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CHARLES PÉGUY : UN MÉCONTEMPORAIN PLUS ACTUEL QUE JAMAIS

Péguy dévoyé, Péguy discrédité, mais Péguy restauré ! Il n’y a pas si longtemps, tout boursouflé de sa fatuité légendaire, Bernard-Henri Lévy s’échinait à vouloir faire de Péguy un héraut du « national-socialisme à la française. » Péguy le paysan, Péguy le débris d’une « vielle France », Péguy le représentant d’une « France moisie. » Ils furent plusieurs à vitupérer ainsi contre Péguy, à afficher leur mépris pour ce poète mort au champ d’honneur, à, finalement, le cribler de délit de patriotisme, d’exigence, de fidélité. « Ces gens-là », arrogants  « modernes », si prompts à s’acoquiner avec la première vermine venue, ne supportent pas les dissonances affirmées par ce « mécontemporain ». Un certain conservatisme, le rejet d’un monde moderne dégradé, son côté franc-tireur agacent. Quelques irréductibles osèrent, cependant, réhabiliter Péguy. Il y eut Alain Finkelkraut et son Mécontemporain dans lequel il fit acte de résistance en reformulant la juste pensée de Péguy. Il y eut également le grand Georges Steiner qui, en honnête lecteur, n’hésita pas à avouer son attachement et son admiration pour ce paysan disciple de Bergson. Georges Steiner, celui-là même qui déclarait « préférer Boutang aux staliniens qui renient Paul Morand », ou qui voyait dans Les Deux Etendards de Lucien Rebatet, « le chef d’œuvre secret de la littérature moderne. » Nul doute que Steiner et Finkelkraut avaient bien compris ce mot d’Henri Massis : il y a une certaine « investiture à recevoir de Péguy. » (1926 dans Le Roseau d’or.)

Normalien, écrivain, poète, pamphlétaire, ce demi-boursier d’Etat fut sans conteste l’une des plus justes expressions de l’âme française. Maurice Barrès vit d’ailleurs en lui « une humanité à la française. » (sous-titre du livre d’Arnaud Teyssier sur Péguy) Elève de Romain Rolland et Bergson à Normale sup’ – qui eurent sur lui une influence évidente – Péguy fut d’abord de conviction socialiste. La découverte de la misère ouvrière planant dans les rues de Paris décida de cet engagement. Pour lui, le socialisme était seul capable de transformer le monde. Il soutint longtemps Jaurès avant de lui reprocher sa trahison envers la nation. Parallèlement, Péguy va écrire une Jeanne d’Arc qui sera publiée en juin 1897 et qui est pour lui « la première incarnation de l’âme socialiste. » Ulcéré par l’antisémitisme, Péguy va, en janvier 1898, signer les protestations que publie L’Aurore pour demander la révision du procès Dreyfus. Le déchaînement des passions pendant l’Affaire l’ébranlera véritablement. Il sera de toutes les confrontations entre dreyfusards et antidreyfusards. Mais l’aventure socialiste va vite s’essouffler. Le rejet du monde moderne éprouvé par Péguy va venir s’y greffer. La réforme scolaire de 1902, portant sur l’enseignement secondaire unique et les humanités modernes sera l’occasion pour Péguy d’exprimer ses premiers désaccords. Jaurès prend ses distances avec lui. Et inversement. Péguy dénonce l’effritement des justes principes républicains au profit d’une politique partisane. Ce qui l’accable, c’est la dominance d’un discours anticlérical, antimilitariste et matérialiste dans la pensée socialiste. Péguy est rebuté par la prééminence d’un dogmatisme suffisant et d’un certain anticatholicisme. L’expérience de la solitude se rapproche. La mutation du socialiste athée en nationaliste chrétien n’est pas loin. « Le mouvement de dérépublicanisation de la France est profondément le même mouvement que le mouvement de sa déchristianisation. C’est ensemble un même, un seul mouvement de démystication. C’est du même mouvement profond, d’un seul mouvement, que ce peuple ne croit plus à la République et qu’il ne croit plus à Dieu. Une même stérilité dessèche la cité politique et la cité chrétienne. C’est proprement la stérilité moderne. » écrit-il dans Notre Jeunesse.

Dans Notre Jeunesse, Péguy tire le bilan de son aventure socialiste et de son engagement dreyfusard avec lucidité, sans complaisance. En réhabilitant l’affaire Dreyfus, « Péguy analyse comment en exploitant un grand moment historique, on dégringole d’héroïsme en combine. » (Jean Bastaire, auteur de la préface de Notre Jeunesse) Péguy vise bien sûr le pouvoir socialiste, Jaurès en tête. Mais Péguy amorce aussi un discours visant à critiquer la modernité. Selon lui, le monde moderne est dégradé, avili. « Tout commence par la mystique et finit en politique » écrit-il avant de rajouter : « La mystique républicaine, c’était quand on mourait pour la République ; la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit.» Péguy souffrit véritablement de voir la politique dévoyée. Il s’insurgeait contre ce qu’on appelle aujourd’hui la « politique politicienne. » C’est-à-dire comment une politique coupée de son inspiration, – de sa mystique – ne peut que s’affaisser, et même, devenir aliénation. LE politique n’est alors plus un moyen de transcendance pour servir un peuple et un pays, mais devient une besogne journalière, sillonnée par le cynisme, afin de garder le pouvoir. La politique dévoyée, c’est-à-dire la pratique politicienne, est pour Péguy « le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. »

