Le Figaro Magazine - 01/03/2013
La Deuxième Guerre mondiale, en Europe, n'a pas pris fin le 8 mai 1945. L'historien anglais Keith Lowe rappelle que les années d'après-guerre, jusqu'en 1950, ont été d'une grande violence.
Le 7 mai 1945, la reddition de la Wehrmacht est signée par le maréchal Jodl, à Reims, devant les représentants alliés. Mais sur ordre de Staline, un second acte de capitulation est signé à Berlin, le lendemain, par le maréchal Keitel cette fois. En Asie, le conflit ne prendra fin qu'avec la capitulation du Japon, le 2 septembre 1945. Mais en Europe, le 8 mai marque-t-il vraiment la fin de la Deuxième Guerre mondiale ? Sans réfléchir, la réponse à cette question est spontanément positive : 1945, c'est bien la fin des combats et le début de la reconstruction. Mais tel n'est pas le point de vue de Keith Lowe, un historien anglais.
Dans L'Europe barbare, un livre paru l'an dernier en Grande-Bretagne, traduit en dix langues et publié aujourd'hui en français *, l'auteur se penche sur l'histoire des années 1945-1950 en Europe. Avec l'ambition non d'exposer des faits inédits, mais de modifier notre regard sur cette époque par la juxtaposition d'événements peu ou mal connus et que l'on n'a pas l'habitude de rapprocher. Ce qui ressort de cette synthèse, c'est que l'après-guerre a été imprégné d'une violence effarante, en certains points comparable à celle qui avait dominé le conflit, et explicable, précisément, par le degré d'inhumanité de la Seconde Guerre mondiale.
« L'histoire de l'Europe de l'immédiat après-guerre, écrit Keith Lowe, n'est donc pas avant tout celle de la reconstruction et de la réhabilitation : c'est d'abord l'histoire d'un continent qui sombre dans l'anarchie. »
En 1945, des institutions politiques aux outils économiques, des circuits d'approvisionnement aux services de transport, tout est à rebâtir. Les destructions matérielles sont colossales : non seulement les villes allemandes sont à terre, mais aussi celles des pays qui ont été occupés, également dévastés par les bombardements et les combats. 460 000 maisons ont été détruites en France, 1 700 villes et 70 000 villages en URSS. Dans ce champ de ruines, c'est le vide humain. Entre 35 et 40 millions de personnes ont été tuées, des millions d'autres déplacées, si bien que des agglomérations ou des campagnes autrefois vivantes sont des déserts. En Europe centrale, les quartiers juifs, vidés par la Shoah, n'abritent plus que des spectres. En Pologne, la densité moyenne de la population a chuté de près d'un tiers. Privée d'hommes, l'Europe est un continent de femmes et d'enfants.
La faim tenaille les hommes du temps. Lorsque les Alliés pénètrent aux Pays-Bas, où la ration alimentaire officielle est tombée à 400 calories quotidiennes, entre 100 000 et 150 000 Néerlandais souffrent d'oedèmes provoqués par la malnutrition. Conséquence de la famine, des maladies devenues rares, comme la malaria ou la tuberculose, reviennent en force. Pour une gamelle ou une tablette de chocolat, des femmes offrent leur corps. Viol, vol, pillage, violence : d'après Keith Lowe, c'est la « destruction morale » du continent...
Nettoyage ethnique et guerre civile
Après avoir campé ce paysage chaotique, l'historien poursuit son enquête autour de trois grands thèmes : la vengeance, le nettoyage ethnique et la guerre civile. Chacun d'eux est exploré pays par pays et illustré par de multiples histoires, malheureusement dramatiques, parfois relatées en quelques lignes.
Vengeance. Lorsque les camps nazis sont libérés, l'horreur de ce que les Américains et les Britanniques découvrent est telle que certains soldats commettent instinctivement des atrocités sur les gardiens. Certains déportés en font autant, par un réflexe compréhensible mais néanmoins injustifiable au regard du principe selon lequel on ne se fait pas justice soi-même. La vengeance, ce sont aussi ces bandes de civils qui avaient été réquisitionnés pour aller travailler en Allemagne et qui, dans les semaines qui suivent l'effondrement du Reich, prennent leur revanche en pillant et en violant. La vengeance, c'est également le sort réservé aux 11 millions de prisonniers de guerre allemands (des dizaines de milliers d'entre eux périront en captivité, surtout chez les Soviétiques) ou encore la chasse aux collaborateurs (dans des conditions qui ne devaient rien à la justice) ou le sort réservé aux enfants naturels de soldats allemands et de femmes des pays occupés (des bébés, par définition innocents, furent ainsi tués). Keith Lowe ne minimise en rien les crimes hitlériens, mais il constate, même s'il n'y a pas d'équivalence à établir, qu'il est arrivé, après-guerre, que des victimes se fassent à leur tour bourreaux.
Nettoyage ethnique. En Europe centrale et en Europe de l'Est, les Juifs qui ont survécu sont confrontés à des poussées d'antisémitisme. En Ukraine et en Pologne, un vieux conflit ethnique entre les deux peuples donne lieu à des violences. En Tchécoslovaquie, en Pologne, en Hongrie, en Roumanie et en Yougoslavie, 12 à 14 millions de civils d'origine allemande sont contraints de fuir et de rejoindre l'Allemagne, gigantesque exode qui provoque entre 500 000 et 1,5 million de morts.
Guerre civile. En France et en Italie, la résistance communiste utilise la lutte contre les Allemands pour tenter de prendre le pouvoir. En Grèce, le phénomène débouche sur une tragique guerre civile qui ne prend fin qu'en 1949. L'assujettissement de toute l'Europe de l'Est au bloc soviétique ou au titisme yougoslave, rappelle Keith Lowe, est également une suite de la guerre.
Au terme de cette sombre fresque, l'historien souligne un paradoxe : « Si la Deuxième Guerre mondiale a détruit le Vieux Continent, ses lendemains ont été le chaos protéiforme à partir duquel la nouvelle Europe s'est constituée. » Sommes-nous pour autant prémunis à jamais contre la barbarie ? Veillons à ce que, sous d'autres formes, elle ne revienne pas.
Jean Sévillia http://www.jeansevillia.com
* L'Europe barbare. 1945-1950, de Keith Lowe, Perrin. Traduit de l'anglais par Johan Frederik Hel Guedj.