« Il existe aujourd'hui trois pôles de pouvoir dans le monde, les Etats-Unis, l'Allemagne, la région Asie pacifique. Vous êtes sceptique sur la construction européenne et cependant vous ne jurez que par l'Europe, sa civilisation, ses potentiels, sa diversité géographique et intellectuelle. Pour un antimaastrichtien comme vous, n'est-ce pas un peu contradictoire ? »
Le plus simple, pour vous répondre, est de commencer par un bref rappel historique et de réfléchir sur l'évolution des idées en Europe et dans le monde au cours des deux derniers siècles. Le XIXe et le XXe siècle ont été tout à fait déterminants pour le millénaire qui commence. On ne peut cerner le paysage géopolitique actuel sans se référer à une longue durée et aux différents projets de civilisation qui ont accouché du XXe siècle et, maintenant, d'une ère nouvelle qu'il nous reste à définir. C'est, en effet, au cours de ces deux siècles que se sont affirmées les trois conceptions de la vie en société qui ont profondément changé le visage de l'humanité. En se plaçant, comme on peut le faire aujourd'hui, sur un satellite qui orbiterait autour de la Terre et qui tournerait d'ouest en est, c'est-à-dire en balayant du regard la culture américaine, la culture européenne et ce que fut la soviétique, vous avez les trois étapes de l'évolution de la société sur laquelle je souhaiterais m'arrêter.
En commençant par les États-Unis. La société américaine est fondée sur une idée simple, celle de la toute-puissance de la nature dont il suffit d'observer les règles. Dans la nature, il n'y a ni fraternité, ni égalité, ni liberté, il y a plutôt la loi de la jungle, à savoir que le plus fort l'emporte, que le plus faible est marginalisé. Lorsque les États-Unis ont découvert le darwinisme au XIXe siècle, ils ont appliqué à l'homme la théorie relative à l'évolution des espèces. Ils découvraient là une justification du capitalisme, à savoir qu'il était normal qu'un individu plus actif, plus intelligent, plus travailleur et plus fort physiquement l'emporte sur celui qui était moins doué. Il y avait là, pour eux, une manifestation normale de l'état de nature.
Au contraire, l'Europe est marquée, à partir de la fin du XVIIIe siècle - il y a déjà des antécédents, mais cette date marque une étape - dans la plupart des pays et notamment en France, pays phare à
l'époque, par le souci de maîtriser la nature, de supprimer les inégalités naturelles, d'avantager le faible par rapport au fort, de manière à créer une société qui serait au-dessus de l'état de nature. Cette tendance forte est notable dès le XVIIe siècle ; par exemple en littérature dans le classicisme français tel qu'on a pu l'étudier dans les tragédies de Racine ou de Corneille, la langue est corsetée. Elle n'est pas naturelle. Elle l'est beaucoup moins que chez Shakespeare. Il y a déjà là une opposition entre le classicisme français et la conception anglo-saxonne.
On peut aussi prendre l'exemple des jardins que Le Nôtre a dessinés.
En effet, il a fait plier la nature, il a découpé les arbres et taillé les buissons de manière à recomposer totalement le paysage, et ce contre la conception anglaise du jardin naturel.
Vous retrouvez cette opposition encore plus tard avec la naissance du romantisme allemand ou anglo-saxon par opposition à la persistance du classicisme français.
Cette idée de maîtriser la nature, de ne pas céder à ses lois, se retrouve dans les idéaux de 1789. Notre société s'est construite en rébellion contre les inégalités naturelles, elle les a combattues en tentant de favoriser les plus faibles au détriment des plus forts. Il s'agit, bien entendu, de l'idée de contrat social, mais pas seulement: cela concerne aussi l'éducation, la culture populaire et la manière dont on s'accommode de la dignité.
Maintenant, si notre observateur sur orbite céleste avait continué son parcours et se trouvait au-dessus de l'URSS, il aurait vu que là on avait dépassé l'excès révolutionnaire français de 1789, non pas jusqu'à créer une société dans laquelle la nature serait corrigée de ses défauts, sans brutalité, mais pour construire une société capable d'accoucher d'un homme nouveau. Ce n'est pas seulement une société nouvelle que l'on a construite, c'est un homme nouveau formant une société nouvelle.
Ce raisonnement a été porté jusqu'à l'extrême avec le Cambodge de Pol Pot où l'on a détruit les individus dotés de mémoire parce qu'ils représentaient un passé empêchant de créer un homme nouveau. Cet homme nouveau devait être débarrassé de toute séquelle du passé.
Si j'ai encore, à titre personnel et du haut de mon grand âge, un peu de foi dans l'humanité, c'est que j'ai bon espoir dans les deux extrêmes, l'américain -ou la nature est copiée, respectée au mépris des plus faibles- et le soviétique- qui a voulu créer une société nouvelle sans aucun rapport avec ce qui est naturel-, ces deux extrêmes, à mon sens, sont appelés à disparaître. Seule la conception européenne me paraît être un juste milieu entre les rigueur de la nature et les excès du rationalisme anti-naturel. Vous voyez bien que je ne suis pas aussi anti-européen que cela.
