Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le pari de la post-modernité

La post-modernité est ce qui semble traduire l'esprit de notre temps, de notre Zeitgeist. On en a donné mille définitions, toutes subjectives, incomplètes ou superficielles. Dans la perspective philo-marxiste, la post-modernité est le prolongement de la “fausse conscience” qui inhibe les pulsions révolutionnaires. Selon les thèses philo-libérales, la post-modernité n'existe que comme mode. Elle serait donc passagère. Pourtant le phénomène ne manque pas d'importance car il caractérise une société fondée sur l'ambiguïté. La post-modernité recèle en elle tout le désenchantement à l'égard du système mais simultanément aussi, l'installation hédoniste en ce même système. Cette ambiguïté, qui est consubstantielle à la post-modernité, fait de celle-ci un sujet difficile à définir et à étudier. Ici, la post-modernité sera envisagée comme le contexte social dans lequel s'imbrique la nouvelle barbarie [allusion à une expression polémique, alors  popularisée, de Michel Henry, librement empruntée à  un aphorisme nietzschéen, désignant l'effondrement des valeurs de l’art, de l’éthique ou de la religion, traditionnellement associées au savoir, au sein des sociétés dites modernes et matérialistes au nom d'une véritable religion de la technique fondamentalement anti-humaniste]. Audacieusement, nous avançons la thèse que post-modernité et nouvelle barbarie sont les 2 faces d'un même phénomène : le désenchantement à l'égard du système. Et précisément parce qu'elle est ce désenchantement, la post-modernité peut devenir le creuset d'une formidable révolution culturelle.

La post-modernité est à la mode depuis une bonne décennie. Le terme “post-moderne” a été forgé par le philosophe français Jean-François Lyotard qui entendait exprimer un sentiment hyper-critique, généré par le désenchantement que suscitaient notre époque (in : La condition postmoderne, Minuit, 1979). Depuis lors, les interprétations du phénomène post-moderne se sont succédé pour être appliquées sans trop d'ordre ni de rigueur. On en est même venu à l'identifier à une mode musicale, ce qui, finalement, revient à ne percevoir que la partie d'un tout. La musique hyper-sophistiquée par la technique, les comics américains ou la bande dessinée européenne, la mode, le foisonnement des manifestations artistiques de coloration dionysiaque ne sont ni plus ni moins que des facettes de la post-modernité. Mais les facettes les plus visibles donc, a fortiori, les plus appréciées par la culture mass-médiatique. Avant toute chose, il convient de comprendre ce qui a précédé ces phénomènes pour éviter de nous fourvoyer dans une analyse trop fragmentaire de la post-modernité.

Présentisme et désenchantement

Quels sont les facteurs sociologiques qui définissent la post-modernité ? Pour Fernando Castello, journaliste à El País, il s'agit de la vogue post-industrielle, portée par l'actuelle révolution scientifique et technique qui implique l'abandon des fonctions intellectuelles à la machine et se manifeste dans l'univers social par une espèce de nihilisme inhibitoire, par un individualisme hédoniste et par le désenchantement (1). D'autres, tel Dionisio Cañas, nous décrivent l'ambiance émotionnelle de l'attitude post-moderne comme un déchantement par rapport au passé marqué par l'idéologie du “progrès”. Cette idéologie a donné naissance à la modernité et aujourd'hui, sa disparition engendre une désillusion face à un présent sans relief ainsi qu'une forte sensation de crainte face au futur immédiat. L'ensemble produit une vision apocalyptique et conservatrice, négatrice de la réalité, vision qui, selon Cañas, coïncide avec une esthétique “réhumanisante”, anti-moderne et, parfois, engagée. Une telle esthétique avait déjà été annoncée par Gimenez Caballero, dans son ouvrage Arte y Estado, publié en 1935 (2). Pour ces 2 auteurs, il s'agit, en définitive, d'un retour au conservatisme.

