Notre régime politique ne présente plus ni hiérarchie des normes claire, ni vraie séparation des pouvoirs, ni stabilité institutionnelle, ni égale représentation des citoyens, ni vraie responsabilité politique, ni intelligibilité du pouvoir, ni neutralité constitutionnelle. On ne rendra service ni à la démocratie, ni à l’Etat de droit, ni à la construction européenne, en refusant, au prétexte que les intentions et promesses de l'Europe sont merveilleuses, de procéder à l'indispensable "examen critique" auquel nous invitait Hannah Arendt face à la menace totalitaire que porte la dégénerescence des démocraties en technocraties.
par Christophe Beaudouin, docteur en droit public
S’exprimant devant le Président de la République à l’Elysée à l’occasion des vœux des corps constitués le 8 janvier 2013, le vice-président du Conseil d’Etat, Jean-Marc Sauvé, ne mâcha pas ses mots : « Matrice de la Nation, à laquelle, de la monarchie à la République, il est consubstantiellement lié, l’Etat répond de son héritage, il défend ses intérêts et ses valeurs, il porte ses espoirs. Par-delà les péripéties de notre histoire, aussi douloureuses fussent-elles, l’Etat est aussi le garant de la continuité de la vie de la Nation et de l’expression démocratique de la souveraineté » Ce préalable posé, le vice-président de la haute juridiction administrative s'inquiète alors : «Mais l’Etat, comme l’administration qui le sert, sont aujourd’hui remis en cause par des mutations profondes : la globalisation ; l’intégration européenne ; la dévolution interne des pouvoirs (…) Alors même qu'il est limité, encadré, contourné, exposé à toutes sortes d'injonctions, le besoin d'Etat n'a jamais été aussi pressant.»
L’Europe est en effet désormais le cadre économique, juridique, politique et culturel dans lequel nous devons vivre. Ainsi sommes nous réputés en avoir décidé souverainement, à travers nos représentants successifs et un référendum, depuis une trentaine d’années. Dont acte.
Ce cadre nouveau n’est pas né dans la brutalité sanglante d’une guerre, d’une révolution ou d’un coup d’Etat militaire, mais de différents traités consentis, librement et à l’unanimité par des Etats initialement démocratiques. Cependant, ce constat épuise-t-il la question de savoir si, dans cet ensemble politique nouveau qu’ils constituent, les Etats membres ont effectivement conservé les qualités qu’ils avaient atteintes distinctement au niveau national ? Bien sûr que non.
Que l’Europe intégrée soit la fille légitime des nations démocratiques qui la composent ne suffit pas à présumer le consentement des peuples souverains aux quelques 38.000 règlements, directives, décisions et arrêts aujourd’hui en vigueur, et plus généralement aux politiques européennes menées en leur nom.
Derrière la question du caractère démocratique du régime européen se pose rien de moins que celle, éternelle, de savoir « par qui ou par quoi sommes-nous aujourd’hui gouvernés, de quelle manière et à quelles fins ? »
« Supprimez le droit et alors, qu’est-ce-qui distinguera l’Etat d’une vaste bande de brigands ? » Lorsque Saint-Augustin pose cette question, il annonce ni plus ni moins ce qui se produit lorsque le pouvoir se sépare du droit. Lorsque le pouvoir n’est plus commandé, à travers la règle de droit, par la raison humaine. L’Europe ne le sait que trop bien. Lorsque le pouvoir n’est pas ou plus reconnu, il ne peut s’exercer durablement et s’épuise vite dans la violence. Et se transforme en tyrannie. Il n’est pas d’allégeance durable sans reconnaissance. On n’obéit pas longtemps à un pouvoir que l’on ne reconnait pas. C’est cette leçon simple qu’entend l’étudiant de première année de droit : seule la règle perçue comme légitime mérite obéissance. Sans sentiment de légitimité, pas de sentiment de justice et sans justice point d’obéissance. Et il n’est pas de règle perçue comme légitime par les gouvernés, qui ne soit émise par une autorité elle-même perçue comme légitime : légitime par son origine, légitime sa sagesse, légitime par les buts d’intérêt général qu’elle poursuit.
C’est donc peu dire que le maintien des qualités démocratiques et de l’Etat de droit dans cette Europe unifiée est la condition première de la paix dans les sociétés européennes.
L’Europe c’est la paix oui mais si et seulement si le pouvoir y est demeuré démocratique, donc légitime, reconnu et auquel les gouvernés consentiront à obéir.
Tel est l’enjeu et donc également la problématique, vaste et passionnante, que pose notre régime européen d’intégration : le nouveau corps institutionnel constitué d’un réseau d’organes supranationaux à Bruxelles, Francfort et Luxembourg, prolongé sur tout le continent par vingt-sept, bientôt vingt-huit, démembrements étatiques, peut-il être qualifié de « démocratique » ?