« Votre parcours sur orbite est irréprochable. Mais l'Amérique n'est pas une création « ex nihilo ». C'est un bourgeon d'Europe. À l'origine des États-Unis, il y a l'esprit des Lumières. Les grandes migrations vers ce pays au XIXe siècle sont le lot d'une petite bourgeoisie éclairée. Les vrais pauvres étaient rares. Pourquoi établissez-vous une telle coupure entre l'Europe et les États-Unis ? »
« L'Amérique a rédigé une Constitution en 1787, et depuis s'y est tenue. Sa conception de la société est immuable. Il y a eu 25 ou 27 amendements à cette Constitution, mais elle est encore debout. Or si vous observez ce qui s'est passé en Europe pendant la même période, c'est tout à fait différent. En 1945, quand j'étais en Angleterre, à la fin de la guerre, j'avais écrit un article dans la revue de la France Libre qui s'appelait « La quatorzième Constitution ». Car on se préparait, à l'époque, avec le retour du général de Gaulle en France, à adopter une quatorzième Constitution. Entre-temps, il y a eu l'Empire, la Monarchie de Juillet, de nouveau l'Empire, la révolution de 1830, les émeutes de 1831, la révolution de 1848,
Que d'événements et que d'écoles de pensée: Proudhon, Fourier en France, Orwell en Grande-Bretagne, Marx et Engels en Angleterre et en Allemagne...
Il y a eu des mouvements d'idées considérables, permanents, comme si les conquêtes de 1789 étaient constamment remises en question, comme s'il fallait les perfectionner inlassablement pour arriver à une société meilleure. En tout cas, il y avait ce désir d'améliorer le sort des hommes par des approches successives, parfois violentes, parfois purement intellectuelles, mais qui marquaient une constante recherche de l'amélioration du sort de l'être humain. »
« Comment vous situez-vous personnellement par rapport à cet héritage ? »
« Je me situe dans la mouvance du perfectionnisme progressif. C'est-à-dire que je comprends très bien les saint-simoniens, les démocrates-chrétiens comme Lacordaire ou Lamennais, mais aussi qu'il y ait eu Marx et Engels, Proudhon, Fourier, qu'il y ait eu les Ateliers nationaux, qu'il y ait eu la
Commune, je comprends tous ces mouvements »
« Vous comprenez aussi qu'il y ait eu Danton et Robespierre ? »
« Parfaitement. Je comprends que tous ces mouvements aient existé, non pas que je les approuve tous, mais parce que je crois que leur objectif était l'amélioration de la condition de l'être humain.
Une amélioration progressive qui passe parfois par des solutions extrêmes, radicales, avec des erreurs, parfois par des solutions plus justes et plus proches de la réalité. Il n'y a pas eu, heureusement, l'idée absurde, anti-dualiste, qui a été celle du stalinisme et a fortiori celle du « PolPotisme ». C'est dans ce cadre qu'il faut étudier ce qui s'est passé dans le monde au cours de ces dernières années. Le millénaire qui commence est marqué par ces trois concepts. Le plus extrême, celui de l'URSS, a été éliminé.
Il a prouvé son inhumanité excessive, il a disparu, pour l'instant. »
« La solution américaine souffre donc, selon vous, d’un certain nombre de défauts? Vous parliez à l'instant de l'immigration? »
« Les Etats-Unis sont effectivement un pays d'accueil avec un mélange de cultures, aux mœurs différentes. Cette vocation est louable, mais elle repose sur des mesures autoritaires qui se traduisent par une propension à user de la force.
Voyez, par exemple, cet amendement à la Constitution qui permet à chaque individu de posséder une arme, comme s'il était nécessaire de défendre son existence et son bien l'arme à la main.
Cela est profondément choquant. Voyez encore le maintien de la peine de mort qui est un excès que l'humanité ne doit pas s'accorder. Le système socioéconomique favorise également la force au détriment de la faiblesse. Il y a là, selon moi, des risques de dérapage, bien moins grands que ceux qu'a connus I'URSS, mais I'URSS est tombée en panne en route, et il est possible que les États-Unis tombent eux aussi en panne dans quelques années.
Il resterait alors cette Europe qui balbutie actuellement mais dont il se trouve qu'elle a été lors de ces deux derniers siècles, en particulier, un laboratoire où s'expérimentent des systèmes juridiques complexes et où peuvent s'inventer des systèmes sociaux originaux. Je ne dis pas que cela est gagné, mais je pense comme Robert Reich que l'avenir de l'Europe se joue autour de ces questions. »
« D'où vient alors ce privilège de l'Europe? »
« C'est un problème de géopolitique. Elle joue ce rôle parce qu'elle a bénéficié d'une morphologie favorable et d'une relative stabilité politique. Si vous regardez la carte du monde et que vous excluez les zones extrêmes (nord et sud) en ne considérant que les zones tempérées, là où l'être humain se développe le mieux, vous constaterez que l'Europe est de tous les continents celui où l'homme a le plus bénéficié de l'action civilisatrice de l'eau pour sa subsistance et pour les échanges eux-mêmes facteurs de civilisation. En revanche, si vous regardez l'Afrique, ce continent en retard, vous constatez que ses contours sont compacts, que les fleuves qu'il contient sont peu navigables et que des déserts rendent les échanges difficiles. D'où le retard millénaire de l'Afrique. En comparaison, la Grèce, avec ses isthmes et ses îles, est une terre maritime par excellence. Et, dès le VIIe siècle avant J.-C., elle a été l'un des principaux pôles de civilisation.