Entendons, bien sûr, que ce conservatisme ne saurait se réduire à un mental “droitier”. Guillaume Faye (3) parle, par ex., d'un néo-conservatisme des gauches, régressif mais toujours égalitaire, qui survient lorsque le progressisme se rétracte en un présent sans perspective, une fois coupées la mémoire et la dimension vivantes du passé. La post-modernité, l'attitude post-moderne, restent “progressistes” (du moins en paroles) et égalitaire, mais le progrès qu'elles évoquent est mis à l'écart lorsqu'il affronte, dans la réalité concrète, un futur incertain et critique. Le discours progressiste est, à l'épreuve des faits, freiné et immobilisé par la menace d'une crise mondiale. Mais s'il veut conserver sa valeur et sa légitimité, il doit continuer sa marche en avant tout en maintenant son utopie de normalisation du monde. Le résultat est que l'utopie progressiste commence à perdre sa crédibilité, faisant place à une forme élégante et sophistiquée de présentisme en laquelle le lyrisme technique de la modernité devient un snobisme technologique.

Le manque de perspectives que nous offre le futur crée un vide fatal, une sensation de désenchantement vis-à-vis du présent. Dans la modernité, le présent avait toujours été la préfiguration du futur, sa mise en perspective, qu'il s'agissait de la lutte des classes pour une société communiste ou de la normalisation légale pour aboutir au règne sans partage de la société marchande. Lorsque l'idéologie sociale, la modernité, n'a plus la possibilité de préfigurer quoi que ce soit, la post-modernité émerge. Mais pourquoi la modernité n'est-elle plus à même d'offrir un futur ? Pourquoi est-on arrivé au point final de la modernité ?

La mort du finalisme

L'idée de fin se trouve dans l'embryon même des idéologies de la modernité. Toutes partent d'un point de départ négatif (exploitation d'une classe prolétaire par une classe plus élevée, impossibilité de mener à bien les échanges naturels entre les individus, etc.) pour arriver à un point final positif (la société sans classes, le libre-échange, etc.). Dès lors, le finalisme est partie intégrante de la modernité en tant qu'idéologie.

Il est évident que la modernité n'est pas seulement une idéologie. La modernité est un phénomène ambigu parce qu'elle contient tant une idéologie homogénéisante et inorganique qu'un vitalisme transformateur de la nature organique. Ainsi, aux yeux d'Oswald Spengler, la modernité présente d'un côté la vitalité faustienne et aventurière qui est en grande partie à la base de la force d'impulsion du devenir historique européen, mais d'un autre côté, elle présente des tendances meurtrières qui prétendent normaliser (moderniser) la planète entière, en promouvant une vision inorganique. Une telle normalisation signifie pour Spengler la fin de l'âge des “hautes cultures” (Hochkulturen), la fin de l'ère des spiritualités et de la force vitale des peuples. Il existe donc un divorce entre la modernité comme vitalisme, comme aventure, comme “forme”. La première est la vision progressiste de l'histoire, la seconde est la vision tragique du monde et de la vie. La première est celle qui a prédominé.

Le souci d'homogénéiser et de normaliser le monde, pour qu'il accède enfin à la fin paradisiaque promise, trouve son cheval de bataille dans l'idéologie du progrès, véhiculant une vision du temps linéaire qui relie le monde réel négatif au monde idéal positif. Cette particularité rappelle ce que Nietzsche nommait l'inversion socratique : la césure du monde en 2 mondes, germe de toutes les utopies. Le progrès idéologique se perçoit comme matrice de la modernité. Mais ce progrès signifie aussi la certitude de l'existence d'un point final, puisqu'on ressent l'infinitude du progrès comme une hypocrisie et que, dans ce cas, il faudra un jour cesser de croire en lui. Nietzsche n'a-t-il pas écrit dans L'Antéchrist : « L'humanité ne représente pas une évolution vers quelques chose de meilleur ou de plus fort, ou de plus haut, comme on le croit aujourd'hui ; le progrès est purement une idée moderne ; c'est-à-dire une idée fausse ». Par sa propre nature, la notion de progrès implique la fin de l'histoire. C'est ce que pressentait sans doute Milán Kundera, lorsqu'il écrivait : « Jusqu'à présent, le progrès a été conçu comme la promesse d'un mieux incontestable. Aujourd'hui cependant, nous savons qu'il annonce également une fin » (4). Cette certitude qu'une fin surviendra est cela précisément qui produit le désenchantement. Tous les finalismes sont à présent morts parce qu'ils ne sont légitimes que dans la mesure où ils atteignent un but hic et nunc.

