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Comment sortir de la matrice en été

Ce serait presque un sujet de livre de développement personnel... mais oublions un peu les piles de best-sellers des étagères Hachette dans les librairies aéroportuaires.

On proposait de bâtir des villes à la campagne, mais il est bon de construire les villages agricoles à la montagne, avec beaucoup d’eau, de soleil et d’animaux. Je suis toujours à Trevelez, splendide village des Alpujarras dans le sud de l’Espagne, coupé non pas du monde (c’est devenu impossible et d’ailleurs c’est inutile) mais des tentations du monde : pas de presse, pas d’Internet, 30 euros par semaine pour vivre en famille, pas trop de mouvement, pas trop de discussions, beaucoup de prières, de lectures, de marches et d’écritures. Ce type de vie, de contemplation estivale dira-t-on, mériterait de durer toute l’année. Il est en outre économe et donc permet - permettrait - d’oublier les sordides questions matérielles...

L’été, avant de devenir la grosse usine de loisirs, était la saison de la moisson ; on travaillait aux champs, y compris les enfants. Et s’il est devenu la saison de la grosse occupation vulgaire, sexy, sportive ou culturelle, l’été pourrait devenir un temps le temps de la moisson spirituelle, puisqu’il nous permet d’être face au vide parfois, donc à la vérité, en marge de la matrice techno et dévoreuse des temps modernes.

Les grands écrivains américains, ceux du stock colonial comme disait Stoddard, avaient réfléchi sur ces questions quand ils voyaient l’agitation de leur pays jeune, prospère et commerçant au début du XIXe siècle. Et les deux grands esprits d’alors, Edgar Poe et Thoreau se proposaient déjà de vivre hors de la matrice. La vérité c’est de s’oublier, dira Bernanos plus tard. Eux proposent d’oublier le business, l’actualité, l’absence de nature (la ville, quoi), et de se plonger dans autre chose, qui peut être un piège pour certains.

Voici ce que dit Thoreau à propos de l’actualité à oublier :

« Pour le philosophe, toute nouvelle, comme on l’appelle, est commérage, et ceux qui l’éditent aussi bien que ceux qui la lisent ne sont autres que commères attablées à leur thé. Toutefois sont-ils en nombre, qui se montrent avides de ces commérages... S’il est permis à qui rarement regarde les journaux de porter un jugement, rien de nouveau jamais n’arrive à l’étranger, pas même une Révolution française. »

Copié un quatorze juillet ! La révolution française n’a jamais eu lieu, sinon dans la tête de ceux qui sont au courant. Et le 11 Septembre...

J’ai vu tant de gens, moi y compris, obsédés par l’actualité, déprimés par l’actualité, tourmentés par l’actualité, c’est-à-dire conditionnés par un message flottant, alors qu’il ne se passe jamais rien d’important en fait, que je me dis qu’il faut couper avec. Je n’ai pas de télé depuis longtemps, je ne lis plus de journal, mais je pense qu’il faut rompre aussi avec l’Internet, cette machine à produire du nouveau et de l’obsession de soi, sauf pour copier les bons classiques sur <ebooksgratuits.com> ou surtout <archive.org>, somptueux site universitaire américain. Pour le reste il faut apprendre à oublier le flot de purin de la mélodie mondiale et se réveiller de sa torpeur spirituelle conditionnée par son addiction aux médias et à surtout à soi. La page Facebook (face de bouc) a fait de soi sa propre star, son propre prêtre. Thoreau encore :

« Certains manifestent un tel appétit pour les nouvelles qu’ils sont en mesure de rester éternellement assis sans bouger, à la laisser mijoter et susurrer à travers eux comme les vents Etésiens, ou comme s’ils inhalaient de l’éther, lequel ne produit que torpeur et insensibilité à la souffrance... »

Pour être heureux donc, comme au temps des moines ou des romains, le champ, le silence, le village, les braves gens, le Temple (ou bien l’Eglise !), les animaux : redécouvrez le bruit du sabot, le son du hennissement, et l’amitié avec les poules.

Edgar Poe cette fois dans son somptueux "Domaine d’Arnheim" qui présente le plan de l’oisiveté noble vécue par le modèle Ellison qui détecte quatre conditions essentielles au bonheur :

« Celle qu’il considérait comme la principale était (chose étrange à dire !) la simple condition, purement physique, du libre exercice en plein air. "La santé, - disait-il, - qu’on peut obtenir par d’autres moyens est à peine digne de ce nom." Il citait les voluptés du chasseur de renards, et désignait les cultivateurs de la terre comme les seules gens qui, en tant qu’espèce, pussent être sérieusement considérés comme plus heureux que les autres. La seconde condition était l’amour de la femme. La troisième, la plus difficile à réaliser, était le mépris de toute ambition. La quatrième était l’objet d’une poursuite incessante ; et il affirmait que, les autres choses étant égales, l’étendue du bonheur auquel on peut atteindre était en proportion de la spiritualité de ce quatrième objet. »

La santé, la culture de la terre (la chasse au renard fait un peu carnassier et dépassé !), l’amour, la poursuite spirituelle. On y est : pour un esprit compliqué, Poe ne pouvait pas faire plus simple ! Le mépris de l’ambition me paraît très important : car l’ambition est - avec l’inexpérience naïve - ce qui gâche notre jeunesse sous toutes les latitudes. Le jeune esprit se prend pour Rastignac et veut défier Paris. Il ferait mieux surtout de lire l’Evangile, de trouver l’endroit idoine et la compagne idéale. Nous ne sommes célèbres que dans les journaux ou sur le web c’est-à-dire nulle part. Mais cette lutte contre l’ambition a des aspects pauliniens : c’est renoncer aux puissances du monde (Ephésiens,6) puis oublier la folie du monde en retournant à la sagesse de Dieu (Corinthiens,1,3).

Thoreau ajoute un élément important dans son fameux "Walden" : il faut oublier l’opinion qu’on a de soi plus encore que celle que les autres ont de nous. Il faut garder la conscience de soi bien sûr, mais oublier la vulgaire opinion fabriquée par l’amour-propre, le social et le collectivisme médiatique. C’est la voix de la libération intérieure. On le répète en anglais, car Thoreau lit ses classiques - y compris grecs - dans le texte :

« Public opinion is a weak tyrant compared with our own private opinion. What a man thinks of himself, that it is which determines, or rather indicates his fate. »

C’est une des phrases les plus justes jamais écrites : on n’est pas dépendant des facteurs extérieurs, de la société, de l’actualité, du manque de ceci ou cela ; on n’est dépendant que de soi et du refus de sa volonté de s’oublier un peu. Et Thoreau n’avait pas lu La Rochefoucauld !

Je découvre qu’en France comme en Espagne beaucoup de gens vivent hors de la matrice ; de grand silencieux que l’on n’entendra pas. C’est pourquoi j’invite mes lecteurs à ne pas faire de commentaires. Il est bon aussi de pratiquer le comment se taire sur le réseau. Le buzz mondain, ça suffit.

Nicolas Bonnal http://www.france-courtoise.info/?p=1478#suite

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