♢ Depuis la création de la SFIO en 1905, les socialistes ont toujours été écartelés entre le refus du système capitaliste, rituellement dénoncé comme porteur de tous les maux, et la nécessité de s'adapter aux tristes réalités du pouvoir.
L'expérience du Front populaire avait permis de préserver la mythologie révolutionnaire, mais aujourd'hui, onze ans après l'élection de François Mitterrand, les socialistes ne savent vraiment plus où ils sont. ♢
Les socialistes sont malheureux. On peut les comprendre, après leur cuisant échec électoral. Mais, si l'on en croit un livre tout récent (1), leur vague à l'âme a des causes beaucoup plus profondes, qui plongent dans l'histoire même du parti socialiste, et ceci depuis 1905.
Au départ de cette étude, un constat : « Le Parti socialiste ne va pas bien », en raison d'une « crise morale », d'une « interrogation angoissée des socialistes sur l'identité actuelle de leur parti et sur le sens de leur action » ; car « en proie à l'incertitude, le Parti socialiste paraît démobilisé, voire frileux, recroquevillé sur lui-même » et en son sein règne « un malaise diffus ». Ce diagnostic peut paraître paradoxal, onze ans après le triomphalisme qui régnait lors de l'entrée à l'Elysée de François Mitterrand. Et, pourtant, en se penchant sur la longue histoire de leur parti, on comprend mieux pourquoi les socialistes ne savent plus très bien, aujourd'hui, où ils habitent.
Leur rapport au pouvoir a toujours eu, en effet, quelque chose de maladif : fidèles à une mythologie révolutionnaire quasi obsessionnelle, les socialistes n'ont jamais fait la révolution. Qui pis est, alors même qu'il leur fallait, sous Mitterrand, s'adapter aux tristes réalités du pouvoir, ils ont réaffirmé - plus pour convaincre les autres - qu'ils restaient purs de toute compromission avec un système capitaliste rituellement dénoncé comme porteur de tous les maux. Bref, écartelés entre les impératifs du réel et une utopie congénitale, les socialistes sont schizophrènes. Cette schizophrénie étant d'autant plus tenace qu'elle est ancienne. Simplement elle se manifeste aujourd'hui de façon spectaculaire parce que la fidélité, proclamée, aux origines, est en discordance aiguë avec le vécu de onze ans de pouvoir. Un pouvoir qui porte en lui, par essence, le mal, le pêché - puisque, consciemment ou non, le socialisme perpétue, à sa manière, le vieux dualisme chrétien.
JAURÈS ET L'AMBIGUÏTÉ FONDATRICE
Au commencement était Jaurès. C'est lui, en effet, qui a appris aux socialistes français à affronter et à surmonter la contradiction fondamentale qui nourrissait les débats à l'intérieur du mouvement socialiste : comment participer aux institutions démocratiques, en jouant le jeu du suffrage universel, tout en sauvegardant le principe d'une action, d'une nécessité révolutionnaires ? Comment être, pour un député socialiste, à la fois le représentant d'un parti de classe, purement ouvrier, faisant de la lutte des classes le moteur de toute action politique, et le porte-parole d'un électorat forcément plus hétérogène, l'idéal socialiste touchant les électeurs bien au-delà des frontières du prolétariat ? Se faire élire au Parlement, est-ce simplement rechercher une tribune pour prêcher la lutte des classes, la guerre socialiste, ou est-ce se préparer à assumer, un jour, le pouvoir - dans une société restant pluraliste, «bourgeoise» (pour utiliser le vocabulaire de rigueur dans les milieux socialistes) ?