Régression et fin de l'histoire

Mais quid dans le cas où l'on affirmerait aucun finalisme ? Dans le cas où l'on ne prétendrait pas arriver à une fin de l'histoire, à la fin des antagonismes et des luttes entre volontés opposées ? Cette conclusion, consciemment ou inconsciemment, des milliers d'intellectuels l'ont déjà tirée. En se posant une question très simple : où se trouve ce fameux paradis annoncé par les progressistes ? La réponse est lapidaire : nulle part. Déduction : la seule possibilité qui reste pour sauver l'utopie, c'est de cultiver une idéologie de la régression. On passe de ce fait à un culte du “régrès” qui remplace la culte du “progrès” devenu désuet et sans objet.

Ce n'est pas un hasard si la gauche de notre époque vire au “vert” et à un certain passéisme idyllique. Pour la gauche actuelle, l'Arcadie pastoraliste s'est substituée à l'Utopie constructiviste. Cette mutation est dans la logique des choses. Le progrès avait été conçu selon une double optique : idéologique et technologique. Le progrès technologique, véhiculé par cet esprit faustien et aventurier (Spengler), qui donna toute son impulsion au développement de l'Europe, a, plutôt que de normaliser et de pacifier, créé plus de tensions et d'antagonismes. Prométhée, dit-on, est passé à droite... La gauche a réagi, consciente que le progrès technique était par définition sans fin et limitait ipso facto son “monde idéal” ; elle délaissa la technique, abandonna son prométhéisme (sauf, bien sûr en URSS où le technicisme marxiste se couple au mythe de Gengis Khan). La gauche a opéré un tour de passe passe conceptuel : elle n'a plus placé la fin de l'histoire, l'homogénéisation de la planète, dans un avenir hypothétique. Sur le plan des idées et de la praxis, elle a replacé cette fin dans l'actualité. Attitude clairement observable chez les idéologues de l'École de Francfort et leurs disciples.

Cette mutation s'est effectuée de manière relativement simple. Il s'agit, dans la perspective actuelle de la gauche, de vivre et de penser comme si la révolution et le paradis sans classes, idéaux impossibles à atteindre, existaient de manière intemporelle et pouvaient être potentialisés par l'éducation, le combat culturel et la création de mœurs sociales nouvelles. On constate que la gauche intellectuelle effectue cette mutation conceptuelle au moment où sociaux-démocrates et sociaux-libéraux affirment de fait la fin de l'histoire parce qu'ils estiment, sans doute avec raison, que leur société-marché a abouti. On croit et l'on estime qu'est arrivé le moment d'arrêter le mouvement qui a mis fin jadis à l'Ancien Régime et implanté l'ordre social-bourgeois.

Mais que faire si ce mouvement ne s'arrête pas partout, en tous les points de la planète ? Si le principe de révolution agite encore certains peuples sur la Terre ? En Occident, on a décrété que l'histoire était terminée et que les peuples devaient mettre leurs volontés au frigo. Et en ce bel Occident, c'est chose faite. Elles croupissent au frigidaire les volontés. Ailleurs dans le monde, la volonté révolutionnaire n'est pas extirpée. Le monde effervescent du politique, la Vie, les relations entre les peuples et les hommes n'obéissent pas partout à la règle de la fin des antagonismes. Croire à cette fiction, c'est se rendre aveugle aux motivations qui font bouger le monde. C'est déguiser la réalité effervescente de l'histoire et du politique avec les frusques de l'idéologie normalisatrice et finaliste.

Là nous percevons clairement la contradiction fondamentale de la société post-moderne.

