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Science et méditation (M. Heidegger)

Un peu de philo pour une fois. Il faut savoir prendre du recul.

Les diverses chapelles de la dissidence opposée au système contemporain ont l’habitude d’employer ce terme, « le système », pour décrire ce qu’elles combattent. Curieusement, pourtant, le terme reste indéfini. C’est une chose qu’on voit agir, mais dont l’essence échappe à l’analyse.

Qu’est-ce que le système ?

Je propose une réponse, à travers un texte de Martin Heidegger : « Science et méditation ».
Heidegger définit l’art comme ce qui révèle le beau dans le réel, et la science, au sens contemporain du terme, comme ce qui expose tout ce qui est. A la différence de l’art, la science ne filtre donc pas le réel. Elle vise à l’exposer dans son intégralité. Elle est la théorie du réel.

Quelle est la loi fondamentale de cette théorie ? Est-ce la volonté de connaissance de l’homme ? Heidegger répond : non, cette définition-là est trop large, elle inclut à la fois la science et la méditation. La science contemporaine est une certaine manière de connaître le réel. Pas toute la connaissance du réel. Quelle est cette certaine manière ? Définissons les concepts : réel et théorie.

Le réel (Allemand : das Wirkliche) est, dans la science, ce qui emplit le domaine de l’action effective (Allemand : wirken). Cette action effective est une modalité particulière du faire, elle s’en détache comme une opération concrète, ou un type d’opération concrète, peut émaner d’un principe abstrait. Voilà précisément pourquoi notre science n’est plus celle des Grecs : pour eux, la science est connaissance de ce qui est amené du caché vers le non-caché, alors que pour nous, elle est connaissance de l’action qui produit ce déplacement. La rupture a été préparée par la latinité : là où les Grecs pensent le réel comme le déploiement de son entéléchie, les Latins le voient comme l’effet d’une opération. Chez eux, cette opération est encore ce qui fait passer du non-caché vers le caché, mais déjà on s’intéresse moins au caché, on ne prend en compte que l’opération qui conduit au non-caché.

Ensuite, on oubliera totalement le caché : avec la science contemporaine, ce qui est contemplé (Allemand : betrachten – étymologiquement, racine « traiter, élaborer »), c’est uniquement ce qui a été tiré du caché vers le non-caché. Cela, et cela seul. L’objet est le produit des objets, la cause d’un enchaînement du réel par le réel. L’objectivité de la science contemporaine, en ce sens, est une subjectivité non sue : nous considérons comme objectif ce qui aborde l’objet par mise à distance du sujet, mais nous oublions que la notion même d’objet, telle que nous la comprenons, est déjà le résultat de notre subjectivité.

La théorie, pour les Grecs, est la contemplation de l’aspect de la chose présente et, par cette contemplation, la connaissance de l’être de cette chose. Pour nous, parce que nous pensons la chose présente comme résultat d’une opération, cette contemplation n’est plus possible à la manière des Grecs. Notre théorie, étant donnée la compréhension que nous avons du réel comme produit d’une opération, ne peut plus percevoir la chose présente comme résultat d’une translation du non-caché vers le caché, comme accomplissement d’une entéléchie : le réel que la science contemporaine théorise est l’enchaînement des opérations par lesquels les choses engendrent les choses, le temps engendre le temps.

Pour nous, le monde n’a rien à dire qui viendrait du non-caché : il fait du bruit, il ne parle pas. Il est muet. Seul le regard de l’homme sur le monde pose un sens sur l’enchaînement des causes, seul l’enchaînement des causes perçu par le regard humain peut fonder le sens. La négation apparente de toute subjectivité débouche donc, dans la science contemporaine, sur la subjectivité radicale, et totalement non sue : le monde est là pour être connaissable, tout ce qui est réel doit être connaissable, tout ce qui est connaissable est enclos dans le réel – en apparence, le sujet s’est éloigné de lui-même ; en réalité, il a ramené à lui tout objet.

D’où, conclut Martin Heidegger, la limitation de la science contemporaine. C’est une réussite absolue en ce sens qu’elle est parvenue à cartographier le réel tel qu’elle le définit. Mais elle est parfaitement incapable de se définir elle-même. Elle peut déterminer les causes de tout, sauf d’elle-même. Si le monde est muet, si seul le regard de l’homme pose le sens sur lui, alors qu’est-ce qui donne un sens au regard de l’homme ? Il y a là une question incontournable, et toute la science contemporaine semble l’ignorer, non parce qu’elle l’a contourne (elle ne le peut), mais parce qu’elle en découle sans jamais la formuler – une rivière ne peut remonter à sa source, et la science contemporaine ne peut poser la question de sa propre réalité.

Par voie de conséquence, la science contemporaine nie la méditation, la contemplation au sens grec : poser la seule question qui vaille, questionner le regard en lui-même. La science contemporaine, fondatrice discrète de toute vision du monde depuis plusieurs siècles, est un programme, voué à se déployer d’abord dans l’ignorance du questionnement sur sa propre nature, et finalement dans l’ignorance du principe d’humanité lui-même – car si l’on ne questionne plus le regard de l’homme, alors où est la conscience, où est l’homme ?

Je crois que cette pensée d’Heidegger permet de donner la seule définition exacte, complète et approfondie du « système ». Si l’on analyse l’ensemble des forces apparemment contradictoire et partiellement disjointes que la dissidence regroupe sous le terme de « système », et si on cherche à déterminer leur plus petit dénominateur commun, on retombera toujours sur cette idée : la négation de la contemplation comme finalité, et donc, en dernière analyse, la négation de l’homme par le monde qu’il a voulu le prendre en lui, et auquel il s’est finalement réduit – jusqu’à devenir un robot.

Ce n’est certes pas pour définir ce que nous appelons le « système » qu’Heidegger écrivait. Mais c’est bel et bien ce qu’il a fait.
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