Péguy se tourmente sur le devenir de la France, craint une perte progressive de son identité. Il souhaitera même bientôt la guerre avec l’Allemagne pour que la France retrouve l’intégrité de son territoire. Le but de Péguy est de poser les jalons d’une « mystique républicaine et nationaliste ensemble, inséparablement patriotique. » La conception qu’il se fait de la France se rapproche de celle d’un Bernanos et, plus tard, d’un de Gaulle qui confiera à Alain Peyrefitte : « Aucun auteur n’a eu autant d’influence sur moi dans ma jeunesse que Péguy ; aucun ne m’a autant inspiré dans ce que j’ai entrepris de faire ; l’esprit de la Vè République, vous le trouverez dans Les Cahiers de la Quinzaine. » Selon Péguy, la République est monarchique et le peuple français une harmonie entre un peuple et une terre travaillée par des siècles de christianisme. Il s’oppose également avec virulence à l’étendard moderne de l’universalisme : « Je ne veux pas que l’autre soit le même, je veux que l’autre soit autre. C’est à Babel qu’était la confusion, dit Dieu, cette fois que l’homme voulut faire le malin. ».

Après avoir rompu avec le socialisme Péguy va désormais consacrer sa vie aux Cahiers de la Quinzaine, revue indépendante fondée en 1900. Avec des amis fidèles et désireux de proposer une nouvelle vision du monde – comme Romain Rolland, André Suarès, Georges Sorel ou Julien Benda – Péguy va, malgré les déboires financiers et les luttes perpétuelles, imposer sa revue sur la scène littéraire, politique et sociale. Réunis chaque jeudi dans cette « boutique » en face de la Sorbonne, Péguy et ses amis n’ont d’autres ambitions que celle de « Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste. » Exigence et refus de la moindre concession, « les Cahiers sont, sans exception, faits pour mécontenter au moins un tiers de la clientèle. Mécontenter, c’est-à-dire heurter, remuer, faire travailler. » Les Cahiers sont finalement le terreau idéal pour l’homme de combat qu’est Charles Péguy. Et qui dit combat dit vigueur, volonté, violence, le tout nimbé de profondes méditations : Situations, De la grippe. « Du vitriol dans de l’eau bénite » pour reprendre Lavisse. Si Les Cahiers deviennent l’instrument idoine pour la défense de valeurs chères à Péguy ainsi qu’un moyen de faire découvrir de nouveaux auteurs, ils garantissent aussi à Péguy la diffusion de son œuvre. Ainsi se succèdent pamphlets et méditations religieuses : Jeanne d’Arc, drame en trois pièces (Domremy, Les Batailles, Rouen) Notre Patrie (1905), Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910), Le Mystère des saints Innocents (1912), L’Argent (1912)…Dans Notre Patrie, Péguy pointe le danger allemand et la menace de guerre. Ce pamphlet répond au pamphlet de Gustave Hervé, socialiste antimilitariste et auteur de Leur Patrie…Cette réplique de Péguy confirme, en 1905, une rupture définitive avec le camp socialiste. Dans l’Argent, Péguy relate le monde de son enfance, un monde pas encore gangréné par l’argent. A travers la lecture des œuvres religieuses de Péguy, on observe comment l’écrivain opère un « ressourcement. » Il confie en 1908 à son ami Joseph Lotte : « Je ne t’ai pas tout dit…J’ai retrouvé la foi…Je suis catholique… » Ce sont de ses méditations que naissent les œuvres poétiques telles que Le Mystère de la charité Jeanne d’Arc (que Barrès admirait) et le Mystère des saints-innocents. En 1912, Péguy effectuera plusieurs pèlerinages à Chartes ; on en retrouvera l’écho dans La Tapisserie de Sainte-Geneviève notamment.

Figure gémellaire et bien que divergente de Barrès, Péguy fut un représentant emblématique du patriotisme français, l’idée même, peut-être, du « miracle français. » Lorsque survint la guerre de 14, Péguy travaillait à un poème évoquant le Paradis. Il sera tué le premier jour de la bataille de la Marne, d’une balle au front. Celui qui « ameutait toute l’histoire de France qu’il portait en lui » (Barrès) était parti pour la guerre avec la conscience de servir une juste cause. « Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle » écrivait-il déjà dans Notre Patrie. Heureux sont ceux qui lisent Péguy, car dans cette époque décadente, celui qui a toujours honni la tiédeur apparaît plus que jamais comme le guide qu’il faut à notre temps, riche d’une œuvre faite pour (ré)concilier la « vielle France » et la « France actuelle. »

« Pouvons-nous, en effet, oublier que c’est sur notre génération – celle qui eut ses vingt ans vers 1905, l’année où parut Notre Patrie – que Péguy avait reporté toute son espérance ? C’est pour nous qu’il avait travaillé, pour que nous nous installions dans son travail, pressentant quelle serait la mission de notre jeunesse, et qu’il fallait lui déblayer la route, lui découvrir le dépôt sacré et français. « Il ne faut pas désespérer, écrivait-il en 1913, à son ami Lotte. Notre pays a des ressources inépuisables. La jeunesse qui vient est admirable. » Henri Massis.
Par Alexandre Le Dinh http://www.avenirfrance.fr/

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