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Le fantôme du libéralisme

L’’effondrement du modèle social français n’’a pas que des mauvais côtés. D’’une part parce que l’’extension du centralisme bureaucratique n’a jamais été une bonne chose pour nos libertés, d’’autre part parce qu’’il permet de constater que la tradition libérale française existe toujours, et demeure hélas dans l’’erreur.
Retour du libéralisme sauvage
Les contours de cette tradition, qui existe pourtant bel et bien, demeurent toutefois assez flous pour qu’’Alain Laurent se prête, dans Le libéralisme américain, à un travail de clarification sémantique. La polysémie du mot libéral” fait de son usage un exercice délicat. En France, libéral, presque toujours précédé du préfixe “ultra” ou “néo”, renvoie à un courant politique qui fait de l’’économie de marché le meilleur régulateur des rapports humains, et de l’’État l’’ennemi absolu des libertés individuelles. En Angleterre et aux États-Unis, être libéral, c’est accepter l’intervention de l’’État en économie, être progressiste en morale et bien souvent pacifiste en politique. En bref, c’’est un quasi-synonyme de social-démocrate.
Alain Laurent soutient que la première acception est la vraie, tandis que la seconde n’est qu’’une vaste escroquerie visant à perpétuer dans les esprits les “acquis” des différentes formes d’’interventionnisme étatique et bureaucratique. Son avis est définitif, et prend sa source dans ses lectures de Von Mises et Hayek : « Mises rappelle dans la première partie de l’’ouvrage significativement intitulée Libéralisme et socialisme qu’’outre l’attachement à la tolérance, à la paix, à l’égalité devant la loi, à la démocratie et aux droits individuels fondamentaux, ce qui identifie par nature le libéralisme c’’est le primat du libre contrat et le respect intégral du droit de propriété – incluant “la propriété privée des moyens de production” […] qui sont au fondement d’’une économie de libre marché sans laquelle parler de libéralisme est absurde autant que scandaleux. »
Le droit ou le marché
La généalogie que M. Laurent dresse n’’est pas dénuée d’’intérêt. Le néolibéralisme dont il se fait le héraut ne serait finalement qu’’un retour au libéralisme des origines, celui de Bastiat, Smith et Locke. Ce finalement « vieux libéralisme » aurait été supplanté à partir du XIXe siècle par un « nouveau libéralisme » anglo-saxon teinté de socialisme, à son tour contesté après la seconde guerre mondiale par la nouvelle génération de « classical liberals ». Toutefois, plusieurs remarques s’’imposent.
Premièrement, on voit mal en quoi l’’école de Manchester, qu’’A.Laurent porte au pinacle, peut prétendre au monopole de l’’étiquette libérale. On peut même se demander si ce courant, dans sa prétention à incarner la totalité de la tradition politique libérale, n’’en est pas qu’’une excroissance scientiste tout aussi datée que son adversaire “progressiste ” née des Lumières écossaises et teintée d’’évolutionnisme darwinien.
Deuxièmement, les malentendus qui subsistent entre nouveau et ancien libéralisme renvoient à une tension mal éclaircie qui remonte aux premiers philosophes libéraux, et qui paraît irréductible - du moins quand on reste libéral : est-ce le droit ou le marché qui est la meilleure garantie des libertés individuelles ? L’’État ne joue-t-il pas au même titre que le marché un rôle de fractionnement des lieux de pouvoir, de “checks and balances pour reprendre l’’expression consacrée, utile à la défense des libertés civiles et politiques ? Toujours en partant de l’individu et de sa propriété comme un tout inviolable, l’’intervention de l’’État peut se justifier pour corriger une situation qui n’’est pas spontanément juste et contrevient à l’’idée pourtant chère à A. Laurent d’’égalité devant la loi.
Notre auteur s’en prend au New Deal de Roosevelt et à la Great Society de Johnson, mais force est de constater que le langage de justification des deux hommes politiques emprunte au lexique libéral, et cela à raison. La grande loi de 1964 sur les droits civils mit fin à la sélection sur la couleur de peau dans les relations de travail. Elle fut une intervention étatique qui faussa le libre jeu des relations contractuelles entre employeurs et employés, et s’’explique par la primauté donnée à l’’égalité devant la loi sur la liberté du big business. Pour prolonger la remarque, il est étonnant d’’entendre un néolibéral faire l’’apologie du néoconservatisme, qui tient beaucoup plus de ce new liberalism interventionniste et assez peu soucieux de l’’augmentation des budgets fédéraux - notamment militaire - que du vieux libéralisme classique attaché à l’’État “veilleur de nuit”. Un Robert Taft en est bien plus proche, mais lui appartient au panthéon des conservateurs traditionnels, que sur un contresens M. Laurent considère comme des illuminés et des collectivistes.