Un doux nihilisme

Dans de telles conditions, nos sociétés ne peuvent que vivre en complet dysfonctionnement. D'un côté, nous avons un monde idéal, suggéré par les idéologies dominantes, conforme à ses présupposés moraux qu'il convient de mettre en pratique dans sa vie quotidienne pour ne pas se retrouver “marginal” (humanitarisme, égalitarisme, bien-être). D'un autre côté, nous voyons un monde réel qui, en aucun cas, n'obéit à l'idéologie morale moderne et qui nous menace constamment d'une crise finale, d'une apocalypse terrible.

La technique qui nous permet de survivre dans cette contradiction est simple : c'est la politique de l'autruche. Le divorce entre les 2 réalités crée une formidable schizophrénie sociale. Selon les termes de Baudrillard : Perte du rôle social, déperdition du politique... De toutes parts, on assiste à une perte du secret, de la distance et à l'envahissement du domaine de l'illusion... Personne n'est actuellement capable de s'assumer en tant que sujet de pouvoir, de savoir, d'histoire (5). Le spectateur a supplanté l'acteur. Quand les hommes, les citoyens avaient un rôle, le jeu social détenait un sens. N'étant plus que des spectateurs impuissants, tout sens s'évanouit. Et derrière le spectacle, en coulisses, se déploie un monde qui n'a rien à voir avec celui qui nous est offert, suggéré, vanté. Le système cherche à ce que nous vivions comme si la fin de l'histoire, du politique, du social était déjà survenue. Autrement dit, le système simule la disparition du sens que nous évoquions.

Il ne reste plus aux hommes qu'à s'adonner au nihilisme “soft” d'un monde sans valeurs. Mais le sens des valeurs a-t-il réellement disparu ? Non. Il se cache. Il est imperceptible dans les sociétés de consommation de masse d'Europe mais reste vivace là où se manifeste une volonté collective d'affirmation. Du point de vue de l'idéologie occidentale dominante, les signes d'un tel sens restent cachés comme un visage derrière un masque. Pourtant, ce visage est celui d'un être bien vivant. C'est ce qui explique pourquoi l'homo occidentalis ne mesure les phénomènes nationalistes du Tiers-Monde que sous l'angle de folies individuelles alors qu'en réalité, il s'agit de volontés nationales d'échapper à la déprédation américaine ou soviétique. Dans nos sociétés, au contraire, il n'y a déjà plus de volonté collective mais il règne un individualisme englouti dans l'indifférence généralisée de la massification. C'est un univers où chacun vit et pense comme tous sans pour autant sortir de son petit monde individuel. C'est là une autre forme de nihilisme et l'on ne détecte rien qui puisse affirmer une quelconque volonté.

Cet individualisme a déteint sur toute la société post-moderne. Il a suscité tous les phénomènes qui caractérisent ce post-modernisme, y compris ce nihilisme hédoniste, né de la disparition du sens. Gilles Lipovetsky confirme cet individualisme intrinsèque de la société post-moderne en énumérant les traits qui la caractérisent : recherche de la “qualité de la vie”, passion pour la personnalité, sensibilité “écolo”, désaffection pour les grands systèmes qui exigent la motivation, culte de la participation et de l'expression, mode rétro,... (6).

Arrêtons nous un moment à ce culte de la participation et de l'expression qui sont symptômes supplémentaires de la schizophrénie sociale et, par là, facteurs de nihilisme. Il existe dans nos sociétés une impulsion de type moral qui appelle constamment à la participation dans la vie publique et à l'expression de la volition individuelle par le biais de la communication. Ainsi, l'on prétend que nos sociétés sont des sociétés de communication, thème que l'on retrouve chez des auteurs aussi éloignés l'un de l'autre que Habermas, Marshall McLuhan ou Alvin Toffler. Mais où participer, où s'exprimer quand les institutions qui avaient traditionnellement la fonction de canaliser ces pulsions et ces nécessités ont cessé de posséder un sens, ont succombé aux impulsions commerciales de la communication de masse ? Comme l'a vu justement Baudrillard (7), le système appelle sans cesse à la participation, il veut sortir la masse de sa léthargie, mais la masse ne réagit pas : elle est trop bien occupée à assurer son bien-être individuel. La participation et l'expression jouent aujourd'hui le même rôle de norme sociale que l'idée que le souverain était l'incarnation d'un pouvoir divin. Actuellement, les normes morales  — déjà non politiques — du système social-démocratique ne sont qu'un simple vernis, comme le fut, à la fin du XVIIe siècle, l'idée du souverain comme principe incarnateur. Cela signifierait-il que nous sommes à la fin d'un cycle ? En termes clairs : le silence des masses, l'impossibilité des dogmes fondamentaux du système démocratique signifieraient-ils le terme, la mort de l'idée démocratique de participation du peuple, laissant cette participation à une simple fiction juridique, comme le pense Jürgen Habermas (8) ?