Crise économique, crise de légitimité, crise d’identité : il ne faut pas être grand devin pour voir que nous ne nous trouvons pas devant un simple « déficit » démocratique, qu’une énième révision des traités contribuerait à combler.
Pour reprendre l’expression de la Cour constitutionnelle de Karlsrhue dans son arrêt "Lisbonne" du 30 juin 2009 : nous sommes devant un « déficit structurel » de démocratie, autrement un vice de conception, un abysse : le vide de demos européen, c’est-à-dire de peuple continental suffisamment homogène pour y puiser un consentement à gouverner.
Le grand déni européen de la France
Combien de temps allons-nous ainsi contourner l’obstacle en nous contentant de concepts ambigus ou étrangers au droit constitutionnel : l’Europe serait un « objet politique non identifié », une « union sui generis », une « fédération d’Etats nations »… L’intégration européenne inflige à nos concepts juridiques et représentations classiques des démentis, et il faut nous demander pourquoi. Et ce n’est pas faire injure à l’Europe, berceau de la démocratie, que de se soucier de la légitimité démocratique de ce régime de l’Europe unie.
Après quelques années passées à Bruxelles au sein d’une institution européenne, je crois mesurer un peu mieux ce qu’il faut bien appeler le grand déni français sur l’affaire européenne.
Il suffit de porter le regard sur les élites européennes, d’écouter ce qu’elles disent, d'observer la façon dont elles avancent leur projet d'intégration :
Entendre, par exemple, la virulence des réactions au sein de la « commission des affaires constitutionnelles » – oui c’est bien son titre - du Parlement européen, dans les deux ans qui ont suivi les « non » massifs français et néerlandais au traité constitutionnel en 2005.
Relire Jean Monnet qui avait prévenu les avocats de la souveraineté nationale : « Nous ne coalisons pas des Etats nous unissons des Hommes »
Relire Walter Hallstein, le premier président de la Commission européenne qui annonça en 1962 la « suppression de la frontière sémantique entre Economie et Politique »
Relire les grands Présidents de la Cour de Luxembourg que furent Robert Lecourt et Pierre Pescatore évoquant ouvertement la charge explosive de leur jurisprudence au service d’un « nouvel ordre européen ».
Relire avec le recul les Attendus des arrêts de 63-64 Van Gend en Loos et Costa, pour comprendre comment, une fois encore dans l’Histoire, un coup de bluff cachait un coup de force juridique, annonçant une révolution politique.
Réécouter Jacques Delors parlant d’une : « construction à l’allure technocratique et progressant sous l’égide d’une sorte de despotisme doux et éclairé ».
Entendre encore le Président Barroso rangeant pertinemment l’Union dans la catégorie des « empires ».
Si un doute subsistait quant à la pertinence de la question posée, ce rapide inventaire eût suffit à le lever.
Au terme de la thèse* que je viens d'achever, les traits du régime européen d'intégration peuvent être présentés de la manière suivante :
1) Le passage du gouvernement représentatif à la gouvernance supranationale, que traduisent les transferts de souveraineté des États vers l'Union, réduit la souveraineté effective du peuple et du citoyen. L’intégration européenne n’a été rendue possible qu’au prix d’une asphyxie certaine des démocraties nationales, proportionnelle aux abandons de souveraineté consentis traités après traités ou arrachés par les institutions de Bruxelles et Luxembourg, sans que cette perte de démocratie ne soit compensée, d’une façon ou d’une autre, au niveau européen.
2) Cette « technocratie de marché », qui semble se substituer peu à peu à la République se caractérise par l’abandon de la démocratie au sens politique du « gouvernement de soi », le « peuple en corps » exerçant sa souveraineté, au profit d’une oligarchie technicienne – équivalent public du « Manager » qui prolifère dans la sphère privée – laquelle tire sa légitimité non du suffrage universel mais de sa compétence, mise au service de la déréglementation de l’économie et du droit prescrites par les traités.
Ces autorités de gouvernance mettent en œuvre, en l’adaptant à peine, le droit de la mondialisation dans son versant économique pur – avec les quatre libertés de circulation - et dans son versant culturel avec les multiples droits à la non-discrimination distribués aux individus et minorités.
3) Dans cet ensemble, l’Etat membre et à travers lui le Politique, n’a pas complètement disparu. Il lui prête le bras séculier et la légitimité qui lui font défaut.
Son bras d’abord, en mettant ses moyens administratifs, budgétaires, humains et son expérience de puissance publique au service de la transposition, l’exécution des normes, du prélèvement des recettes et de l’application des politiques de l’Union.
Mais l’Etat membre a un autre rôle qu’on oublie souvent : il recouvre ces normes et ces politiques européennes du manteau de sa propre légitimité, sans quoi elles serait ressenties comme une pure violence.