Or cet avantage que les Européens se sont donné s'est prolongé dans le temps et le résultat a été que l'Europe s'est trouvée, jusqu'à la fin du XXe siècle, l'élément dominant de la civilisation mondiale. »
« Est-ce que, dans cette Europe-là, vous incluez la Russie? »
« Non, l'Europe que je décris actuellement est l'Europe maritime. Mais cet avantage que l'eau a accordé, par les inventions nouvelles qu'elle a suscitées, la voie ferrée, l'avion ensuite, l'Europe l'a démultiplié. L'avantage de l'eau, aujourd'hui, n'a plus guère de sens, mais c'était un point de départ morphologique.
Un autre aspect morphologique dont nous profitons en Europe est celui de son cloisonnement montagneux. Loin d'être un ensemble de vallées dans lesquelles la civilisation aurait été cloisonnée, comme cela a été le cas dans le Caucase, par exemple, le relief, relativement accommodant, laissait de grands espaces qui ont permis le regroupement et le développement, de peuples assez nombreux pour constituer une force. Et le troisième aspect à l'origine de cette Europe est que les États européens au cours de vingt siècles d'histoire ont été à peu près stables. Ils se sont battus les uns contre les autres mais dans une relative stabilité, en ce sens que, en tant que royaumes ou empires ou même comme républiques, ils ont duré. En se rétrécissant, en se dilatant, en fonction du verdict des guerres, mais ils ont duré. Ce qui n'est pas souvent le cas des empires des autres continents qui ont disparu rapidement.
Cette stabilité relative a été à l'origine de la prospérité économique et par conséquent du développement de leurs sciences et de leurs techniques, d'où l'avantage qu'ils en ont tiré.
« Ces trois caractéristiques ont donc placé ce continent en position de phare? »
« Cette position a été érodée et est en passe d'être détruite par les propres inventions de cette Europe, et maintenant, bizarrement, par la construction européenne. Car la puissance de l'Europe est née de ces rivalités qui étaient sources de compétition, d'activité et de créativité. Les peuples luttant les uns contre les autres ont perdu bien des avantages dans les guerres, mais en ont aussi acquis par la dureté de la compétition. Or la création de l'Europe détruit cette compétitivité. L'uniformité que recherche la commission de Bruxelles dans tous les domaines en est un exemple, un exemple puéril, mais un exemple tout de même. Il illustre bien que cette uniformité signifie l'arrêt de la créativité. »
« Nous sommes donc en train de détruire ce qui fut notre avantage? »
« Notre avenir me paraît complexe, parce que notre passé est à la fois porteur d'espoir pour les raisons énoncées plus haut, à savoir celle du juste milieu entre l'extrême russe et l'extrême américain. En revanche, la phase de création d'une entité politique se substituant aux nations existantes qui ont été formées par l'histoire, par les rivalités, par les compétitions et par les efforts d'éveil compétitif des peuples, est en train de nous faire disparaître. En bref, nous sommes en train de nous anéantir.
« Prenons un autre aspect de cette Europe, la décentralisation administrative, très à la mode de nos jours, qui conditionne la création européenne à la construction d'une Europe fédérale qui serait, selon l'expression de Helmut Kohl, fondée sur deux idées, le fédéralisme et le régionalisme. Le fédéralisme ne serait-il possible qu'à partir du régionalisme dès lors que les États-nations ont disparu ? »
Cette idée a un inconvénient. En fractionnant les États pour donner la priorité aux régions, on enlève aux États une partie de leurs ressources. Par exemple, soit un pays X qui recevait un capital 100. Si on y fait dix régions, ce capital 100 sera divisé par 10 pour alimenter l'effort de chaque région. Mais cet État, hier au capital 100, ne pourra plus se lancer dans de grandes entreprises
d'intérêt national parce que les ressources lui manqueront et chacune des régions, qui ne disposera plus que du dixième des ressources, ne le pourra pas davantage. »
« Pouvez-vous nous donner des exemptes? »
« La France d'avant le régionalisme et la décentralisation a pu construire le TGV, le France, le Concorde; elle a pu lancer une politique énergétique indépendante, et parler haut dans le monde.
Mais si demain, elle en vient au régionalisme à la demande et si les ressources ne sont plus à la disposition d'un État qui est à la tête de ses régions et qu'elles sont réparties, émiettées, à l'intérieur de ces régions, alors chacune de ces régions n'aura plus que les ressources nécessaires pour créer des musées, des maisons de retraite ou des chemins vicinaux. Si bien sûr, l'Europe était faite comme les
États-Unis et qu'il n'y avait dans cette Europe qu'un seul État, un seul gouvernement, un seul Parlement, une seule diplomatie, une seule armée, ce que je dis ne serait pas vrai. Mais aujourd'hui, ce n'est pas le cas. »
« Historiquement, cela peut-il être le cas ? »
« La question est ouverte. Il se trouve que l'Amérique a été constituée à partir d'un territoire relativement vide, sans Histoire (avec un grand H), ou tout au moins avec une histoire dont les nouveaux arrivants voulaient ignorer les tenants et les aboutissants. Ceux-ci souhaitaient seulement s'approprier la terre, la seule source de richesses à l'époque, pour en faire un vaste ensemble uni qui a donné les États-Unis d'Amérique
L'Europe s'est faite de manière totalement différente par le cloisonnement dont je viens de vous parler.