Ainsi, l'impossibilité de réaliser ce qui paraît le plus important dans toute société démocratique qui se respecte pourrait donner naissance à un nouveau facteur de nihilisme qui s'ajouterait à ceux déjà énumérés. D'autre part, à la vision apocalyptique inhérente à tout finalisme, se joignent actuellement divers paramètres de crise : économiques, écologiques, géostratégiques... Tous pourraient, à un moment donné, converger. En réalité, la crise est l'état habituel du monde depuis que l'homme existe sur cette planète. Le sens que l'on donnait à la vie était celui qui réduisait l'acuité des crises ; il y avait alors quelque chose à leur opposer. Aujourd'hui, en revanche, la crise se profile avec netteté et le consensus a disparu. L'appareil macroéconomique transnational qui régit actuellement l'Occident est occupé à régulariser un système de crise. Mais cette crise ne peut être régularisée indéfiniment. Après la crise viendra inéluctablement la guerre... ou une autre situation conflictuelle qui ne prendra pas nécessairement le visage de la confrontation militaire directe ; Songeons aux guerres économiques et culturelles qui affaiblissent déjà l'Europe, avec parfois la frappe chirurgicale et précise d'un terrorisme manipulé...

Parier pour l'interrègne

Le nihilisme de notre actuelle quotidienneté n'a rien à voir avec le nihilisme classique, exprimé par le terrorisme urbain et le chaos social. Le nihilisme actuel est un nihilisme doux, “soft”, accepté comme tel par le système en tant que rouage de son mécanisme complexe. Un nihilisme qui peut se présenter comme inhibiteur, c'est-à-dire comme une acception des normes politiques et morales du système couplée à un refus d'avaliser son fonctionnement et les hiérarchies qu'il implique. Mais un nihilisme qui peut aussi se présenter comme nihilisme “exhibé”, comme c'est le cas pour les “nouveaux barbares”. Finalement, aucun des 2 modèles n'est réellement nocif pour le système. Ce flou est précisément ce qui fait de la post-modernité une époque potentiellement décisive, dans la mesure où on peut franchement la définir comme un interrègne. Interrègne obscur, chargé d'ivresse dionysiaque sourde, comme nous l'a décelé Guillaume Faye (9). Interrègne qui est prémisse de quelque chose d'encore incertain. Quelque chose qui pourrait rendre à notre monde son enthousiasme, son sens de l'aventure, la nécessité du risque et la volonté de prendre à nouveau des décisions. Tel est le pari de tout interrègne.

Giorgio Locchi écrit que les représentants les plus autorisés de la  Révolution conservatrice allemande du temps de Weimar, de Jünger à Heidegger, ont appelé “interrègne” cette période d'attente durant laquelle le destin bascule entre 2 possibilités : 1) achever le triomphe de la conception du monde égalitaire avec sa “fin de l'histoire” ou 2) promouvoir une régénération de l'histoire (10). La post-modernité actuelle est un interrègne. Pour cela elle peut être le creuset d'une nouvelle révolution culturelle comme celles qu'a connues l'Europe tout au long de son histoire. En dernière instance, la balance penchera de l'un ou de l'autre côté...

