Après Platon, Aristote, Descartes, Kant, Hegel et Husserl, Heidegger est le septième géant de la philosophie. Il fut un créateur de la philosophie. Ses néologismes font partie maintenant de la culture philosophique. Il fut avant tout un philosophe de l'être. Sa distinction essentielle fut celle de la différence entre « être » et « étant » (l'ontologique et l'ontique). Le contexte philosophique et historique qui a vu naître Heidegger était celui du néo-kantisme et de la phénoménologie de Husserl. Le néo-kantisme considérait la physique et les mathématiques comme modèle pour la connaissance. Husserl dans sa déconstruction de la Science fondée sur les mathématiques verra dans l'intuition des essences l'acte cognitif en revenant aux choses mêmes et au monde de la vie. Heidegger reprendra la phénoménologie de Husserl. Il est comme le dira Jean Greisch entré en phénoménologie. Les deux autres philosophes qui influencèrent l'auteur de « Être et Temps » (Sein und Zeit) furent aussi Dilthey et Kierkegaard. Dilthey fut l'initiateur du concept d'historicité. Quant à Kierkegaard il a « explicitement saisi et approfondi de manière pénétrante le problème de l'existence comme problème existentiel ». Le contexte de l'époque de Heidegger fut aussi celui du nihilisme, de l'irrationalisme et de la publication du livre de Spengler : « Le déclin de l'Occident ». Il ne faut pas bien sûr oublier le traumatisme et l'humiliation pour l'Allemagne de la défaite de la première guerre mondiale et la montée du nazisme qui a suivi.
Être et Temps (Sein und Zeit)
Ce livre fut le grand livre du philosophe et l'a fait connaître. Heidegger analyse ce qu'est l'être de l'homme. « L'essence de l'homme est l'existence ». Le philosophe dans l'analytique existentiale décrit les « existentiaux ». L'être de l'homme s'appelle Dasein (être-là).
Les « existentiaux » sont les modes d'existence du dasein. Cette analyse selon Heidegger permettra de connaître l'être puisque seul l'homme peut penser à ce que signifie l'être. « Le penser et l'être sont le même » (Parménide)
Être - au - monde (in - der - welt - sein)
Le monde fait partie de l'être du Dasein. Le Dasein n'est donc pas isolé comme dans l'ego cartésien. L'être à... est l'expression existentiale formelle que désigne l'être du Dasein en tant que celui-ci possède pour constitution essentielle l'être-au-monde ». L'être du Dasein est préoccupé. « C'est parce que l'être-au-monde appartient essentiellement au Dasein que son être vis à vis du monde est essentiellement préoccupation ». Cette vision s'oppose à la vision scientifique du monde et sa soi-disante neutralité. Les choses du monde sont instrumentalisées pour le Dasein. Elles ont une signification pour nous. On a là une critique de l'objectivité. Les choses se manifestent à travers le langage et les signes. « Le signe est ontiquement un instrument qui en tant qu'outil déterminé, fonctionne en même temps comme quelque chose qui manifeste la structure ontologique de l'instrumentalité (Zuhandenheit) de la totalité des renvois et de la mondanéité ».
L’être-jeté
Le dasein se trouve toujours dans une « situation affective ». L'être-dans-le-monde n'est pas corne pour Descartes ou le kantisme un sujet pur. Le monde apparaît avec une certaine disposition : joie, peur, ennui...Il n'y a donc pas de sujet transcendantal. « Ce caractère d'être de l'être-là, caché dans sa provenance et sa destination mais d'autant plus radicalement ouvert en tant que tel, ce « qu'il est » nous l'appelons être-jeté (Geworfenheit) de cet étant dans son là... L'expression être-jeté doit exprimer la facticité de l'être-assigné ». À la différence de Kant et son sujet pur le Dasein est historiquement situé.
L'être - avec - autrui (Mit - sein)
Le Dasein est avec d'autres dasein (Mit-Dasein). Les autres font partie de l'être-là. « Le monde auquel je suis est toujours un monde que je partage avec d'autres, parce que l'être-au-monde est un être-au-monde-avec... Le monde du Dasein est un monde commun. Le Dasein est un être avec autrui. L'être-en-soi intramondain d'autrui est être-avec », « être seul est un mode déficient de l'être-avec ».
Cet être-avec peut se perdre dans la dictature du « on ». Le Dasein n'a plus d'identité propre. Il devient personne. « « On » est un mode d'être de la dépendance et de l'inauthenticité ». Avant de devenir authentique le Dasein est inauthentique immergé dans « on ». « De prime abord, je ne suis pas moi au sens de l'ipséité authentique mais je suis les autres sur le mode du « on ». De prime abord le dasein est On, et le plus souvent il demeure tel... ».
