ce jardin.
Creuset des identités réelles
Cependant la France n’est pas qu’un État, c’est aussi une nation ; non une ethnie, mais un ensemble de peuples que des siècles d’histoire commune, un héritage plutôt heureux, ont progressivement transformé en une communauté de destin originale.
La France est le type même de l’État-nation : État coïncidant avec une communauté humaine, communauté rassemblée et modelée par cet État, comme un jardin longuement amendé devient différent des terres qui l’environnent.
L’illusion, d’abord celle des Français facilement portés à théoriser et à universaliser leur propre situation, puis celle de ceux qui ont voulu à toute force les imiter, a été de vouloir normaliser et exporter l’exception française : on sait les ravages provoqués par le principe des nationalités au XIXe siècle, le démantèlement de l’Empire austro-hongrois au début du XXe, et l’on peut douter de la pertinence d’États souverains comme la République centrafricaine ou celle de Bosnie... Mais on a réussi à faire croire que la dignité des peuples ne pouvait se passer de ces fantômes de souveraineté et de ces apparences d’États...
Certes, il y a au composé français une base que je me garderais bien de mépriser et dont l’identité ethno-culturelle doit être, elle aussi, respectée : pour caricaturer celle des franchouillards à béret basque et à baguette de pain sous le bras qui peuvent dire : nos ancêtres les Gaulois. Dans cet ensemble peuvent s’insérer, parfois dans la douleur, des minorités que les hasards de l’histoire ont amenées sur notre sol : Arméniens, Juifs, habitants des territoires d’Outre-mer, immigrants de anciennes colonies ou d’ailleurs. L’assimilation de ces minorités dépend de nombreux facteurs dont les moindres ne sont pas la santé des communautés préexistantes qui forment la société française et l’existence d’une identité française nette qui ne saurait se maintenir en l’absence d’un État souverain.
Faute de vraies communautés historiques de référence, et pour nous Français de notre État-nation, il y a fort à parier que dans un magma “européen”, les plus démunis ne chercheront leur salut que dans les identifications les plus frustes. Faute d’être béarnais ou même français, on se retrouvera, comme aux États-Unis : blacks, beurs, juifs, chinois ou comme on dit là-bas caucasiens.
Une Europe artificielle
Une Europe sans histoires (et donc sans l’histoire) ; une Europe sans passion, sans souffrance, sans tragique, mais sans lyrisme : aucun désir ne vient perturber la grisaille institutionnelle de cet O.P.N.I. (Objet Politique Non Identifié). On comprend la bourde des Américains d’avoir nommé Eurodisney le parc des petits Mickeys.
Le concept est mauvais et il vaut mieux payer très cher pour tout rebaptiser Disneyland Paris. Paris, c’est au moins quelque part.
Pour la première fois dans l’Histoire, on allait voir se construire un ensemble politique entièrement fondé sur ce que Max Weber appelait « la légitimité rationnelle légale ». Jamais une construction politique n’a tant ressemblé au modèle du contrat social, celui auquel rêvaient tous les “bons sauvages” et autres “Hurons” des salons français du XVIIIe siècle.
Enfin, des individus, débarrassés des préjugés et autres aliénations liées aux conditionnements historiques, parviennent à accéder à la rationalité, à la volonté générale, c’est-à-dire à la volonté du général ! Les jacobins avaient dû mener de violents combats pour interdire toutes les particularités historiques communautaires, parlements provinciaux, corporations, jurandes, congrégations ou autres langues provinciales. L’Europe se bâtit directement sur les abstractions de la philosophie des “Lumières”. Aussi n’est-ce que par antiphrase que les institutions européennes ont pu pour un temps, être nommées “communauté”.
Bien sûr, on peut s’interroger sur la stabilité et la continuité de ce zombie de la politique fondée sur une utopie aussi décharnée. On comprend que l’on puisse mourir pour sa foi, pour son roi, sa patrie, sa famille ou son honneur ; on a même pu mourir pour un drapeau. Mais qui accepterait de se sacrifier pour le traité de Maëstricht ou pour la défense des institutions bruxelloises ? Tant que ça n’est pas éprouvé, ça va, mais à la première tempête, que restera-t-il du château de cartes laborieusement laborieusement construit par tant d’érudits constitutionnalistes ?