Celui-ci a été une source de richesses pour elle, mais également un poids historique tel qu'il s'y trouve- en simplifiant-20 à 25 peuples d'origines et d'histoires différentes. Si bien que leur transformation en un seul peuple peut demander un nombre d'années considérable. Nous vivons actuellement une situation intermédiaire. Les États abandonnent leur souveraineté au profit d'une entité politique qui n'existe pas encore et qui n'est pas souveraine non plus.
Donc la souveraineté a disparu. Elle existe aux États Unis, elle existe en Inde, elle existe en Chine, elle existera peut-être au Nigeria, demain, mais en Europe elle n'existera pas parce que l'Europe n'est pas politiquement faite et que les États se défont. »
« Vous insistez beaucoup sur l'idée d'abandon de souveraineté. La déploration, reposant sur l'opposition systématique entre un passé heureux et glorieux et le malheur du présent, n'est-elle pas récurrente? La France, après l'Empire, n'était pas glorieuse.
J'aimerais avoir votre avis sur ce qu'écrit à ce sujet Pascal Boniface dans son livre, La France est-elle encore une grande puissance? voici ce passage, « la mondialisation et sa traduction diplomatique, la multilatéralisation, viennent inéluctablement effriter l'image de la puissance nationale. La perception d'une France qui ne serait plus une grande puissance relève avant tout d'un processus psychologique lié à cette multilatéralisation […] par rapport à un modèle de puissance qui passait autrefois par la voie nationale, on se trouve aujourd'hui dans un système de relations internationales de plus en plus multilatérales. Que pensez-vous de ce constat? »
« Aujourd'hui, la France est devenue une puissance « sous-moyenne ». Mettons que l'Allemagne soit une puissance moyenne par rapport à ce qu'est aujourd'hui l'Amérique et ce que sera demain la Chine. En comparaison avec ces superpuissances mondiales, l'Allemagne est une superpuissance locale à l'échelon européen, mais c'est la seule en Europe. Donc si l'Allemagne est une puissance moyenne, la France est une puissance « sous-moyenne ». Et elle l'est de plus en plus en fonction de ses abandons de souveraineté. Un État abandonnant sa souveraineté n'est plus un État pouvant être qualifié de puissance moyenne influente. La preuve, c'est qu'elle a fait la guerre, médiocrement d'ailleurs, en Irak, au profit des États-Unis et contre ses intérêts. C'est encore ce qui s'est passé dernièrement dans les Balkans, où elle est intervenue pour en venir à trois constructions politiques. État croate épuré, une Bosnie à trois composantes bien distinctes, et maintenant un Kosovo épuré.
Cela prouve bien que la France n'a plus aucune politique propre. Une puissance qui n'a plus de politique étrangère indépendante ne peut pas être considérée comme une grande puissance. »
« Cet abandon des souverainetés se fait-il avec la Russie ou contre elle ? Quels sont les enjeux, à ce niveau, entre cette Europe qui se construit et cette Russie qui est toujours à part? »
« Ce n'est pas une question de détail. En ce qui concerne la Russie, il faudrait, avant de répondre, se rendre compte que l'Europe, qui n'est plus souveraine, se trouve dépendre pour son économie mondiale des États-Unis. Au fond, la monnaie européenne, l'euro, dépend du dollar. Si le dollar baisse, l'euro monte, si le dollar monte, l'euro baisse. L'organisation mondiale du commerce est entre les mains des Etats-Unis. Les problèmes militaires et diplomatiques dépendent également d'eux.
Or, les États-Unis ne tiennent pas du tout à ce que l'Europe continentale se fasse avec la Russie. Celle-ci deviendrait une puissance rivale trop importante. Par conséquent, tous les efforts sont faits pour maintenir la division. L'image que les États-Unis ont du monde est réfléchie. À mon avis, ils considèrent le monde en le divisant en zones. Il y a des zones fortes et des zones molles. Pour eux, la zone forte, c'est d'une part eux-mêmes et d'autre part celle qu'ils redoutent, la zone Asie pacifique.
La zone molle, c'est l'Amérique latine, l'Europe et l'Afrique. Dans leur esprit, pour se garder des rivalités futures avec la zone forte qu'est la zone Asie Pacifique, il faut, d'une part, dominer cette Europe et, d'autre part, se concilier les bonnes grâces d'une troisième zone tout à fait particulière qu'est l'Islam. L'Islam, de l'Atlantique au Pacifique, va englober un milliard d'individus, détient 60 à 70% des richesses énergétiques mondiales et constitue, en plus, un gigantesque marché.
