Une fois de plus, le taux d’abstention aux élections européennes a battu des records. Il a été en France de près de 60 %, et de 57 % sur l’ensemble des pays de l’Union. Le taux de participation n’a cessé de baisser depuis 1979, la première date d’élection au suffrage universel des députés européens. Ce phénomène d’abstention, qui concerne surtout les milieux populaires, et d’autres phénomènes, tels l’importance des votes, du moins jusqu’en 2007, pour des partis éloignés de l’espérance de gouverner, ont amené beaucoup d’observateurs à parler de déclin de la démocratie.
Guy Hermet, politologue, professeur à l’Université de Montréal, parle de « crépuscule démocratique », d’« hiver de la démocratie ». La démocratie se viderait elle-même de sa substance. Les formes ne recouvriraient plus des pratiques et des engagements. Emmanuel Todd explique de son côté que notre époque est celle d’« après la démocratie » : une post-démocratie. On peut bien sûr lier ce phénomène au contrôle social généralisé, au fichage et « flicage » sans précédent. Il serait l’effet d’une désaffection vis-à-vis des institutions. Mais ce ne sont là que des conséquences de l’atonie citoyenne.
La démocratie est née libérale. La loi Le Chapelier de 1791 a interdit les coalitions c’est-à-dire les associations ouvrières en même temps que les corporations. Napoléon Ier, reprenant une disposition de la fin de l’Ancien Régime, a soumis l’ouvrier à la possession d’un livret précisant ses différents patrons successifs et gardé par le patron tant qu’il était dans l’entreprise. La démocratie ne s’installe durablement qu’avec la IIIe République. Elle est préparée par le Second Empire avec, en 1864, le droit de coalition ouvrière et l’autorisation du droit de grève. Le droit d’association ouvrière ne sera complet – ce qui ne veut pas dire sans entrave – qu’en 1884 avec la loi Waldeck-Rousseau. Le postulat dominant de la Révolution française n’était pas la démocratie au sens où nous l’entendons. C’était les droits de l’individu. Celui-ci était considéré comme préexistant à la société. La Révolution française, c’est d’abord l’individualisme libéral, matrice de notre monde moderne.
C’est dire que la démocratie était mal partie. Partie sur le mode de la négation de la notion de bien commun à construire par le politique et sur la négation de la régulation sociale. Les individus avant la solidarité : cela commençait mal. Il y eu certes, après des décennies de libéralisme sauvage, quelque quarante ans de libéralisme tempéré par des doses de démocratie sociale. Des années 40 aux années 80. Ce fut le fordisme (du nom d’Henry Ford) : régime économique et social marqué par l’idée que les salariés doivent participer aux fruits de la croissance et y être associés. Ainsi, la récupération sociale était associée à l’ouverture de nouveaux marchés. Le peuple devenait consommateur et oubliait un peu ses revendications de producteur. Une façon de faire mentir la théorie marxiste de la lutte des classes. Avec le néo-libéralisme ou pour mieux dire avec le mondialisme et l’hyper-capitalisme, ce phénomène est accru. Sous l’effet de la vision libérale de la société qui marchandise tous les champs de l’activité humaine, le producteur et le citoyen ont été réduits au consommateur. « Le libéralisme met la démocratie en crise », remarque l’historien Marcel Gauchet.
Le fordisme a laissé la place à l’ultra-libéralisme et à sa déréglementation dans le domaine économique à partir des années 1980, avec Thatcher en Grande–Bretagne, Reagan aux États-Unis, et… Mitterrand en France. À partir de 1983, la politique s’est alors rabattue sur la surface extensible à l’infini des « droits de l’homme », des droits qui sont pour la plupart souhaitables mais dont l’affirmation répétée liquide en fait le droit lui-même. En effet, les droits de telles ou telles catégories finissent par se heurter et être tout simplement illisibles. En outre, ce ne sont pas l’affirmation des droits qui résolvent les problèmes, mais les politiques réellement engagées. L’habitant d’une zone rurale a moins besoin d’une énième affirmation du droit à la santé sur papier à en tête de la République que d’un médecin à moins de 20 km de chez lui. Ce régime de prolifération de droits parcellaires coupe l’individu lui-même en petits morceaux en fonction de caractéristiques qui n’épuisent pas pour autant la multitude des facettes de l’identité de chacun.
