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L’âge des limites. À la recherche d’une vie meilleure par Pierre LE VIGAN

 L’alternative de notre temps commence à devenir de plus en plus claire : soit la course à l’infini dépourvu de tout sens, le « progrès » pour le progrès, la mégamachine auto-alimentée, soit la recherche de la vie meilleure, dans le cadre des évidentes limites qui sont celles de la terre, du pouvoir humain, de la finitude de la vie de l’homme, et du fait que l’homme ne résume pas le tout du monde.

D’un côté, nous avons donc la poursuite logique de l’idéologie du progrès, qui est à la racine des grands totalitarismes, nazi ou communistes, et maintenant de la démonie de l’économie et de l’Empire du moindre mal qu’est le libéralisme. D’un autre côté nous avons une autre ambition, celle du qualitatif, celle de la mesure. À partir du moment où on tire la conclusion de la présence de limites en tous domaines, on ne peut que refuser l’idée d’une croissance indéfinie, fut-elle appelée « développement » indéfini. C’est de cette religion du progrès et de la croissance que Serge Latouche nous propose de nous débarrasser.

« Selon les Grecs, ceux que les dieux voulaient perdre, ils les faisaient s’abîmer et entrer dans la démesure, dans l’hubris » écrit Alain Caillé. Nous y sommes.  Comment rompre avec cette passion de l’illimité ? Serge Latouche fait le point sur les limites, sur ce qui borne nos vies. Limites géographiques : notre monde est fini. Limites politiques : la mondialisation s’accompagne de la multiplication des États et des conflits frontaliers. Le mythe mondialiste de l’abolition des frontières n’est pas tenable. D’autant que la suppression de certaines frontières est une forme de la guerre économique. La frontière est donc nécessaire, celle qui filtre sans couper, et si possible dans le cadre de grands espaces ou biorégions (Raimon Panikkar). Limites culturelles : « Le démantèlement de toutes les “ préférences nationales ”, c’est tout simplement la destruction des identités culturelles », note Serge Latouche. Il n’y a pas de culture de toutes les cultures, pas plus qu’il n’y a de religion de toutes les religions. En imposant son universalisme au monde, l’Occident est devenu ethnocidaire et auto-ethnocidaire. Limites écologiques : sur 51 milliards d’hectares (= 510 millions de km2) de surface de la terre, 12 milliards d’ha. sont utilisables, en comptant large, soit toutes les terres émergées sauf celles aux conditions de vie trop hostiles pour l’homme. Compte tenu de la population mondiale actuelle, chaque personne dispose de 1,8 ha. Or les hommes consomment déjà 2,6 ha chacun en moyenne. C’est ce que l’on veut faire comprendre en disant qu’il nous faudrait déjà presque deux planètes. Il nous en faudrait bien sûr beaucoup plus si la population continue de croître et si nous nous continuons à nous « développer » à la mode des pays du Nord. Conclusion : ce n’est pas possible. Limites économiques : « Le Capital ressent toute limite comme une entrave », notait Marx (pour qui le Capital est un rapport social). Si les besoins ont des limites, les désirs par définition n’en ont pas, ou plus exactement sont manipulables à l’infini, à coup de publicité, le deuxième budget mondial après l’armement. « La félicité de cette vie ne consiste pas dans le repos d’un esprit satisfait. […] La félicité est une continuelle marche en avant du désir d’un objet à un autre », avait remarqué Hobbes pour s’en réjouir (dans Le Léviathan). C’est en entretenant cette insatisfaction plutôt que de la réguler que l’économie est devenue la nouvelle religion de notre temps. Elle repose sur la pleonexia (l’avidité) et le désir de se singulariser en ayant plus que les autres. C’est l’imposture économique dénoncée par Michel Musolino. Pleonexia ou sens de la vie : il faut choisir. Limites de la connaissance : les communistes, russes ou autres, avaient défendu l’idée qu’il ne peut y avoir de limites aux progrès scientifiques de l’homme. La réalité a dépassé leurs propos. L’utérus artificiel « libérera » la femme de la maternité et la rendra enfin « égale » à l’homme. Mais les créations ex nihilo se heurtent toujours à des limites, qu’il s’agisse de la manipulation du vivant, de la création de nouvelles énergies, de biotechnologies, de projets de modifications du climat, etc. Sans compter l’hétérotélie. L’ultime transgression envisagée est de reconstruire l’homme lui-même afin de le reprogrammer comme un être hors-limite, et hors-sol (l’immigration de masse va dans ce sens). Objectif : en arriver à la biomachine, l’homme-machine de La Mettrie. Cet homme nouveau, en fait moins humain mais plus mécanique, serait plus compatible avec la mégamachine, c’est-à-dire le dispositif de sujétion de l’homme à la technique et au profit. Il s’agit, là encore, de désenclore l’homme de ses limites culturelles, religieuses, anthropologiques. Il y a enfin des limites morales : « Au bout du compte, le problème des limites est peut-être fondamentalement un problème éthique », écrit Serge Latouche. L’« amoralisme corrupteur » est indissociable du principe même de l’individualisme libéral et destructeur du lien social. Il favorise l’expansion de la « banalité du mal ».

Comme il est vrai qu’il n’y a jamais de limites naturelles au projet d’« émancipation de tous les préjugés » affirmé par les Lumières,  il n’y a pas non plus de limites aux passions tristes identifiées par Spinoza (avidité, envie, égocentrisme). Notre monde artificialisé veut évacuer le propre de la condition humaine : le malheur, le tragique, la mort. Face à ce déni, les limites morales sont nécessaires. Elles le sont d’autant plus que les « élites » sont devenues la caste des parvenus, c’est-à-dire des suradaptés à une société malade. Krishnamurti affirme : « Ce n’est pas un signe de bonne santé que d’être adapté à une société malade. » Il faut donc s’appuyer, conclut Serge Latouche, sur les limites mêmes de la morale pour « limiter l’illimitation ». Il faut mettre des bornes à la démesure, sortir de l’autisme de la raison raisonnante, aller vers l’autonomie (Cornélius Castoriadis), la proximité, le local, les frontières-écluses (et non les murs-frontières), l’objection de croissance et la sobriété sereine.

 

Pierre Le Vigan http://www.europemaxima.com/

 

• Serge Latouche, L’âge des limites, Mille et une nuits, 148 p., 4 €.

 

 

• D’abord mis en ligne sur Métamag, le 26 mai 2013.

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