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En effet, cet Islam-là, découpé, divers, constitué d'éléments parfois opposés, est un marché qui a l'avantage de ne pas être compétitif. Ses atouts, outre l'énergie, sont davantage sa culture et ses artisans que ses scientifiques et ses techniciens. Ils ne sont pas prêts de rivaliser avec les États-Unis quant à la production des techniques de pointe mais, en revanche, ils sont des acheteurs. Et comme le pétrole coule à flots, ils ont de quoi payer. Cet Islam constitue donc une zone particulièrement intéressante. La question se pose donc pour les Américains de savoir, à l'intérieur de ce tableau, où se situe la Russie. Pour eux, il faudrait sans doute maintenir la Russie dans un état de faiblesse permanente de manière qu'elle soit pour l'Europe un poids, et qu'elle ne soit pas pour l'Asie un appoint.
Or l'Asie n'a pas assez d'énergie, tandis que la Russie en a, l'Europe, elle non plus, n'a pas d'énergie. Elle dépend de l'Islam, mais elle pourrait dépendre aussi de la Russie. Par conséquent, la stratégie américaine consiste à maintenir la Russie en état de faiblesse, tout comme, pour d'autres raisons, l'Irak. À petite échelle, c'est l'Irak. À grande échelle, c'est la Russie. »
« Vous parlez d'émulation entre peuples européens, mais l'Europe de l'après-1945 est née de l'idée du « plus jamais ça ». Plus jamais la guerre et la rivalité entre les nations européennes. »
« Oui, c'était la thèse des fondateurs de l'Europe. Leur thèse était la suivante.
Un: nous avons été écrasés par la puissance allemande en 1940 et nous avons découvert la puissance militaire américaine. L'ordre américain, voilà ce qu'il nous faut en Europe. Et Jean Monnet ne cachait pas son admiration pour les États-Unis et le désir de faire, en Europe, des États-Unis d'Europe sur un système fédéral analogue. Or, entre-temps, à partir de 1945, un élément nouveau était intervenu: l'existence de l'atome. Au cours des années cinquante, quand il prêchait pour une Europe fédérale, il ne s'était pas rendu compte qu'en 1945 Hiroshima avait changé la donne des affaires internationales: Hiroshima avait rendu la guerre absurde, irréalisable. Je puis affirmer que depuis 1945 jamais, à aucun moment, y compris pendant la crise de Cuba, une guerre n'a été même concevable. Les hommes d'État ont laissé croire qu'elle était possible se donnant des airs de grands hommes d'Etat qui épargnaient les horreurs de la guerre à leur population. C'était le rôle des deux frères Kennedy pendant la crise de Cuba.
En effet durant cette crise, Khrouchtchev ne pouvait pas faire la guerre à l'Amérique pas plus que l'Amérique ne pouvait faire la guerre à la Russie. J'étais dans les couloirs de l'Otan à ce moment-là et je vous assure qu'on souriait en lisant la presse qui n'arrêtait pas d'alimenter la peur de la guerre. Ce qu'elle ne savait pas, c'est que plus la crise est grave, plus les états-majors prennent de précautions: les radars sont en alerte, les sous-marins sont à la mer, les avions sont en vol.
Dans ce cas de figure, il n'y a donc aucune chance de pouvoir détruire les armes de l'adversaire afin de ne pas avoir à en souffrir les effets en retour.
1962, la crise de Cuba et la guerre froide, la tension est à son comble.
Par conséquent, à l'ère de l'atome, s'il y a un moment où une guerre n'est pas possible, c'est bien quand il y a crise majeure. C'est paradoxal mais c'est ainsi. »
« A cause de l'atome ? »
« Oui, c'est avant l'atome que les crises dégénéraient en guerre. Cette nouvelle donnée n'a pas été intégrée et ne l'est toujours pas. Jean Monnet ne l'avait pas comprise. S'il l'avait comprise, il n'aurait pas brandi l'argument de la paix forcée. La paix n'avait pas besoin des États-Unis d'Europe pour se faire.
L'existence de l'atome rendait la guerre inconcevable. Il a de plus simplifié la situation en passant sur l'héritage historique et sur les difficultés qu'il y avait à fédérer des peuples aux passés très différents. Aujourd'hui, à ceux qui souhaitent le retour au système fédéral, il faut rappeler les exemples suivants: l'Italie du Nord qui refuse de payer le prix de la misère de l'Italie du Sud; la Croatie et la Slovénie qui ont voulu se séparer de la Serbie et du Monténégro parce qu'elles ne voulaient pas supporter le prix de leur pauvreté paysanne. Quand les pays de l'Est - Roumanie, Bulgarie, Pologne - entreront dans l'Europe, nous verrons naître des problèmes politiques et économiques gigantesques, avec des conditions d'existence et des niveaux de vie totalement différents. Alors, les pays prospères rechigneront à payer pour l'élévation du niveau de vie des nouveaux entrants, ceux-ci en seront profondément humiliés. La construction européenne peut peut-être se faire mais peu à peu. D'ailleurs, lorsqu'il faut sauter le pas et consentir de nouveaux abandons de souveraineté, comme ce fut le cas à Nice récemment, des freins apparaissent. La France a abandonné sa souveraineté avant même qu'une souveraineté nouvelle n'ait été créée. Il n'y a toujours pas d'Europe souveraine. Nous sommes dans un « vide européen » , dont profitent naturellement les États-Unis, État constitué, et dont profitera demain la zone Asie Pacifique - constituée de vieux États comme l'Inde ou comme la Chine, souverains depuis des temps immémoriaux et qui gardent leur totale souveraineté...
