Vingt ans après la réunification allemande on peut à nouveau réfléchir sur ce pays, symbole de l'homme blanc, qui ne pourra jamais laisser indifférents les Français.
L'Allemagne des rêveurs, « l'Allemagne, notre mère à tous » (Gérard de Nerval) celle de nos fantasmes comme dans Koenigsmark de Pierre Benoît ou celle des admirateurs lucides (Madame de Staël). Au cours de notre histoire elle a suscité les passions les plus contradictoires. Exemple : la Droite française successivement germanophobe (Maurras, Barrès), puis germanophile ou inversement. Maurras opposait la France gréco-latine à la barbarie germanique. Comportement révélateur d'une relation amour-haine.
Le reproche le plus fréquent est l'accusation de bellicisme, inhérent, parait-il, au peuple allemand. A-t-on oublié que du temps de Louis XIV, des guerres révolutionnaires et napoléoniennes, c'était la France qui semait la guerre et la mort en Europe, avant qu'elle ne s'occupe de ses conquêtes coloniales ?
Serge-Christophe Kolm dans un article qualifiait la culture allemande de somptueuse. Et comment ! Puisque pratiquement toute la pensée moderne du XIXème siècle s'est faite dans le cadre de la culture allemande. Énumérons : en physique la mécanique quantique avec Planck, Heisenberg, Schrôdinger (Autriche). La physique statistique avec, comme père fondateur Boltzmann, fut une révolution intellectuelle puisqu'elle s'opposait au déterminisme de la physique classique. La relativité, œuvre d'Einstein (Juif allemand). En sciences humaines, Vienne a brillé sans égal : psychanalyse, psychologie... En Allemagne même, Max Weber peut être considéré comme le plus grand sociologue. En philosophie avec Hegel est née la philosophie moderne qui s'est prolongée jusqu'à la phénoménologie (Husserl Heidegger). Nous ne pouvons passer sous silence le marxisme, la pensée de Nietzsche, les travaux sur la logique de Frege et le néopositivisme du «Wienerkreis», cercle de Vienne : courants très différents.
Il s'est passé dans un espace géographique et culturel restreint la plus grande révolution intellectuelle de l'humanité. On peut au passage souligner comme un hommage paradoxal à cette culture le fait que l'élite des Juifs ait été de culture allemande (Einstein, Hussert, Hilbert, Freud, Popper... ), nourrie dans ce terreau.
La France, quant à elle, a été la première dans la production des mathématiques pures et fondamentales, la littérature psychologique (à opposer à une littérature plus philosophique outre-Rhin) et la peinture moderne.
Avec les mathématiques (plus un langage qu'une pensée) nous pouvons dire que la pensée pure et la musique, où l'immense apport des compositeurs allemands ou autrichiens n'est même pas à démontrer, constituent les productions les plus hautes de l'esprit humain.
L'Allemagne, après la période sombre, est redevenue une superpuissance économique. L'équilibre européen savamment construit après la seconde guerre mondiale s'écroule, puisque celui qui possède la superpuissance économique possède à moyen ou long terme le reste (le politique, le culturel, le militaire ... ).
L'Allemagne peut, comme le Japon, devenir à elle seule une superpuissance. Si elle accepte le jeu de l'Europe, ce sera alors pour la dominer.
Le domaine sportif reste pour l'homme de la rue le plus symbolique. Des jeux olympiques de Berlin en 1936 l'histoire officielle (celle des vainqueurs) cite toujours l'exemple de Jesse avens qui a gagné le 100 m et le saut en longueur. Ce qui est moins dit, pour ne pas dire pas du tout, fut que l'Allemagne avait fait une véritable razzia de médailles d'or et avait largement dominé les autres pays. Quant à Jesse avens, pour ceux qui connaissent la question, il fut surtout le symbole de la première utilisation des dopants par les athlètes américains. Cette suprématie dans le sport va sans doute se reproduire avec la réunification. L'Allemagne ne vient-elle pas déjà de gagner l'EURO 96 de foot ? Peut-on reprocher à un peuple d'être le meilleur dans des domaines pacifiques ?
La France, prisonnière de son passé colonial, évolue vers un pays multi-communautaire et multi-confessionnel qui, face aux Allemands peuple toujours homogène, prend le risque de s'affaiblir et imploser dans ses contradictions et ses forces centrifuges. En 1989, dix-neuf turcs ont été naturalisés allemands, chiffre qu'il faut comparer aux dizaines de milliers d'Africains qui, chaque année sont naturalisés en France. En effet, l'Allemagne pratique le «jus sanguini», droit du sang, et non le «jus soli», droit du sol qui est celui de notre pays.
La France, plus vieil État-Nation d'Europe, constituée jusqu'à maintenant de Gaulois (donc des Celtes), d'ailleurs un peu mâtinés de Germains avec les invasions du IIIème au Vlllème siècle, va-t-elle retrouver le sursaut qui en fera de nouveau une puissance capable de rivaliser avec l'Allemagne pour continuer à former ces deux vieux peuples européens complémentaires qui ont le plus contribué au rayonnement de l'Europe et des Européens ?
par Patrice GROS-SUAUDEAU 1996