Sentiment de la situation (Befindlichkeit)
La « befindlichkeit » est un existential. La peur en est un par exemple comme la joie. Le Dasein est toujours dans un état affectif.
Un autre existential est le « Verstehen », le comprendre. Le Dasein peut se comprendre. « Le comprendre en tant qu'existential, ce n'est pas « quelque chose », c'est l'être même comme exister ». Le « sens » est aussi un existential. Il fait le discours. « Le discours est existentialement co-originaire avec et le sentiment de situation et le comprendre ».
La déchéance du Dasein
Le Dasein chute dans le bavardage et la curiosité. Il tombe aussi dans l'inauthenticité, l'équivoque et l'ambiguïté : »On » ne fait que répéter ce que tout le monde dit. « Le dasein qui s'en tient au bavardage est en tant qu'être-au-monde coupé de ses rapports ontologiques fondamentaux originels et authentiques avec le monde... ». La «curiosité» n'est pas le comprendre. La déchéance n'a pas une connotation morale puisque c'est un existential.
Heidegger fait des analyses très fines sur le souci et l'angoisse, thèmes kierkegaardiens. « Le souci est l'être du Dasein ».
« La perfection de l'homme, c'est à dire sa capacité de devenir ce qu'il peut être en raison de sa liberté pour ses possibilités inaliénables (de son projet) est l'œuvre du souci ». Le souci constitue donc l'être du Dasein. Quant à l'angoisse elle révèle au Dasein sa solitude. « L'angoisse isole et révèle le Dasein comme solus ipse ».
La Vérité
La conception classique de la vérité est l'adéquation de la proposition et de la chose. Mais cela suppose que l'on connaisse déjà « qu'est » la chose. Cette définition n'est donc pas satisfaisante. Heidegger définit la vérité comme étant un dévoilement. Ce qui implique que le philosophe donne un sens à l'idée de vérité liée à l'être et qu'il ne le définit pas comme une construction. Pour Nietzsche il n'y avait pas de vérité mais une volonté de vérité. Heidegger en reliant être et vérité présuppose un être originaire. S'ouvrir à la chose pour le philosophe est un acte libre. La liberté dispose de l'homme et non pas l'inverse. « L'homme ne possède pas la liberté comme une propriété, c'est plutôt l'inverse qui est vrai : la liberté, l'être-là ek-sistant et dévoilant possède l'homme, et cela si originairement qu'elle seule permet à une humanité d'entrer en rapport avec un étant comme tel dans sa totalité, rapport qui fonde et dessine toute histoire ».
L'être - pour - la - mort
La mort est insurmontable. Elle est « la possibilité de la pure et simple impossibilité de l'être-là ». La mort construit le dasein. Dans notre quotidienneté c'est-à-dire dans la médiocrité et l'inauthenticité, elle nous rend authentique. L'anticipation de la mort fait sortir le dasein du On et fait exister authentiquement l'être-là.
L'être - en - faute
Il y a là une vision de la philosophie morale. La conscience et la culpabilité sont des existentiaux qui fondent l'authenticité et la liberté. L'éthique et la morale présupposent la culpabilité. La culpabilité semble première vis à vis de la morale. Pour Heidegger l'homme est tout d'abord existentialement un être-en-faute et renverse donc la vision de la culpabilité première. « Tout ceci revient à dire : l'être-en-faute ne résulte pas d'une faute commise, c'est au contraire celle-ci qui ne devient possible que sur la base d'un être-en-faute originaire ». Une faute commise fait prendre conscience au dasein de son être-en-faute.
L'art
Heidegger a écrit sur l'art dans la conférence sur l'Origine de l'œuvre d'art. Après avoir critiqué la vision esthétique de l'art, il voit dans l'œuvre d'art la mise en œuvre de la vérité. Un peuple accède à l'histoire par l'art « en tant qu'instauration, l'art est essentiellement historial. Ceci ne signifie pas seulement qu'il a une histoire au sens purement extérieur où, puisqu'il se manifeste au cours des âges à côté de maints autres phénomènes. Il se voit lui aussi sujet à des transformations pour finalement disparaître, offrant ainsi à la science historique des aspects changeants. L'art est histoire en ce sens essentiel qu'il fonde l'histoire ». L'œuvre d'art fait advenir la vérité. L'art fait éclore l'être. La vision heideggérienne sur l'art est proche de celle de Hegel : « Art, religion et philosophie ont ceci de commun que l'esprit fini s'exerce sur un objet absolu, qui est la vérité absolue » (Esthétique, Hegel). À la différence de Platon, Heidegger mettra la poésie au même niveau que la philosophie. Le poète est touché par la grâce de l'être. La poésie fonde l'être par la parole. La poésie est même « le langage primitif d'un peuple historial ». Heidegger sera « embarrassé » par l'art moderne qui n'est plus l'expression d'un peuple. La poésie est le langage par excellence « le langage est la maison de l'être ».