« Mais ne peut-on pas concevoir une Europe fédérale qui serait une Europe des nations? »
« Non, vous ne pouvez pas à la fois déléguer votre souveraineté et la conserver. Ou bien vous êtes totalement souverain, avec une stratégie, un Parlement, un gouvernement, ou bien vous avez abandonné cette souveraineté et vous n'avez plus les moyens de l'exercer. Par exemple, le contrôle par la banque de Francfort de l'économie européenne va empêcher au bout de quelque temps les États européens de prendre des initiatives. Car l'Europe dans son ensemble aura besoin de l'approbation de quelque 30 voire de 40 gouvernements. Comment cette Europe de 30 à 40 gouvernements, qui ont chacun leur vision, peut-elle rivaliser demain avec les États-Unis où un seul homme et un seul gouvernement dirigent le pays ?
Il faudrait que ces gouvernements n'existent pas. Alors, dans ce cas, leurs pays respectifs deviendraient des provinces. Le pas à sauter est: la France peut-elle être comparée à l'Oregon, voire à la Louisiane ? Cela me paraît peu concevable. »
« Dans cette perspective d'abandon des souverainetés, quel peut être le rôle de la France? Peut-elle encore avoir un rôle phare? »
Absolument pas. Elle devra se contenter d'un rôle purement administratif qui consistera à régler des problèmes de circulation routière, de formation dans les écoles, de protection sociale, et encore... régionalement les ressources lui manqueront. Dans ces conditions, le rôle de la France devient très limité.
« Comment peut-on, au niveau de la pensée, expliquer que ces vieux États européens abandonnent tout ce qu'ils ont? Comment ont-ils été amenés à envisager ce passage? Dans quelle perspective se sont-ils situés ? »
« Ils se sont imaginé qu'ils pourraient concilier les deux. Continuer à être ce qu'ils sont tout en disposant d'une autorité vaguement supranationale qui aurait la capacité de faire ce qu'à leur niveau
ils sont incapables de faire. Or cette autorité supranationale n'existe pas. Si elle existait, elle disposerait de tous les moyens matériels et alors les nations ne les auraient plus. On ne peut pas avoir à la fois le pouvoir supranational et le pouvoir national. C'est une question de moyens matériels et surtout de logique politique. »
« Dans les discussions qui ont pu avoir lieu entre Jean-Pierre Chevènement et François Bayrou par exemple, ne peut-on pas voir une prise de conscience par les hommes politiques du constat que vous faites ? Delors a toujours défendu les prérogatives françaises. »
« Non, je ne le pense pas. Au contraire, la situation s'est de plus en plus dégradée. La politique économique n'a jamais été clairement expliquée aux citoyens. L'euro devait prétendument rivaliser avec le dollar et nous permettre de jouer dans le monde un rôle très important autour de cette monnaie unique qui représenterait l'économie européenne.
Or cet euro a des accès de faiblesse ou de force qui ne dépendent pas de l'économie européenne florissante mais uniquement de la réserve fédérale américaine. Il n'y avait aucune raison, il y a six mois ou un an, de voir chuter l'euro puisque l'économie était très favorable en Europe. II est tombé à un niveau très bas parce que l'Amérique se portait très bien. Encore une fois, l'économie européenne dépend de celle des États-Unis. »
« Votre raisonnement n'est-il pas un peu déterministe ? »
« Je ne le crois pas. Par exemple, dans certains secteurs de la recherche scientifique, l'Amérique, qui a la même population que l'Europe, dépense à elle seule entre trois et quatre fois plus que nous ne le faisons.
Or, une des garanties de la suprématie mondiale se trouve dans la recherche scientifique. Là-dessus l'Europe décroche. Dans le domaine de la politique étrangère, les pays européens sont à la remorque des États-Unis. Ils ont matraqué l'Irak parce que les États-Unis voulaient s'y installer. Ils ont souscrit aux sanctions contre ce malheureux peuple depuis neuf ans parce que l'Amérique voit un avantage certain à entretenir une armée en permanence à côté des sources de pétrole qui coule à bon marché.
Ce sont des intérêts strictement américains. Ils ont fustigé la Russie et sa tentative de mise en ordre en Tchétchénie seulement parce que l'Amérique avait décrété qu'elle voulait prendre en charge le Caucase qui était le deuxième eldorado pétrolier facilement accessible pour le moment. Là encore, l'Europe a été à la remorque des États-Unis. Qu'a été faire l'Europe en Somalie ?
Et en ce qui concerne les Balkans, en février 1994, la France a appelé au secours les États-Unis qui s'y sont installés en maître. L'accord de Rambouillet est un traité américain et ce sont les États-Unis qui ont réglé la question des Balkans. Ce ne sont pas les Européens. »
« À cause du pétrole? »
Bien entendu. Figurez-vous que pour évacuer le pétrole du Caucase, il existe le projet de construire deux nouveaux oléoducs. I1 y en a un qui aboutirait en mer Égée et frôlerait la Macédoine où les Américains se sont installés en 1993. Et il y en aurait un autre qui déboucherait en Adriatique près de Trieste en traversant la Serbie et la Bosnie où les Américains sont présents par l'accord de 1994 et la création de la fédération croato-musulmane. Par conséquent, à la fois diplomatiquement et politiquement, c'est l'Amérique qui mène le jeu, et la volonté politique, économique et financière des États européens a disparu. C'est l'Amérique qui domine. Nous aurons l'occasion d'y revenir.
