La Croatie devient ce lundi 1er juillet le 28e Etat-membre de l’Union européenne. Mais c’est un pays en crise qui rejoint une UE elle-même en mauvais état. Et l’intégration n’aura pas de conséquence positive immédiate. Au contraire, elle risque même de fragiliser encore plus la chancelante économie croate.
Dans un pays en récession, où le chômage touche officiellement 22% de la population et au moins 40% des jeunes, la perspective de l’intégration européenne ne suscite plus guère d’enthousiasme. D’après des enquêtes récurrentes, les Croates anticipent le fait qu’ils vivront plus mal après l’intégration de leur pays qu’aujourd’hui. C’est une première absolue, tous les élargissements ayant été associés à une promesse de vie meilleure -certes, pas toujours tenue, notamment dans le cas de la Roumanie et de la Bulgarie, qui ont rejoint l’Union en 2007.
Cette morosité de l’opinion publique est confirmée par les économistes, qui estiment que la Croatie ne devrait pas tirer le moindre bénéfice de son entrée dans l’UE, au moins au cours des deux années à venir. Conséquence de son adhésion à l’UE, la Croatie va devoir quitter l’Accord de libre-échange d’Europe centrale (CEFTA) qui réunit les États des Balkans occidentaux ainsi que la Moldavie.
Les produits croates vont donc perdre de leur compétitivité sur les marchés régionaux, où ils sont traditionnellement bien implantés (en particulier en Bosnie-Herzégovine, au Monténégro ou en Serbie), sans espoir sérieux, en contrepartie, de pouvoir percer sur ceux de l’UE. Certaines entreprises croates envisagent même de se délocaliser en Bosnie ou en Serbie pour demeurer au sein de la zone CEFTA.
« La Croatie condamnée à achever sa désindustrialisation »
« Nous ne pouvons pas avoir le beurre et l’argent du beurre, tempère Ivo Josipovic, le président croate. L’Union européenne constitue une réponse à la mondialisation de l’économie. Il serait illusoire de penser que la Croatie puisse réussir dans cette compétition mondiale sans être intégrée au sein du marché européen. L’intégration européenne est le gage de notre future prospérité. »
Et le chef d’Etat de continuer : « En négociant avec l’Union et nos voisins, nous allons essayer d’adoucir les conséquences de notre retrait du CEFTA, pour nous et pour nos partenaires. À terme, l’adhésion de la Croatie permettra de rapprocher de l’Union nos voisins d’Europe du Sud-Est et d’alléger les barrières douanières. »
La Croatie a « bénéficié » des plus longues négociations d’adhésion de l’histoire de l’UE, puisque celles-ci ont débuté il y a dix ans, en 2003. « En réalité, déplore Kresimir Sever, le président des Syndicats indépendants croates (NHS, l’une des principales confédérations), le seul point sur lequel l’UE a véritablement insisté au cours de la dernière période était le chapitre VIII, celui qui concerne la libre concurrence. Au nom de ce principe, la Croatie est condamnée à achever sa désindustrialisation. »
« Le tourisme, une usine à fabriquer des estropiés »
L’UE a exigé que Zagreb cesse toute aide publique aux chantiers navals et procède à leur « restructuration » -c’est-à-dire à leur privatisation- avant le 1er juillet. La construction navale constitue la dernière spécialité industrielle du pays et représente des dizaines de milliers d’emplois directs et indirects. Le chantier de Kraljevica a fermé ses portes, faute de repreneur, tandis que 3.000 des 3.200 employés de celui de Split ont été licenciés fin mai. Pour l’instant, les chantiers de Pula, Rijeka et Trogir s’en sortent un peu mieux, mais leur avenir à moyen terme reste très incertain. Les exigences européennes passent d’autant plus mal que la France ou l’Italie continuent de subventionner la construction navale.
Un seul secteur peut espérer tirer un profit immédiat de l’intégration, celui du tourisme, qui représente déjà près du quart du produit national brut (PNB). Cependant, les régions littorales peuvent-elles vivre uniquement du tourisme, qui ne propose guère que des emplois saisonniers mal payés et fréquemment non déclarés ?
Le chômage est supérieur à la moyenne nationale dans toutes les régions littorales, qui ont vu disparaître les grandes compagnies de navigation qui faisaient leur gloire et leur richesse à l’époque yougoslave, et dont les chantiers navals sont désormais menacés. Certains promoteurs verraient d’ailleurs d’un bon œil la disparition des chantiers, perçus comme une « gêne » pour le tourisme, comme ceux de Pula, qui occupent l’îlot d’Uljanik, au cœur de la ville, en face des arènes romaines…
« La Croatie sera un pays de seconde zone »
Les conditions de travail sont particulièrement difficiles dans le tourisme : le plus souvent, les salaires ne dépassent pas 1.500 kunas, soit quelque 200 euros par mois, auxquels s’ajoutent les éventuels pourboires, et la saison se concentre sur deux mois à peine. Pour Bruno Bulic, président du syndicat de la très touristique région d’Istrie, « le tourisme est une usine à fabriquer des estropiés, une nouvelle forme d’esclavage ».
L’agriculture croate a également été mise à mal depuis des années par l’ouverture du pays aux importations européennes, et le secteur de la pêche est également menacé, notamment du fait de la raréfaction de la ressource halieutique, conséquence directe de la surpêche et de l’absence d’une véritable politique de la mer.
Pour Branko Segvic, le président du syndicat des chantiers navals de Split, la Croatie entre dans l’Union européenne « sans préparation réelle ». « Notre économie a été dévastée et nous n’avons rien d’autre à offrir que des services aux pays de la riche Europe du Nord, déplore-t-il. Dans l’Union, la Croatie sera un pays de seconde zone, comme tous les Etats d’Europe du Sud ».