Extraits d'une réflexion de Michel De Jaeghere aux veilleurs :
"Je précise que mon propos ne vise pas ici ceux qui se trouveraient contraints, malgré eux, à céder à la nécessité ; à faire appliquer cette loi sous la menace de sanctions pénales : la résistance est toujours affaire de conscience, d’appréciation individuelle des risques et des conséquences. Ceux qui ne sont pas exposés à ces risques n’ont pas qualité pour donner des conseils à ceux qui sont en première ligne.
Ceux que je voudrais contredire, et pourquoi pas, convaincre, vous en connaissez certainement ; ce sont tous ceux qui contestent désormais le principe même de votre résistance, sous prétexte que la loi a été adoptée par le Parlement, et qu’elle l’a été, somme toute, démocratiquement. Je vais essayer de le faire en faisant un grand détour : un détour par l’Histoire. Je voudrais en effet essayer avec vous de remonter aux sources. Aux sources de la loi.
Qu’est ce qu’une loi ?
Peut-on lui opposer sa conscience, quand on a contre soi la légalité de son adoption, le consentement, dit-on, de la majorité de la population. Peut-on, doit-on, résister à ce que François Mitterrand a appelé autrefois « la force injuste de la loi » ? J’essaierai de répondre en évoquant la naissance de la loi, là où elle est apparue, en Grèce, en m’aidant, notamment, des travaux de Jacqueline de Romilly. [...]
Comme le proclamera Eschyle, ce qui différenciait les Grecs des peuples barbares c’est qu’ils n’étaient « esclaves ni sujets de personne ». Qu’ils étaient des hommes libres. Être un homme libre, à leurs yeux, c’était n’être soumis qu’à une seule souveraineté : la souveraineté de la loi. Cette différence entre grecs et barbares allait être cristallisée, au Ve siècle avant J.-C. par l’expérience des guerres médiques, ces guerres qui allaient voir les troupes innombrables de l’empire perse déferler sur la Grèce, et finalement échouer à Marathon, aux Thermopyles, à Salamine et à Platées. [...]
« Ils ne sont esclaves ni sujets de personne. » Cette opposition est le sujet même du livre que compose alors, pour raconter ces guerres médiques, celui qui est considéré comme le père de l’Histoire : Hérodote. Hérodote y met en scène un étrange dialogue entre Xerxès, le roi des Perses, et un roi de Sparte exilé à sa cour, Démarate. Dialogue au cours duquel le spartiate aurait prévenu le conquérant, à la veille de l’expédition, que son entreprise était vouée à l’échec parce que les troupes perses étaient formées d’esclaves qui marchaient sous le fouet et qu’elles allaient trouver devant elles des hommes libres, éduqués dans l’obéissance aux lois.
Dialogue imaginaire, et sans doute inspiré a posteriori par l’attitude des Spartiates à la bataille des Thermopyles. Texte fondamental parce qu’il illustre la ligne de partage que tracent désormais les Grecs entre civilisation et barbarie. Ici, des hommes soumis à la crainte d’un maître. Là des hommes laissés libres d’agir, mais qui se révèlent supérieurs parce que leur liberté s’accomplit dans l’obéissance aux lois.
« Ils ne sont esclaves ni sujets de personne. » Xerxès n’incarne pas le despotisme parce qu’il est un monarque (la royauté subsiste en Grèce, notamment en Macédoine), mais parce qu’il prend des décisions selon son caprice, parce qu’il n’a pas d’autre loi que ses désirs. Les Grecs ne représentent pas la liberté parce qu’ils vivent sous des régimes démocratiques (beaucoup de leurs cités ne le sont pas, à commencer par Sparte) mais parce qu’ils obéissent aux lois.
Dans une scène saisissante, Hérodote montre le roi des Perses étouffé de colère, parce qu’une tempête a détruit le pont de bateaux qu’il a fait construire sur l’Hellespont, notre détroit des Dardanelles. Il prend alors une décision inouïe : il fait fouetter la mer qui s’est ainsi rebellée contre lui. Le despote, le tyran, pour le Grec, c’est celui qui gouverne contre la raison, le Logos. L’homme libre, c’est celui qui n’est pas soumis à l’arbitraire, au caprice, parce qu’il connaît ses devoirs et ses droits, parce que ceux-ci sont fixés par la loi. Le gouvernement légitime, c’est celui qui s’exerce conformément aux lois. [...]
J’ai parlé il y a un instant de la revendication des peuples en faveur de lois écrites. Mais les Grecs reconnaissaient, en réalité, l’autorité de deux sortes de lois : d’une part celles qui ressortissaient du comportement, de la morale et qui étaient restées non écrites ; d’autre part celles qui réglaient le fonctionnement des institutions, la propriété, la justice, et dont ils avaient exigé l’écriture pour échapper à l’arbitraire des grands.