Cette question, qui se posait dès les dernières décennies du XIXe siècle aux socialistes de tous pays, prenait une intensité particulière, dans une France marquée par la ligne de clivage séparant partisans et adversaires de la République. Autrement dit, dès les années 1880, la référence républicaine était perçue différemment selon les tendances existant chez les socialistes français : pour les uns, «possibilitistes» (2) ou « socialistes indépendants », la défense du régime républicain était prioritaire et justifiait toutes les alliances nécessaires avec des républicains non socialistes (comme les députés radicaux), y compris pour assumer les responsabilités gouvernementales ; pour les autres, socialistes guesdistes (3) et allemanistes (4), la République n'était pas, en soi, une solution satisfaisante et seule comptait la transformation du régime de propriété, que le prolétariat devrait imposer à la bourgeoisie par la Révolution.
Jaurès réussit à surmonter cet antagonisme. La création de la SFIO (Section Française de l'Internationale Ouvrière), en 1905, permit de créer un cadre organisationnel où pouvaient cohabiter les diverses tendances. Mais au prix de nombreuses ambiguïtés. Ainsi, Jaurès prétendait concilier république et socialisme, nation et internationalisme. En jouant d'un véritable équilibrisme intellectuel: par exemple, selon lui, le mot de Marx « les prolétaires n'ont pas de patrie » ne devait pas être pris au pied de la lettre, puisque ce n'était qu'une « boutade passionnée, une réplique toute paradoxale et d'ailleurs malencontreuse »...
En fait, Jaurès put mener à bien l'unification des socialistes en leur faisant admettre qu'étaient conciliables l'accord de tous sur les fins - la fondation d'une société socialiste - et des divergences portant sur la tactique nécessaire pour atteindre ces fins. Intransigeance doctrinale et empirisme dans l'action, donc avec un garde-fou : l'optique militante devra toujours l'emporter sur les préoccupations électoralistes et parlementaires. C'est sur la base de cette cohabitation entre un pôle militant et un pôle parlementaire avec prime, théoriquement, au premier - que devait fonctionner la SFIO. Une cohabitation risquant, à tout moment, de devenir antagonisme... Car Jaurès, en prétendant unir utopie (la doctrine) et réalisme (la pratique politique), ne pouvait faire ainsi le grand écart qu'en polarisant l'attention des socialistes sur la conquête du pouvoir, et non sur l'exercice de ce pouvoir. « L'unité de 1905, écrivent Bergounioux et Grunberg, n'avait été fondamentalement rendue possible que par le refus de l'exercice du pouvoir ». Et le maintien de cette si fragile unité exigeait que fût perpétué un tel refus. Or les bouleversements de l'Histoire allaient condamner les socialistes à devoir choisir entre une pureté doctrinale confortable, car coupée des réalités, et les risques d'une participation à un pouvoir «corrupteur».
DE BLUM A MlTTERAND
1914, en révélant la force du patriotisme chez les ouvriers comme chez tous les Français, a montré le caractère factice de l'internationalisme. Et 1917 a provoqué, chez les socialistes français, une crise d'identité dont devait sortir la rupture du congrès de Tours, la majorité des socialistes choisissant l'alignement sur la mythologie bolchevique et donc, la création d'un parti communiste en France, tandis que les minoritaires allaient s'efforcer, avec Blum, de faire survivre cette « vieille maison» qu'était la SFIO ébranlée sur ses bases. Non sans complexe, d'ailleurs, puisque Blum concédait à ses adversaires la nécessité d'une dictature exercée par un parti unique de la classe ouvrière ; ni sans illusion, puisque Blum terminait sa péroraison de Tours en adjurant ainsi les ralliés à Moscou : « Les uns et les autres, même séparés, restons des frères qu'aura séparés une querelle cruelle mais une querelle de famille et qu'un foyer commun pourra encore réunir ».
Nostalgie de l'unité perdue - et qu'il faudra bien, un jour, retrouver... Nécessité, pour la SFIO, de ne pas laisser au nouveau parti communiste le monopole de la référence révolutionnaire, d'une pureté ouvriériste permettant de prétendre incarner la gauche...