Nation et démocratie
Pierre Manent appartient lui aussi à la tradition libérale, mais son horizon est plus conservateur. Elève de L. Strauss, lecteur de Tocqueville et de Oakeshott, il garde une attitude beaucoup plus réservée, voire sceptique, sur les bienfaits de l’’extension de l’’idéologie individualiste à toutes les sphères d’’activité humaine et sociale. Dans son dernier essai, le philosophe s’’alarme de la disparition de la nation, voire de l’’idée de cité sur laquelle s’’est bâtie toute l’’histoire de France. Le projet européen se proposerait de lui substituer une « agence humaine centrale » promotrice d’une forme démocratique sans peuple, une démocratie pure axée sur la « bonne gouvernance » et le respect des droits de l’’homme tout en oubliant la question de la souveraineté populaire : « La version européenne de l’’empire démocratique se signale par la radicalité avec laquelle elle détache la démocratie de tout peuple réel et construit un Kratos sans Demos. »
La dynamique démocratique, que M. Manent identifie avec Tocqueville à l’’égalité des conditions, se caractériserait par l’’abolition des distances entre des hommes désormais persuadés d’’être souverains. L’’injonction démocratique fois l’’empathie pour l’’humanité et à éliminer toutes les instances de différenciation plus ou moins héritées des temps prédémocratiques : la hiérarchie, la courtoisie ou politesse, la bienséance et plus généralement tous les rites sociaux qui tendaient à organiser la séparation entre les hommes sont contestés par l’égalitarisme démocratique.
L’’instrument du nivellement fut longtemps la nation, qui garantissait l’’égalité des citoyens avant que l’’Europe n’’en conteste le monopole. La civilisation et la liberté en Europe se seraient accommodées de la démocratisation grâce à l’’État souverain et au gouvernement représentatif, qui auraient « discipliné » le phénomène en l’’incarnant. On comprend que si M. Manent entend le phénomène démocratique comme un mouvement tendant à l’’égalité des conditions entre les hommes, l’’empire, froid, abstrait et bureaucratique européen s’’y oppose frontalement : « Embrassant les “valeurs” démocratiques, nous avons oublié le sens de la démocratie, son sens politique, qui est le gouvernement de soi. Le temps est revenu du despotisme éclairé, désignation exacte pour la somme d’’agences, administrations, cours de justice et commissions qui, dans le désordre mais d’’un esprit unanime, nous donne de plus en plus méticuleusement la règle. »
Gouvernement de soi
Si l’’essentiel du projet démocratique moderne relevait du très aristotélicien principe du gouvernement de soi, d’’hommes libres par des hommes libres, ça se saurait. Même si nous ne pouvons que nous féliciter d’’entendre un libéral exprimer son hostilité à l’’idéologie européiste, la démocratie originelle dont il se réclame pour condamner le procès d’« obsolétisation » de l’’État souverain et du gouvernement représentatif n’a jamais existé. On pourrait même soutenir que la modernité politique s’’est entièrement construite contre elle. Remarquons également que les éléments que M. Manent tente de sauver du mouvement égalitaire, la représentation et l’’État souverain, sont par nature non démocratiques : ces deux artifices que l’’on retrouve constamment dans la tradition libérale n’’ont jamais eu pour vocation de refléter le consentement populaire, mais bien d’’en limiter l’’intrusion directe dans la délibération collective.
On sent notre auteur parfois sceptique sur la portée à donner à toutes les fictions morales et politiques qui servent à perpétuer l’illusoire alliance entre un système représentatif non démocratique et les manifestations du consentement populaire. L’’”individu souverain”, la “représentation nationale”, “la liberté de conscience”, “l’égalité des droits”, tous ces mensonges nécessaires pour rendre acceptable une évolution démocratique profondément égalitaire, niveleuse, portée sur l’’indifférenciation et la “mêmeté” masquent de plus en plus difficilement son caractère essentiellement nihiliste. Peut-être que M. Manent, plutôt que de prudence, aurait dû faire preuve de courage en rejetant complètement le projet démocratique. Mais curieusement, comme la plupart des libéraux tocquevilliens, il semble résigné. L’’histoire pour eux conduit inévitablement à la démocratie égalitaire, et les transformations qu’’elle engendre sont des acquis finalement assez définitifs, ce qui nous paraît être une concession à l’'esprit du temps et à la servitude.
La tradition démo-libérale devient intéressante quand elle redécouvre ses propres faiblesses, et qu’’elle emprunte aux autres traditions politiques et philosophiques pour les masquer. Malheureusement pour elle, la monarchie comme l’’aristocratie ont saisi avec beaucoup plus de subtilités les problématiques touchant au pouvoir et à la liberté, et permettent avec beaucoup plus de certitudes de dépasser ses contradictions.
Pierre CARVIN L’’Action Française 2000 du 4 au 17 mai 2006
* Alain Laurent : Le libéralisme américain - Histoire d’un détournement, Les belles lettres, 271 pages, 21 euros.
* Pierre Manent : La Raison des nations - Réflexions sur la démocratie en Europe, Gallimard, 100 pages, 11 euros.

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