Le travail d’enquêteur journaliste est souvent risqué. Il risque de donner à celui qi le fait une vision très noircie de l’actualité. Le roman Mafia chic en est un bel exemple. Co-écrite par la journaliste Sophie Coignard, responsable des fameux rapports annuels Omerta qui dénoncent les enterrements de l’information et les connivences entre les médias et les politiciens, et l’éditeur Alexandre Wickham, l’intrigue nous plonge dans les coulisses nauséabondes de la classe politique française.
Candidat à la présidence de la République, Xavier est Premier ministre. C’est un héritier; son père fut lui aussi un homme politique d’envergure nationale. Désireux de réaliser des coups médiatiques, il veut visiter le Buisson d’Argent, « une hideuse ville nouvelle qui, dans les années soixante-dix, avait surgi du cerveau malade de quelques architectes post-staliniens » (p. 46). Il se dit « préoccupé par tous les phénomènes d’exclusion, par ce qu’il appelle la déchirure sociale » (p. 46). En préparant la visite, mairie et autorités contactent Sélim, le caïd de la cité, pour qu’il fasse en sorte que tout se déroule parfaitement. Sinon, « en cas de pépin […], déclare un officier de police, ce n’est pas seulement votre avenir, Sélim, qui se trouvera compromis. Il faut que vous compreniez bien que les bâtiments où habitent d’éventuels fauteurs de troubles seront détruits. Au nom de la politique de la Ville, officiellement » (p. 105). Il faut à tout prix empêcher la violence « des citoyens dignes de respect mais vivant mal leur francité » (p. 102). L’enjeu est d’importance, car Xavier a prévu d’y passer une nuit !
Le séjour se serait excellemment passé si la sœur de Sélim, une rappeuse désignée pour accompagner le grand homme dans l’appartement réquisitionné, n’avait pas volé un dossier ultra-secret : plusieurs sachets de cocaïne ! Accro à la coke, Xavier se trouve en réalité au cœur d’un gigantesque réseau politico-mafieux qui prospère aux dépens de la population. Pratiquant d’une manière industrielle la corruption et les fonds secrets, cette pègre politique se retrouve souvent dans un vieux monastère restauré dans la campagne corse et occupé par de faux moines trafiquants de drogue. Sa puissance et sa richesse viennent des multiples arrangements avec les collectivités locales, d’où le développement des travaux de voirie ! « Il y a eu les ronds-points […]. C’était moins juteux, mais on pouvait en construire plus. Si les Français savaient pourquoi ils ne peuvent plus faire dix kilomètres sans tomber sur un giratoire ! » (p. 136), s’interroge Xavier qui possède toujours sur lui au moins vingt mille francs en liquide…
Sélim recontacte Éloïse Mazurier, une journaliste de terrain qui fut naguère l’amie intime de Xavier. Dans un bistrot parisien, il lui remet les sachets avec les empreintes du personnage dessus. Éloïse décide alors de rencontrer Arnaud Vitale, le fiancé actuel de Laure. Fils d’artisans d’origine italienne, c’est une figure prometteuse de la magistrature, car il vient d’être nommé à « la Commission de censure » (p. 22), la XVIIe chambre correctionnelle du tribunal de Paris qui juge des délits de presse.
Obsédé sexuel et cocaïnomane, Xavier est donc soutenu par sa sœur Laure, pleine « de vitalité et d’énergie » (p. 59). Cette croqueuse d’hommes s’est attiché de Vitale. Apprenant qu’un ancien soutien de son père et de son frère va publier un livre dénonçant leurs turpitudes, elle s’imagine influencer son nouveau fiancé à maintenir cette « censure douce » (p. 67) en interdisant l’ouvrage. Lassé du comportement de sa promise, Arnaud s’éprend d’Éloïse et refuse la mafia chic de sa belle. Au cours d’une violente altercation avec lui, Laure lui lance : « Mais l’État, c’est nous, espèce d’imbécile ! Ça fait plus de vingt ans que ma famille dirige ce pays de merde, et on s’en est pas trop mal sortis » (p. 390).