Si le droit lui-même se liquéfie sous l’effet de cette « sociétalisation » du droit c’est-à-dire son rabattement sur des enjeux, voire des micro-enjeux de société, le politique s’effondre littéralement, ce dont donne la mesure les vagues d’abstentions massives aux élections qui déferlent régulièrement ou le vote pour des partis radicaux. « Une politique fondée sur l’addition des intérêts particuliers s’apparente plutôt à une anarchie, c’est-à-dire à une non-politique. La démocratie consiste au contraire à laisser définir plusieurs versions de l’intérêt général, que la souveraineté populaire hisse à la représentation alternativement », indique la philosophe Chantal Delsol. La politique cesse ainsi d’être le lieu des décisions qui tranchent, à l’image de notre politique extérieure qui s’émeut de tout mais ne s’engage sur rien. La politique devient un « impouvoir », le lieu de l’impuissance du pouvoir selon le mot de Marcel Gauchet.
La démocratie s’effondre ainsi sous son propre poids ou plutôt sous celui de ses excroissances qui l’ont en fait dénaturée. Les droits de l’individu ont remplacé ceux du peuple. L’universalisme abstrait des droits de l’homme a remplacé le droit concret des hommes réels. La démocratie dite libérale est devenue le fossoyeur de la démocratie réelle. « Elle s’en est prise au principe du pouvoir en général et partout. Elle a universellement sapé les bases de l’autorité du collectif au nom de la liberté. [...] Elle a fait passer au premier plan l’exercice des droits individuels, jusqu’au point de confondre l’idée de démocratie avec lui et de faire oublier l’exigence de maîtrise collective qu’elle comporte », écrit Marcel Gauchet, qui a engagé une vaste fresque historique sur la démocratie.
L’universalisme des droits de l’homme tend à dissoudre le citoyen. Citoyen devient un adjectif (« une conduite citoyenne », « un tri citoyen des ordures ») mais cesse d’être un sujet. La politique est réduite aux droits et ceux-ci sont réduits à de bonnes intentions morales. Il n’y a plus ainsi ni droite ni gauche ou du moins, droite et gauche ne se distinguent pas plus que Total et Shell. Ce sont des marques commerciales, des produits marketing. C’est ce que pointait le député P.S. Manuel Valls dans une polémique cet été. « Nous ne sommes pas capables d’assumer théoriquement ce que nous faisons ensuite quand nous gouvernons . […] Avec Lionel Jospin au pouvoir, nous avons privatisé beaucoup d’entreprises. » « Mais ensuite, nous n’acceptons pas du tout le rôle de la nouvelle économie » (in Le Point, 28 juillet 2009). C’était une façon de dire que le P.S. est social-libéral mais ne l’assume pas. Il est vrai que la social-démocratie a cessé d’être une marche, fut-elle lente, au socialisme mais est au mieux un ralentissement de la marche au turbo-capitalisme voire – c’est arrivé – une accélération de cette marche, la caution de gauche servant d’alibi.
Dès lors que le citoyen n’a plus le choix de diverses lignes politiques, il n’y a plus de démocratie. Face à cela certains mettent en cause, notamment du côté des anarcho-libertaires, ou chez les nostalgiques de droite (et parfois de gauche) d’un « ordre naturel », le principe même de la démocratie représentative. Toute délégation de pouvoir serait à proscrire. Au minimum, les élus devraient être liées par un mandat impératif, n’agir qu’en fonction de leurs engagements. Le maximum de questions devraient être réglées par la démocratie directe ou encore démocratie de base. Cela n’est guère réalisable. Bien entendu, la démocratie la plus locale possible, la plus décentralisée possible est souhaitable. Mais le mandat ne peut être impératif sauf à imaginer que l’histoire s’arrête et qu’un programme puisse suppléer à tout. Les référendums d’initiative populaire sont sans doute très souhaitables mais ne sauraient s’appliquer à tout : aucun référendum n’aurait, en 1940, mandaté de Gaulle pour qu’il anime la résistance à Londres. L’initiative personnelle et historique est à un moment donné irremplaçable. Le principe de la délégation de pouvoir reste indispensable. Ce qui pose problème c’est la personnalisation excessive. Qu’un camp ait un leader qui se dégage comme dominant à tel moment, c’est bien naturel et c’est souhaitable pour lui. Mais qu’une élection se fasse sur une bataille d’image, voilà qui est devenu la norme et qui est le contraire d’une bonne pratique démocratique, car le choc des images supplée à l’affrontement des idées. Ce sont alors les communicants qui prennent le pouvoir. Et chacun sait qu’ils sont interchangeables entre droite et gauche.