Dès lors, nous pouvons affirmer qu'il existe 4 attitudes fondamentales en jeu actuellement. L'une de ces attitudes est proprement post-moderne, elle est hédoniste, éclectique, dionysiaque, indécise. Cette attitude-là est celle du pari pour les mutations superficielles mais contestatrices. Une deuxième attitude est également conforme au système ; elle intériorise les présupposés “progressistes” et prône l'aveuglement face à l'histoire en marche, face au devenir du réel ; elle fuit tout espèce de pari. Une troisième attitude pourrait être celle de nouveaux barbares, citadins ou ruraux. Elle consiste à sortir du système, à en sortir psychiquement pour les premiers, physiquement pour les secondes. Il s'agit de tuer les parieurs en “cassant le jeu”. Enfin, la quatrième attitude est l'attitude faustienne et aventurière : miser et gagner. Mais pour quel enjeu ? La régénération de l'histoire européenne. La décision de miser constitue alors un moment-clef.  Telle pourrait être l'attitude d'une Nouvelle Révolution, inspirée de la Révolution conservatrice allemande des années 20. Tous les révolutionnaires conservateurs, écrit Louis Dupeux (12), se définissent comme résolument modernes... Loin de la peur et des tourments qu'engendre le pessimisme conservateur traditionnel, la Révolution conservatrice  dégage une modernité contre le modernisme ou le progressisme, une contre-modernité. Il s'agit, en clair de se décider pour le côté organique de la modernité et d'abandonner les chimères inorganiques. Accepter et assumer la modernité comme forme vitale, comme impulsion et non comme sens orienté vers un finalisme inéluctable (et finalement misérabiliste) qu'on n'atteindra en fin de compte jamais. Rappelons-nous l'expression de Jünger : fondre passé et futur en un présent vivant, ardent.

Il faut que dès maintenant, ceux qui ont décidé de parier pour cette nouvelle révolution spirituelle prennent conscience que le destin de notre culture et de notre continent se trouve entre leurs mains. Il serait toutefois assez ingénu de rejeter simplement les manifestations sociales et esthétiques de la post-modernité au nom d'un “conservatisme” qui, au bout du compte, ne pourrait conduire à rien. Il s'agit de savoir ce que peut donner comme résultat “l'orgiasme” en lequel se plonge la post-modernité. Faye a écrit que dans les orgies romaines, seul l'amphitryon reste sobre : parce que le “climax” [point d'acmé], l'apogée du dionysisme n'est autre que le signal du prochain retour d'Apollon. Dans la perspective de cette nouvelle révolution culturelle, notre nouvelle révolution culturelle, la post-modernité ne peut être que la certitude, esthétique et mobilisatrice, que Dionysos sait ce qu'il fait même si ses serviteurs ignorent ses desseins.
Javier Esparza, Vouloir n°27, 1986. (tr. fr. Rogelio Pete, article extrait de Punto y Coma n°2, déc. 1985). VOULOIR
Notes :
    * (1) Castello, F., « Tiempos Posmodernos », in :  El País, 30/1/1985.
    * (2)  Cañas, D., La posmodernidad cumple 50 años en España, in : El País, 28/4/1985.
    * (3) Faye, G., « La modernité, ambigüités d'une notion capitale », in : Études et Recherches n°1 (2ème série), 1983.
    * (4) Kundera, M., cité par Régis Debray in Le pouvoir intellectuel en France, Ramsay, 1979.
    * (5) Baudrillard, Jean, Les stratégies fatales, Grasset, 1983.
    * (6) Lipovetsky, G., L'ère du vide, Gal., 1983.
    * (7) Baudrillard, J., Cultura y Simulacro, Kairos, 1984.
    * (8) Habermas, J., Historia y crítica de la opinión pública, Gili, coll. Mass Media, 1982.
    * (9) Faye, G., La nouvelle société de consommation, Le Labyrinthe, 1984.
    * (10) Locchi G., Wagner, Nietzsche e il mito sovrumanista, Akropolis, 1982.
    * (11) L'auteur du présent article ne trouve pas, dans la “révolution conservatrice” actuelle des États-Unis, d'éléments valables pour une régénération historico-culturelle de l'Europe. Il estime que ces éléments sont davantage à rechercher dans le sillage de la “Nouvelle Droite” française et des mouvements qu'elle a influencé ou dont elle a reçu l'influence en Europe.
    * (12) Dupeux L., « Révolution conservatrice et modernité », in Revue d'Allemagne n°1/XIV, 1982.

Les commentaires sont fermés.