Les auteurs du roman se font alors féroces pour le petit monde de la presse et de l’édition. Ils éreintent le grand éditorialiste « Jean de Vézelay, fameux journaliste qui dirigeait l’hebdomadaire des cœurs sensibles et laissait tomber chaque semaine, depuis la guerre d’Algérie qui l’avait hélas épargné, ses opinions sur l’état du monde » (p. 90). Quelle observation savoureuse ! Le dit-personnage se considère comme une Grande Conscience morale. Fidèle larbin du pouvoir, Jean de Vézelay ne veut surtout pas déplaire et justifie son attitude en pontifiant que « mon journal a le sens de l’État » (p. 339) ou que « notre métier est l’information, pas le ramassage des poubelles » (p. 347).
Ce copinage entre la presse et l’État s’accentue du fait de l’inculture croissante des journalistes à qui on inculque dans les écoles de journalisme le prêt-à-penser, et de leur paresse proverbiale de ne jamais faire d’enquête qui gâcherait l’occasion de déjeuner ou de dîner dans un restaurant réputé. Par ailleurs, « vous avez déjà vu un journaliste acheter un livre ? » (p. 333).
Les éditeurs en prennent aussi pour leur grade. On moque leur suffisance : « On était É-DI-TEUR jour et nuit, de la crèche au cimetière. Éditeur n’était pas un métier, une carrière, un moyen de gagner sa vie. C’était tout autre chose : une vocation, un destin » (pp. 327 – 328). En fait, « tous ces gens que l’on prenait pour des intellectuels n’en étaient évidemment pas. Rien ne les ennuyait plus que de lire. Ce qu’ils aimaient, c’était déjeuner. Et dîner. Avec des amis, des auteurs, des vedettes, des journalistes. Et à la rigueur, quand on ne pouvait vraiment faire autrement, avec des écrivains. En revanche, se taper de gros manuscrits parsemés de fautes de frappe, non merci ! » (p. 214). Cela ne peut que rappeler la célèbre phrase de feu Marchais vantant la « liberté de publication en U.R.S.S. ».
La mafia chic veut l’interdire en mobilisant les immenses ressources de la loi. « Sur le papier, c’était limpide. respect scrupuleux de la légalité. Prosternation devant la loi de 1881 que le monde entier nous envie. Arbitrage nécessaire entre la liberté d’information et la protection des personnes, notion désormais placée au centre de notre droit » (p. 119). La réalité est sensiblement très différente. « Diffamations possibles à l’égard du bas peuple, mais vivement déconseillées envers la France de tout en haut. [On] immunisait la classe politique dans son ensemble ainsi que trois catégories de patrons-membres du CAC 40, P.D.-G. de multinationales pharmaceutiques ou de l’agro-alimentaire disposant de moyens quasi illimités pour alimenter une guérilla judiciaire, et bien entendu patrons de groupes possédant des médias » (p. 207). Cette protection particulière procède de la « loi de 1970 qui considère que tout ce qui est gênant relève du domaine de la vie privée […], s’exclame un éditeur, ami d’enfance de Vitale. Tu reçois des enveloppes, mais tu les refiles à ta maîtresse, comme ça s’est su ces dernières années ? Vie privée ! Tu as une fille dépressive dont les cures sont payées par un potentat africain pourri et protégé par la France depuis quarante ans ? Vie privée ! Tu nommes la nénette que tu baises au C.S.M. ? Vie privée encore ! Tout est privé, chez nous ! Et j’oublie les vacances de nos grands hommes ! Qui raque les hôtels à trente mille balles la nuit pour ces messieurs – dames ? Toi et moi. Et leurs croisières sur les bateaux des amis ? Des amis en contrat avec la Mairie ou le Département, oui ! C’est quoi ! Eh oui, de la vie privée toujours » (pp. 196 – 197). Dans le jugement qu’il rend, Arnaud rejette l’interdiction, mais le livre explosif est étouffé en étant peu imprimé, mal distribué et sans aucune publicité. Résultat, le public ignore sa sortie tandis que Arnaud subit les foudres de son administration pour cette faute professionnelle.