« Même d'un point de vue strictement géopolitique, le fait que les Américains aient condamné la position russe en Tchétchénie, est-il une raison suffisante de non-intervention? »
« Qu'est-ce qui a déclenché la deuxième guerre en Tchétchénie? En août 1997, Madeleine Albright convoquait, à Washington, le président Alliev, président de l'Azerbaïdjan. Pourquoi ? Parce qu'on venait de découvrir des ressources pétrolières nouvelles dans la mer Caspienne et aussi parce que l'évacuation du pétrole du Turkménistan et du gaz du Kazakhstan se faisait par la Caspienne à l'ouest, et par Bakou, capitale de l'Azerbaïdjan. Elle lui a alors déclaré que, « pour son pays, l'Amérique, ce serait une tâche exaltante de prendre en charge le destin du Caucase ». Cela voulait dire clairement que les Américains se proposaient de remplacer la Russie dans le Caucase. Or le Caucase depuis un siècle et demi est une chasse gardée de la Russie. C'est son proche étranger, et son pactole financier. Tout naturellement comme l'unique pipeline existant à l'époque passait par Grozny, si l'Amérique s'installait dans l'Azerbaïdjan - car Madeleine Albright avait proposé que les troupes de l'Otan se déplacent en Azerbaïdjan -, la Russie se voyait menacée en Tchétchénie, à Grozny, par le passage de l'unique pipeline qui la ravitaille en essence et qui aboutit sur le littoral russe de la mer Noire.
Elle a donc profité des agitations du Daguestan pour rouvrir le conflit auquel Lebed avait essayé de mettre un terme. La deuxième guerre a été déclenchée de cette manière. »
« Vous semblez ne pas prendre en compte la revendication du peuple tchétchène... »
« Il est membre de la communauté des États indépendants dirigée par Moscou. Mais, majoritairement musulman, il revendique une indépendance qui conviendrait aux Etats-Unis. Comme celui du Kosovo peu à peu envahi par les musulmans d'Albanie, son sort est difficilement supportable mais comme celui du peuple irakien depuis près de dix ans et dont la communauté internationale s'accommode fort bien. »
« Autrement dit, les États-unis ont déclenché les opérations du Kosovo à cause du pipeline de la mer Égée, les opérations de l'Irak à cause de la puissance pétrolière de Bagdad et les opérations de Tchétchénie à cause de la richesse de ta mer Caspienne ? »
Exactement. Les faits historiques sont là, et chaque fois nous nous sommes rangés à leur côté. Cela prouve qu'il n'y a plus de politique européenne. À propos de l'Irak c'est parfaitement clair. La France avait une position tout à fait spéciale en Irak.
Elle était la préférée, avec la Russie, de Saddam Hussein. Elle lui avait vendu toutes les armes qu'elle voulait lui avait enseigné le nucléaire, et lui avait vendu deux centrales nucléaires. Elle avait appris aux Irakiens à devenir une puissance nucléaire et les avait incités à le faire sans doute de manière à équilibrer la puissance de l'Iran de Khomeiny. Et puis, l'Amérique découvrant l'intérêt que représentait l'Arabie Saoudite du point de vue pétrolier a monté cette opération de guerre irakienne. Et brusquement nous avons changé de camp et nous avons bombardé l'Irak. Nous savions très bien que Bagdad, fort de son pétrole, n'avait pas besoin d'énergie nucléaire. Pourquoi a-t-on vendu à l'Irak deux centrales nucléaires? »
« Oui, pourquoi ? »
« Tout simplement parce que cela nous rapportait de l'argent! Lorsque nous avions des difficultés dans l'industrie de l'armement, nous allions voir Saddam Hussein pour lui demander de nous acheter des armes. En échange, il nous garantissait de nous alimenter en pétrole à bon compte. Cette stratégie s'est effondrée parce que nous avons suivi la politique américaine. Encore une fois, nous avons renoncé à être souverains et à défendre nos intérêts. C'est bien la preuve que l'abandon de souveraineté concerne tous les domaines, économiques, militaires et diplomatiques. »
« La politique de la France vis-à-vis de l'Irak avait aussi des répercussions sur l'ensemble du monde arabe. Elle était englobée dans une politique plus large. S'est-elle aussi totalement effondrée? »
« L'Irak, figurez-vous, était un pays socialisant, un pays laïc, le seul pays laïc du monde arabe avec la Syrie qui, à ce moment-là, avait mauvaise presse. Il offrait aux pays de l'Islam une option laïque, avait adopté les idées du parti Baas fondé à Damas en 1944 et qui est un parti socialiste produit de l'enseignement universitaire français. Cette option nous l'avons détruite, au profit d'une option islamiste radicale. La conséquence se retrouve dans les excès de l'islamisme dont l'Algérie souffre tous les jours. Avant les années quatre-vingt-dix, il existait encore une chance de voir l'Islam se fractionner, avec, d'une part, un Islam laïcisant tourné vers l'Occident et, d'autre part, un Islam demeurant religieux. En détruisant l'option laïque de l'Islam, en traitant Saddam Hussein de Satan, en le diabolisant, on n'a laissé qu'une seule issue: l'option religieuse. Nous sommes donc indirectement responsables de ce drame qu'est l'intégrisme religieux. »
« Diriez-vous que cet abandon de souveraineté a également joué dans la politique française au Proche-Orient? »
« Oui, car l'intégrisme est devenu déterminant et l'Amérique l'a choisi... N'oubliez pas que le GIA avait des représentants à Washington. Avec les accords d'Oslo, l'Amérique a tenté, à mon avis, d'une part de se délester du problème israélien au profit du monde islamique.