Il en est de cette Europe comme du volapuck, de l’espéranto et des deux-cents langues artificielles inventées depuis le XVIIIe siècle “pour que les hommes se comprennent enfin”... Pour que la langue qui abolira la malédiction de Babel soit la langue de tous, il importe qu’elle soit d’abord la langue de personne. D’où le caractère arbitraire, sous couvert de rationalité, de la fixation des racines du lexique ou des règles de la syntaxe. Mais on constate que, très vite, les disciples entrent dans une relation oedipienne avec le fondateur. À un usage arbitraire, on peut toujours substituer un autre usage que la faiblesse humaine trouvera toujours meilleur puisqu’il est susceptible d’illustrer celui qui le propose. C’est ainsi qu’au volapuck succède un volapuckbis et un volapuckter et que la langue qui était faite pour communiquer avec tout le monde a pour destin de ne communiquer avec personne.
Quel mythe fondateur ?
Pourtant il serait possible de sortir le projet européen de ces utopies fantomatiques de la philosophie française des Lumières. L’histoire de l’Europe ne manque pas d’événements qui pourraient servir de mythe fondateur. Mais ils présentent de sérieux inconvénients,  surtout pour nous autres Français, et sont susceptibles de diviser autant que d’unir. On pourrait par exemple s’appuyer sur le thème de la vieille culture indo-européenne (au risque de chagriner les Basques, Étrusques, Hongrois et autres Finnois), mais au-delà de quelques érudits comme Dumézil, l’idée a trop été marquée par les nazis.
L’Empire romain ? Cela ravirait les héritiers des Gibelins, en Italie ou ailleurs. Mais cela concerne tout le monde méditerranéen et en rien l’Europe du Nord.
Politique capétienne
Il y aurait bien des raisons d’enraciner l’Europe dans la Chrétienté : la structure épiscopale a maintenu un semblant d’administration lors de l’effondrement de l’Empire romain, les ordres monastiques, les bénédictins au premier rang, ont établi une certaine unité spirituelle et intellectuelle dans l’anarchie et les replis locaux du haut Moyen-Âge, les pélerinages (Saint-Jacques-de-Compostelle, Jérusalem) ont relancé la circulation des personnes, et la papauté a longtemps joué un rôle d’autorité spirituelle commune. L’aventure des Croisades, celles du Proche-Orient, celles de la Reconquiesta fondatrice de l’Espagne et du Portugal, celles des chevaliers teutoniques au Nord, pourraient donner ce supplément d’héroïsme qui manque tant à notre construction marchande sans État spécifique jusqu’en et technocratique. Mais la Chrétienté s’est brisée lors de la Réforme, et dans nos sociétés “séculières”, on voit mal comment ce thème pourrait servir de mythe fondateur ; sans compter l’opposition résolue de tous les adeptes d’une laïcité de combat. La politique capétienne s’est toujours exercée contre les tentatives d’instauration d’empire européen que ce soit celle du Saint- Empire othonien ou celles de la Maison de Habsbourg .
Qui en France connaît la date où les Turcs furent repoussés de Vienne ? Comment fêter avec les autres peuples d’Europe la grande victoire de Lépante ? L’histoire scolaire ne nous a pas transmis ces références pour la bonne raison qu’à l’époque Charles IX était l’allié des Turcs, comme plus tard Richelieu fut l’allié des princes protestants contre la Maison d’Autriche.
Toute l’existence de la France suppose un travail systématique de lutte sourde ou ouverte contre la mise en place d’une hégémonie impériale en Europe. C’est pourquoi l’Europe que prétendent promouvoir les gouvernements français est si ectoplasmique. Le contraire amènerait à révéler la contradiction entre deux traditions antagonistes en Europe, celle de l’empire et celle du royaume.
On peut vouloir la constitution d’une Europe supranationale, on peut vouloir persévérer dans l’identité française, mais on ne peut vouloir les deux. Entre l’empire et le royaume, il faut choisir.
Michel MICHEL L’Action Française 2000 du 20 septembre au 3 octobre 2007
Sociologue Université de Grenoble II

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