L’apparition du thème de la société civile et de la gouvernance (toujours « nouvelle » aurait dit Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues) est significatif. À la base, la notion de « société civile » ne veut rien dire d’autre que « ce qui n’est pas la société militaire ». Or l’ouverture du politique à la « société civile » ne se traduit pas par autre chose que par l’ouverture au monde des affaires : hier, Bernard Tapie ou Francis Mer, aujourd’hui Christine Lagarde. Comme si le peuple ne faisait pas partie de la « société civile ». De même, la notion de « gouvernance » envahit le champ politique alors que ce n’est pas son registre. Appliquée aux entreprises ou aux associations, la notion de gouvernance désigne une gestion qui a l’ambition d’être à long terme et d’être l’outil d’un projet. La notion de gouvernance est ainsi parfaitement légitime dans le domaine du tiers secteur économique comme l’économie sociale et solidaire (coopératives, associations, fondations, etc.). Cette notion est beaucoup plus contestable dans le registre du politique ou il ne s’agit pas tant de « gérer » que d’incarner un peuple, d’assumer son destin, de maintenir le lien social. Avec le discours de la gouvernance, c’est encore la pensée unique, celle du « il n’y a qu’une seule politique possible » qui s’exprime, et ce d’une manière d’autant plus contraignante qu’il s’agit de faire « converger les gouvernances ». C’est-à-dire qu’il n’y a plus qu’une politique possible et que celle-ci est mondiale, c’est une toile unique qui enserre dans ses filets les libertés des hommes et des peuples. There is no alternative. D’autant que cette gouvernance se veut concertée entre les États, les grandes entreprises, les institutions internationales telles le F.M.I. Or, comme l’écrit l’ancien secrétaire d’État américain au travail sous Clinton, Robert Reich, auteur de Supercapitalisme — le sous-titre est explicite : « Le choc entre le système économique émergent et la démocratie » (Vuibert, 2007) — « aucune compagnie ne peut sacrifier son rendement au bien commun ».
C’est l’hyper-économie, la chrématistique qu’Aristote, Sismondi et d’autres avaient déjà critiquée qui a tué à petit feu la démocratie. C’est pourquoi la renaissance de la démocratie ne peut venir que d’une autre économie. Le tiers secteur de l’économie sociale et solidaire participe de l’invention de cette autre économie, une économie réencastrée dans le social, selon le souhait de Karl Polanyi. Bien entendu, le tiers secteur est enserré dans une économie elle-même principalement capitaliste. Mais il montre qu’entre l’administration bureaucratique de l’économie et la gestion capitaliste cherchant avant tout la rétribution de l’actionnaire, il y a une autre voie non seulement possible mais porteuse d’espoir.
Toutefois, la nouvelle économie comme la renaissance de la démocratie sont soumises à une condition : retrouver les vertus du citoyen. Ces vertus sont été mises à mal par l’idéologie du désir lié à un « capitalisme de la séduction » (Michel Clouscard), capitalisme qui s’est mis en place à partir des années 1970. C’est l’état d’esprit libéral-libertaire, à la fois jouisseur, hédoniste, dévalorisant le travail et considérant que « tout vaut tout », et mettant ainsi ce qui ne vaut rien au même niveau que ce qui devrait valoir beaucoup. C’est aussi cela qui est arrivé en bout de course.
Pierre le Vigan http://www.europemaxima.com/?p=289
Bibliographie commentée
• Guy Hermet, L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime, Armand Colin, 2007.
Pour l’auteur, nous sommes au crépuscule d’une époque. Un populisme « people », une sorte de bougisme donne encore l’illusion qu’il se passe quelque chose. Mais la démocratie s’est vidée de son contenu. La question est de savoir ce qui sortira de la métamorphose en cours.
• Emmanuel Todd, Après la démocratie, Gallimard, 2008.
L’auteur dénonce le vide idéologique des grands partis, l’isolement de la classe dominante (l’hyper-classe) et ne voit comme solution pour refaire une démocratie qu’un protectionnisme à l’échelle européenne.
• Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie, Gallimard, 2007.
Sur quatre tomes prévus, deux sont parus : « La Révolution moderne » (tome I) et « La crise du libéralisme » (tome II). Une enquête rigoureuse sur l’émergence de la forme politique démocratique en Occident.
• Michel Clouscard, Néo-fascisme et idéologie du désir, 1973, et réédition Delga, 2007.
Le premier livre de critique de l’idéologie « libérale-libertaire ». Il sera suivi par beaucoup d’autres – notamment ceux d’Alain Soral – sur le même thème. Malgré le caractère un peu systématique de la critique, qui sous-estime sans doute les aspirations vraiment émancipatrices de Mai 68, l’auteur montre bien la formidable capacité du système marchand à récupérer les aspirations à « vivre mieux » pour les réduire à « consommer plus ».