Voilà 50 ans, le colonel Bastien-Thiry, condamné à mort par un tribunal d'exception, était fusillé au fort d'Ivry.
Le 11 mars 1963, vers 6h30 du matin, au fort d'Ivry où souffle un fort vent d'hiver, un homme vêtu d'un uniforme de l'armée de l'Air marche, chapelet à la main, vers un poteau d'exécution. Un soldat s'approche pour lui lier les mains, mais le lieutenant-colonel Jean-Marie Bastien-Thiry refuse de se laisser bander les yeux. Il regardera la mort en face, comme il l'a fait au long de son procès en prenant sur lui l'entière responsabilité de l'attentat commis contre le général De Gaulle au Petit-Clamart, le 22 août 1962(1). Le peloton d'exécution tire. Coup de grâce. À 6h42, le dernier fusillé de l'Algérie française est mort, laissant derrière lui une veuve et trois fillettes.
« Nous ne sommes ni des fascistes ni des factieux mais des Français nationaux, Français de souche ou Français de cœur, et ce sont les malheurs de la Patrie qui nous ont conduits sur ces bancs », avait-il affirmé dans la déclaration faite devant la Cour militaire de justice, le 2 février 1963, en exposant les motifs qui poussèrent à agir les conjurés du Petit-Clamart.
Dans cette déclaration, le colonel rappelle, entre autres, comment après s'être solennellement engagé à maintenir la présence française en Algérie, le général De Gaulle s'est parjuré en abandonnant le territoire et les populations au FLN. Il dénonce l'inaction des autorités devant les enlèvements et meurtres de Français et le « véritable génocide, perpétré contre des Musulmans qui avaient cru en la France », accuse le Chef de l’État d'avoir saboté la « paix des braves » en livrant Si Salah, et d'avoir employé « tous les moyens pour briser la résistance nationale en Algérie », en particulier la toiture, « selon des méthodes analogues à celles de la Gestapo nazie ». L'inculpé s'érige ainsi en procureur face aux juges du tribunal instauré par celui qu'il accuse et qui, maître du pouvoir, a déjà montré que le sang d'autrui ne l'émeut pas.
Cette Cour de justice militaire qui va condamner le colonel Bastien-Thiry illustre parfaitement ce qu'est une justice d'exception - l'inverse de la justice. Créée en juin 1962 par le Garde des Sceaux, Jean Foyer, avec le concours du ministre des Armées, Pierre Messmer, elle succède au Haut- tribunal militaire, « coupable » de ne s'être pas montré assez docile en ne condamnant pas à mort le général Salan, chef de l'OAS.
Le Conseil d'Etat condamne la justice d'exception
Pour la présider, De Gaulle cherche un homme sûr ; son choix se porte sur le général de Larminat, l'un de ses premiers compagnons en 1940, mais celui-ci, écartelé entre l'honneur et sa fidélité gaulliste, préfère se suicider plutôt que de devenir « le Fouquier-Tinville de la Ve République », comme il le dit. On le remplace par le général Gardet.
Les avocats, en signe de protestation, se présentent sans leur robe devant ce tribunal politique, qui ne siège pas au Palais de justice mais au Fort-neuf de Vincennes. Cela ne l'empêche pas de condamner à mort Roger Degueldre, chef des commandos Delta de l'OAS. Le 28 juin 1962, entre le feu du peloton qui le blesse sans le tuer et les six coups de grâce tirés par un sous-officier paniqué, l'ancien lieutenant du 1er REP met onze longues minutes à mourir.
Or, le 19 octobre, coup de théâtre ! À la fureur de l’Élysée, le Conseil d’État annule l'ordonnance instituant la Cour militaire de justice, en raison de « l'importance et de la gravité des atteintes que l’ordonnance attaquée apporte aux principes généraux du droit pénal en ce qui concerne notamment la procédure qui y est prévue et l'exclusion de toute voie de recours ». Le tribunal d'exception est condamné.
Le gouvernement imagine alors de créer une Cour de Sûreté de l’État qui se saisira désormais des affaires relevant précédemment de la Cour militaire de justice ; mais pour laisser à la nouvelle institution le temps de s'installer, un texte de loi proroge la Cour militaire pendant 40 jours(2). C'est suffisant pour que, malgré le désaveu du Conseil d'Etat, De Gaulle lui confie le procès du Petit-Clamart, au terme duquel quatre inculpés sont condamnés à mort : Lajos Mar-ton (par contumace), Jacques Prévost, Alain Bougrenet de la Tocnaye et Jean-Marie Bastien-Thiry. Ce dernier seul est fusillé, Prévost et Bougrenet de la Tocnaye ayant été graciés.
Mais cette exécution, ordonnée pour satisfaire une vengeance et organisée, écrit alors Jérôme Gauthier dans Le Canard Enchaîné, avec un « luxe de clandestinité », ressemble jusqu'au bout à un assassinat judiciaire. « Pourquoi tant de précautions ? » demande ce journaliste. « La vraie pudeur est fière. C'est la honte qui rase les murs. Une certaine justice aussi, semble-t-il... De plus audacieux que moi croiront peut-être pouvoir en conclure qu'une justice qui tend un rideau de gendarmes entre le regard des consciences et ce qu'elle est en train de faire au pied du mur, y fait quelque chose de pas propre... »
Hervé Bizien monde & vie 19 mars 2013
Cf. M &V n° 864, septembre 2012.
Cf.Jacques Isorni, Jusqu'au bout de notre peine, La Table ronde, 1965. Comble d'ignominie, au cours du procès la Cour militaire de justice condamnera M" Isorni, avocat de Jacques Prévost, à une peine de trois années de suspension.