Le temps
Pour Heidegger la vision du temps n'a pas varié depuis Aristote. Quant au temps physique depuis Galilée, il n'a guère changé et sert à mesurer. Pour le philosophe, il y a « coappartenance intime de l'être et du temps ». L'être n'est pas dans le temps mais conçu à partir du temps. « Ma question du temps a été déterminée à partir de la question de l'être ». Heidegger veut aller plus lion que Husserl qui voit dans le temps quelque chose d'intérieur au sujet. Il faut pour Heidegger penser le « sujet » comme temps. La grande nouveauté du philosophe sera non de poser la question : qu'est ce le temps ? mais qui est le temps ? Nous sommes le temps. Le Dasein est le temps. L'être humain n'est pas dans le temps, il est temps. Le temps des physiciens ou objectif est appelé vulgaire. Comme chez Husserl, il y a une unité ekstatique : par le présentifier qui retient et est tendu-vers.
L'Histoire
Pour Heidegger, le fondement de l'histoire c'est la vision existentiale du dasein (être-là) qui possède un sort et un destin. Le Dasein appartient à une communauté (Gemeinschaft). Pourquoi les hommes s'intéressent au passé ? Heidegger utilise le concept d'historialité. Le Dasein est un être-dans-un-monde qui lui donne son historialité. Pour fonder l'historialité, Heidegger utilise trois termes : « héritage », « sort », et « destin ». Il y a « héritage » puisque l'homme est un être-jeté et la compréhension du passé permet la compréhension de nous-mêmes. Le « sort » est la conscience de nos possibilités limitées. Par exemple, le « aléa jacta est » (le sort en est jeté) de Jules César traversant le Rubicon. C'est la résolution des hommes au milieu de leurs possibilités qui les rend capables d'avoir un sort. L'engagement politique d'un individu le relie plus fortement à sa communauté. Le « destin » est lié aux peuples et aux nations. Le destin est le sort d'une nation. L'homme est un être avec d'autres et un être-au-monde-ensemble. Le Dasein se choisit aussi son héros (Held). Il n'existe pas de sujet isolé ou de fait isolé. Il faut un arrière-plan de signification qu'on appelle « monde ». Un fait est historique lorsqu'il a une signification pour l'existence humaine. L'histoire n'existe qu'en ayant une portée existentiale. On ne peut passer sous silence l'engagement politique de Heidegger qui prend un sens dans sa vision de l'histoire. Il y a un pathos de l'historialité qui existe chez tous les philosophes de la tradition conservatrice. Heidegger s'opposait à tous les universaux (humanité, internationale, catholicité...).
Nietzsche
Heidegger fut obsédé par l'œuvre de Nietzsche. Cette obsession est liée au nihilisme. Pour les auteurs traditionnels, le nihilisme venait de la perte des idéaux de la raison, la foi, la moralité. Pour Nietzsche ces valeurs étaient intrinsèquement nihilistes dès leur départ. Heidegger vu en Nietzsche le dernier grand métaphysicien qui a renversé le platonisme. La « réalité sensible », la « vie » et I' «illusion esthétique » remplacent le monde des idées ou l'arrière-monde chrétien. Nietzsche ne distingue donc pas l'être de l'étant. Le dernier nom de l'histoire de la métaphysique n'est pas Kant ou Hegel mais Nietzsche. Il faut souligner que la confrontation intellectuelle du philosophe avec Nietzsche s'est faite essentiellement en pleine période nazie. L'interprétation heideggérienne de l'auteur de « Ainsi parlait Zarathoustra » a influencé Bataille, Foucault, Derrida...
L'œuvre de Heidegger appartient totalement à la philosophie occidentale. Toute personne ayant la fibre philosophique ne peut ignorer les points de vue heideggériens sur les principaux thèmes de la philosophie. Avoir voulu le censurer en raison de son engagement politique nazi (passager ou non) est un non-sens prôné par quelques obscurs de la pensée vis à vis de celui qui était avant tout un grand technicien de la philosophie. Il a eu une influence considérable sur des auteurs comme Sartre, Lacan, Derrida, Levinas, Foucault...
Ses néologismes appartiennent de nos jours au vocabulaire philosophique. Il aura été plus loin que Husserl dans la déconstruction de la Science, ce dernier ayant encore été prisonnier du projet cartésien et du néo-kantisme.
PATRICE GROS-SUAUDEAU