Elle ne voulait plus être accusée d'être le « grand Satan », travaillant au profit d'Israël. Les accords d'Oslo en sont le résultat, avec cette imbrication du peuple palestinien dans le peuple israélien, imbrication particulièrement en Cisjordanie qui a abouti à l'Intifada.
Auparavant, dans cette région du monde, il y avait des guerres, mais des guerres qui se déroulaient entre armées, entre des gouvernements, jordaniens, irakiens, égyptiens, israéliens, des guerres organisées entre armées régulières. Aujourd'hui, c'est la guerre des pierres, la guerre des peuples entre eux, la guerre de la haine. Cette haine entre Israéliens et Palestiniens est beaucoup plus forte qu'elle ne l'était au moment où Israël avait triomphé pendant la guerre des Six Jours ou la guerre du Kippour. Parce que c'étaient des combats entre armées organisées. »
« Pensez-vous que l'intérêt des États-Unis est de démanteler les Etats pour mieux asservir, voire d'instrumentaliser les peuples? Oncle Sam, grand Satan, est-ce si simple ? »
« La réalité historique est ce qu'elle est. Ce qui compte, ce sont les conséquences, pas les intentions ou les vœux pieux. Les accords d'Oslo, montés par les Etats-Unis, conduisent à cette situation. Leur soutien à la Bosnie également. Ils ont conçu une fédération croato-musulmane en 1994, de même qu'ils ont fourni à l' UCK (armée de libération du Kosovo) l'occasion de se manifester en faisant mine d'ignorer son rêve d'une grande Albanie, dans le seul but de dire au monde musulman plus ou moins fanatisé: « nous ne sommes pas vos ennemis, nous ne sommes pas le protecteur d Israël, nous avons créé une Bosnie musulmane, nous soutenons les musulmans albanais, nous leur promettons qu'ils s'installeront au Kosovo. »
Alors même qu’ils allaient faire voter la résolution 1244 qui rattachait le Kosovo à la Serbie. D'où le maintien l'instabilité et la présence américaine au Kosovo et dans les Balkans en général. »
« L'idée de souveraineté est-elle utile pour l'action au moment où l'on invente de plus en plus de formules d'intégration et de gestion « mondialisée »et reste-t-elle un bon instrument d'analyse et d'intelligence pour celui qui veut comprendre les relations internationales d'aujourd'hui? Autrement dit, cette fiction naguère si salutaire est-elle encore nécessaire de nos jours? » se demande Bertrand Badie dans son livre « Un monde sans souveraineté ».
Que lui répondriez-vous? En quoi la souveraineté n'est-elle pas une fiction? »
« Pourquoi serait-elle une fiction ? Pourquoi un peuple de 60 millions d'habitants ne peut-il pas demeurer souverain alors que le Canada qui en compte 30 est membre du G8 et demeure souverain ? La Corée du Sud, l'un des dragons d'Asie, qui n'a pas 40 millions d'habitants, ne pense pas à se fondre dans une Asie politique. La vérité est très simple. La vérité est outre-Rhin. Nous en reparlerons plus tard car, pour comprendre ce qui se passe en Europe il faut se référer à l'Allemagne.
Mais puisque vous me demandez mon avis sur ce que Bertrand Badie appelle la « gestion mondialisée », je vous répondrai par une formule: l'Europe s'est mise hors jeu. C'est mon dada: à vouloir se faire, l'Europe se défait. Elle ne compte plus. Elle ne sait plus s'orienter. Nous autres, Européens, nous prétendons rivaliser avec de vieux peuples mûris depuis longtemps: dans l'unité: la Chine et l'Inde depuis des milliers d'années, la Russie - si elle se régénère - depuis Ivan le Terrible, l'Amérique depuis 1776. Mais leur cheminement n'a pas du tout été le même que le nôtre. Comment voulez-vous que se crée, en Europe, un état d'esprit, une organisation une discipline analogues à ceux de peuples qui ont traversé ensemble pendant des siècles les mêmes succès et les mêmes épreuves ? Ce n'est pas possible. C'est vouloir annuler l'effet du temps. C'est vouloir pratiquer la génération spontanée en politique. C'est vouloir accélérer le rythme de 1'histoire comme disait Daniel Halévy. C'est se plier à une dynamique historique qui ne correspond pas aux intérêts profonds des peuples européens.
Comme s'il était politiquement possible de générer spontanément un nouvel État qui condenserait en vingt ans vingt siècles d'histoire. Je ne vois pas comment on peut le faire. C'est encore une fois une ambition inhumaine. »
A suivre... http://www.lesmanantsduroi.com