Ce double phénomène explique que les socialistes aient pratiqué, longtemps, l'évitement du pouvoir. D'autant que, comme le parti de Jaurès, la SFIO de Blum fut, en fait, une coalition de courants, dont l'existence fut rythmée par le conflit des tendances. Avec des phrases de rupture : départ de néosocialistes, conduits par Marcel Déat, en 1933, exclusion de la Gauche prolétarienne en 1938.
Mais il fallut bien, un jour, qu'ait lieu l'épreuve de vérité qu'était l'accession des socialistes au pouvoir. Bien que retardée le plus possible par Blum, cette épreuve fut rendue inévitable par la victoire, en mai 1936, du Front populaire. Les communistes soutenant Blum comme la corde soutient le pendu, la première expérience du pouvoir fut pour la SFIO une épreuve douloureuse, traumatisante. Dès janvier 1937, l'annonce de la «pause» dans la politique gouvernementale, d'ailleurs plus réformiste que révolutionnaire, était un aveu d'échec. Le malaise chez les militants était profond : au congrès de juillet 1937, Pierre Brossolette exprime un sentiment très majoritaire dans les rangs socialistes : « Le parti a donné l'impression d'être comme les autres, de tomber comme les autres et de pratiquer comme les autres le petit jeu parlementaire »,
Révolution sociale ou Révolution nationale ? C'est le choix auquel furent condamnés les socialistes devant les malheurs de la patrie, en 1940. Beaucoup purent être, plutôt que des partisans, des patriotes : si 36 parlementaires de la SFIO refusèrent, le 11 juillet 1940, de voter les pouvoirs constituants au maréchal Pétain, 90 acceptèrent (deux socialistes étaient dans le gouvernement formé par le maréchal le 17 juin). Et nombre de socialistes s'engagèrent résolument en 1940-1944, derrière Pétain, voire dans la collaboration. D'où la sévère auto-épuration que s'imposa la SFIO en 1945.
Une SFIO qui devint vite le pilier central de la IVe République, entre le MRP et le PC. Auriol, premier président de la IVe; Ramadier, premier président du Conseil ; puis Mollet, reprenant à son compte le vieil équilibrisme de Jaurès et de Blum en assurant que la SFIO était, tout à la fois, un « parti de réformes » et « un parti de révolution sociale »... Art de jouer sur les mots. Art poussé à sa perfection par François Mitterrand, qui sut à Epinay, en 1971, prendre le contrôle du nouveau Parti socialiste, après enterrement d'une SFIO discréditée, aux yeux des purs, par son jeu pour le moins fluctuant au sein de la Ve République. A Epinay, Mitterand tint le langage de la rupture avec la société capitaliste, de l'union avec le PC, du refus de toute alliance à droite. Les rites fondateurs étaient respectés ... Alors même que le seul souci de Mitterrand était d'accéder au pouvoir, en utilisant les rouages institutionnels de la Ve République.
Il apparut en effet, au fil des ans, que cet homme, plus fin joueur, sans doute, que tous ceux qui l'avaient précédé à la tête des socialistes, avait en fait du parti une conception qui apparentait fortement celui-ci à un kleenex ... D'où cette « destruction de l'identité socialiste » que Bergounioux et Grunberg analysent longuement. En concluant que « l'identité socialiste traditionnelle s'est brisée d'elle-même contre les réalités du pouvoir ». Une conclusion en fin de compte rassurante : l'utopie ne peut survivre lorsqu'elle est confrontée au réel.
✍ Pierre Vial le Choc du Mois • Avril 1992
(1) Alain Bergounioux, Gérard Grunberg, Le long remords du pouvoir, Fayard (collection « L'espace du politique »), 554 p
(2) Fraction modérée, formée au congrès de Saint-Etienne (1882) sous la direction de Paul Brousse.
(3) Jules Guesde (1845-1992) se veut le représentant, en France, d'un marxisme pur et dur.
(4) Jean Allemane (1843-1935), ancien communard, entend attribuer aux ouvriers manuels une prépondérance exclusive dans l'organisation socialiste et préconise la grève générale.