Et quand la justice se montre réticente ou insuffisante, on peut recourir à la police politique de la République : les fameux R.G. Ceux-ci scrutent les moindres faits et gestes de la classe politique, y compris les plus intimes. « La moindre coucherie du personnel politique y était consignée sur du papier bible, tapée à la machine à interlignes simples. Pour les IIIe et IVe Républiques, il y avait les Gouin, Blum, Le Troquer, Pleven, Herriot… mais la Ve remplissait des étagères plus longues encore » (pp. 21 – 22). Les membres des R.G. sont capables de réaliser « des actes délictueux au nom de l’intérêt général » (p. 23), puis, après diverses missions, « l’alchimie politico-administrative de la patrie des droits de l’homme transformait […] les poseurs de bretelles d’écoutes téléphoniques en hauts fonctionnaires veillant sur le respect de l’État de droit » (p. 292). Ils agissent aussi par des pressions diverses (« Plus de dérogation pour que leurs mômes aillent à Louis-le-Grand ou à Condorcet » [p. 296]) ou des intimidations comme les inspections d’hygiène ou les contrôles fiscaux. Les R.G. travaillent aussi l’opinion en orientant l’information. Comment ? « Tu copines avec un journaliste d’investigation, tu bois des coups avec lui dans des bistrots faussement stylés de la rive droite, tu lui donnes dans des biscuits. Tu le maintiens sous perfusion pendant plusieurs années. Ce naze est trop content d’arriver durant son rédacteur en chef pour lui annoncer qu’il “ a des choses ”. Qu’on va pouvoir mettre “ Exclusif ”,“ Révélation ” en tête d’un papier qui a été fabriqué de A à Z dans l’usine à mensonges de l’État » (pp. 82 – 83).
Mais ces « services secrets de l’intérieur » ne sont pas monolithiques. Les luttes d’influence internes entre les coteries sont permanentes. La franc-maçonnerie y est puissante puisque un « agent de base [est] passé inspecteur puis commissaire à la suite d’un concours un peu arrangé – il avait eu les sujets de l’écrit, la veille, grâce à un initié de la Fraternelle de la police qui comptait des maçons de toutes obédiences » (p. 23). Dans Le Point (18 janvier 2006), Sophie Coignard assurait que « la police est un nid de francs-maçons, notamment chez les commissaires ». Il faut aussi compter avec le lobby gay qui cherche, dans le roman, à sauver la tête du patron des R.G. renvoyé pour cause d’incompétence. « Le département gay de la Grande Banque des Promesses avait toujours enregistré d’excellents résultats. Mettre dans le coup le représentant de la France au Comité exécutif du F.M.I. Ce serait marrant d’instrumentaliser le F.M.I. pour sauver un membre de la communauté » (p. 345).
Le roman s’achève avec l’élection de Xavier à la présidence. Arnaud et Éloïse avertissent l’entourage du nouvel élu qu’ils cacheront les preuves compromettantes s’ils bénéficient d’une grande tranquillité.
Mafia chic est une histoire osée. Dès la première page, Sophie Coignard et Alexandre Wickham avertissent que « tout dans ce roman est bien sûr imaginaire, si ce n’est que ces événements se passent aujourd’hui en France. La fiction n’est-elle pas désormais le dernier moyen de chroniquer l’époque et de laisser s’exprimer le mauvais esprit ? » (p. 7). De mauvais esprit, les auteurs en ont à revendre puisqu’ils ont le toupet de « parler de mensonges, d’imposture, ou de déliquescence de la Ve République et de son système » (p. 419) et de penser qu’on serait « en période de guerre civile larvée » (p. 102) ! Auraient-ils trop lu le très remarquable Avant-guerre civile d’Éric Werner sur l’action néfaste des États contre leurs propres peuples ? Sophie Coignard et Alexandre Wickham versent sans complexe dans ce populisme infâme qui ronge notre Belle Démocratie ! Oublieraient-ils que le monde entier envie nos politiciens désintéressés et compétents, nos journalistes consciencieux et nos éditeurs courageux ? Les décrire comme des êtres avides de fric et de baise, corrompus et prêts à tout pour une reconnaissance officielle est choquant et scandaleux. Nul ne l’ignore : le personnel politique se sacrifie pour servir l’Intérêt général. Seule une infime minorité verse dans la délinquance. Mafia chic favorise en réalité les extrémismes et veut peut-être détruire les valeurs républicaines, socle et fondement de la cohésion nationale. Le lecteur ne devrait pas faire confiance à Mme Coignard qui a déjà commis des pamphlets tels que La Nomenklatura française (1986), La République bananière (1989) ou Les bonnes fréquentations : Histoire secrète des réseaux (1997), car il sait depuis Montesquieu que la République ne peut être que vertueuse.
Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com
• Sophie Coignard, Alexandre Wickham, Mafia chic, Fayard, 426 p., 2005.