4) La révolution européenne provoque deux ruptures inédites : entre l’autorité et le pouvoir d'une part, entre la politique et le droit d'autre part. Elle dissocie d'abord l’autorité (qui décide) et pouvoir (de l'action), contribuant à une dilution de la responsabilité politique et permettant au passage aux gouvernements de faire souvent de l’Europe le bouc émissaire bien commode de leurs renoncements. Elle contribue aussi à rompre le lien entre la volonté majoritaire et la loi : pour la première fois dans l’Histoire le droit n’est plus formulé par le Politique.
5) Notre régime politique ne présente plus ni hiérarchie des normes claire, ni vraie séparation des pouvoirs, ni stabilité institutionnelle, ni égale représentation des citoyens, ni vraie responsabilité politique, ni intelligibilité du pouvoir, ni neutralité constitutionnelle. Les Etats réaffirment pourtant à travers les traités européens, la Charte des Nations Unies et imposent aux pays candidats à l’UE, ces principes auxquels l’Union et ses Etats membres tournent aujourd’hui le dos et qui sont pourtant le minimum constitutionnel pour toute démocratie.
6) L’Union apparaît comme un laboratoire régional de la gouvernance globale. L’Union peut être en effet sans réserve classée parmi les nouvelles autorités de l’ordre global en gestation – sans doute l’une des plus importantes, avec le FMI, la Banque Mondiale ou l’OMC, parmi les 2000 organisations administratives de niveau mondial produisant de la norme transnationale. Elle fait même figure de prototype quant aux formes futures d’administration recherchée au niveau mondial.
En définitive, le passage à l’Europe intégrée ne traduit-il pas l’achèvement du cycle démocratique – achèvement au double sens d’accomplissement et de terminaison – annoncé depuis les Grecs ?
On ne peut ignorer davantage les préventions émises par plusieurs juristes ou acteurs européens, les cours constitutionnelles allemande et italienne ou la Chambre des Lords britannique.
Pourquoi la méthode choisie pour « faire l’Europe » menacerait-elle la démocratie en Italie, en Allemagne, au Danemark, en Irlande ou au Royaume-Uni, mais jamais en France ?
Pourquoi par exemple s’interdire de bâtir un bloc supra-constitutionnel absolument inviolable et suprême, protégeant du pouvoir de révision les dispositions inhérentes à la souveraineté, à la démocratie, à la « forme républicaine du gouvernement » interdite de révision par l’article 89 alinéa 5 de la Constitution ?
Et puisqu’on aime à vanter le « modèle allemand » en économie, pourquoi ne pas s’inspirer du modèle constitutionnel démocratique développé à Karlsrhue ? Car s’il est une langue qu’Allemands et Français pourraient parler ensemble, et avec leurs partenaires européens, c’est peut-être justement la langue constitutionnelle…
Pourquoi aussi ne pas instaurer, comme au Danemark, un mandat de négociation pour les ministres allant à Bruxelles ? Un droit d’opposition ou de non-participation à telle législation européenne, voté par le Parlement national ?
Être eurocritique : un devoir démocratique, un sursaut de l’intelligence
Au milieu des années 1970, la philosophe du totalitarisme Hannah Arendt, nous mit en garde contre « l’effrayante mutation en bureaucraties » qui guettent toutes les démocraties : après le « règne des Hommes et du droit », celui de « bureaux anonymes et d’ordinateurs qui menacent de dépérissement et d’extinction toutes les formes de gouvernement. » ; « Une fois de plus, expliquait-elle, tout commencerait par un rêve et un projet nourri des meilleures intentions, mais dont les conséquences cauchemardesques ne seraient décelables qu’au prix d’un examen critique. »
On ne rendra service ni à la démocratie, ni à l’Etat de droit, ni à la construction européenne, en refusant, au prétexte que les intentions et promesses de l'Europe étaient merveilleuses, de procéder à un tel examen critique. La mort de l’esprit critique, c’est la mort de la raison humaine, la mort de l’intelligence, la mort de l’esprit tout court.
Camus écrivait : « La logique du révolté est ... de s'efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel » ("L'Homme révolté"). Puissions-nous par tous les canaux qui nous sont offerts – académiques, médiatiques, politiques - contribuer un peu à mieux nommer les choses, et aider au renouvellement de la pensée critique européenne.
ChB http://www.observatoiredeleurope.com
* Christophe Beaudouin : « La démocratie à l’épreuve de l’intégration européenne. Redistribution des lieux de pouvoirs, nouvelles manières de dire le droit et légitimité démocratique dans l’Union européenne », Thèse de doctorat en droit public de l’Université Paris V (dir : Recteur Armel Pécheul), mai 2013, à paraître.