Les lois non-écrites, ce sont celles qu’invoque Antigone, l’héroïne de Sophocle, lorsque Créon prétend lui interdire d’ensevelir son frère. La légalité du pouvoir de Créon n’est pas mise en cause. Il est le roi légitime de Thèbes. Son décret n’en a pas plus de valeur pour autant parce qu’il n’est pas conforme aux lois non-écrites que les dieux ont inscrites dans le cœur de l’homme. Antigone n’est pas une anarchiste. Elle obéit à un ordre supérieur, elle obéit à d’autres lois : « Aux lois non-écrites, inébranlables, des dieux, dit-elle. Elles ne datent, celles-là, ni d’aujourd’hui, ni d’hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru. Ces lois-là, pouvais-je donc, par crainte de qui que ce fut, m’exposer à leur vengeance chez les dieux. »
Ces lois non-écrites, ce sont toutes celles qui commandent la vie morale de l’homme. Elles ressemblent étrangement, nous dit Jacqueline de Romilly, au Décalogue. Elles obligent à la loyauté, à la reconnaissance, à la fidélité en amitié. Elles commandent le respect des dieux, la sépulture des morts, la piété filiale, l’inviolabilité des hôtes. Elles interdissent de trahir sa patrie, de déserter au combat, de s’emparer d’un criminel réfugié dans un temple, de s’en prendre à un ambassadeur, de violer un serment, d’agir contrairement à un traité, de tuer un combattant qui se rend. Elles interdisent évidemment de former une famille autrement qu’avec un homme et une femme. Elles n’ont jamais la forme d’un droit. [...]
Divines, ces lois sont, par-là même, éternelles et universelles. Elles s’imposent aux individus comme aux institutions. Elles sont sanctionnées par une réprobation, une honte universelle, par les châtiments que ne manquent pas d’infliger les dieux à ceux qui y contreviennent. [...] À côté, en dessous des lois non écrites, se trouvent les lois écrites. Ce sont les règles qui fixent les droits et les devoirs de chacun, déterminent le fonctionnement des institutions. Elles ont commencé, elles aussi par être non-écrites (tout simplement parce que l’écriture avait disparu). On a vu que leur transcription avait été une revendication du peuple contre les aristocrates et les rois, pour échapper à leur arbitraire. Qu’elles furent l’œuvre des législateurs comme Lycurgue ou Solon. Mais la façon même de procéder de ces législateurs est éclairante. Pour rédiger les lois, ils ne recueillent pas, en effet, le sentiment de l’opinion. Ils ne demandent pas ce qu’elle veut à la population. Ils ne font pas de sondages. Ils s’entourent de juristes, de savants, dont le rôle est de recueillir la tradition des ancêtres et d’en faire la retranscription. Ils n’inventent pas les lois, ils se contentent de mettre en forme celles que leur a léguées une tradition immémoriale. Derrière les usages, les coutumes, les habitudes séculaires, les Grecs croient en effet pouvoir discerner un nomos divin : un ordre naturel du monde dont tout l’effort du législateur sera de tenter de reproduire les contours. [...]
Vous voyez qu’on est là aux antipodes de l’idée que la loi soit l’expression d’une volonté humaine, serait-elle « la volonté générale » chère à Jean-Jacques Rousseau et à notre déclaration des droits de l’Homme. Qu’elle doive refléter l’évolution des mœurs ou l’état de l’opinion. Ériger « en loi ses caprices », c’est, au contraire, aux yeux des anciens grecs la marque même de la tyrannie. [...]
Qu’est-ce qu’une loi ? Une loi est certes un commandement de l’autorité légitime, mais elle n’est pas seulement cela. C’est un commandement qui vise au bien commun sans heurter les lois non-écrites qui sont inscrites dans le cœur de l’homme, non plus que l’ordre naturel du monde, tel qu’il est connaissable par l’exercice de la Raison. Tel est l’enseignement de la Grèce antique, dont notre civilisation est le prolongement. La loi qu’on vous oppose n’apparaît, à cette lumière, que comme un simulacre. Elle a pu être régulièrement adoptée par les institutions compétentes. Elle ne mérite pourtant pas le nom de loi :
- parce qu’elle n’est pas conforme aux lois non écrites qui sont dans le cœur de l’homme,
- parce qu’elle est étrangère à nos traditions ancestrales,
- parce qu’elle n’est pas conforme à la nature humaine, à l’ordre naturel du monde, à la raison.
[...] Héritière de la pensée classique, l’Église s’est inscrite dans ce sillage. Elle l’a proclamé par la bouche de saint Thomas d’Aquin : « Toute loi portée par les hommes n’a raison de loi que dans la mesure où elle découle de la loi naturelle. Si elle dévie en quelque point de la loi naturelle, ce n’est plus alors une loi, mais une corruption de la loi. » Jean-Paul II renchérit en parlant, sur le même sujet d’une « tragique apparence de loi » à laquelle toute conscience éclairée se doit de faire objection.
S’opposer à la loi Taubira était un devoir. Exiger son abrogation en est un autre. L’une et l’autre attitude relèvent en effet de la véritable obéissance aux lois : aux lois non écrites qui sont inscrites dans le cœur de l’homme, à la loi naturelle et à l’ordre du monde, tels qu’ils sont connaissables par la droite raison. C’est en restant fidèle à ces lois, comme vous le faites ici ce soir, que vous continuerez à n’être esclaves ni sujets de personne, que vous continuerez d’être libres."