Conférence prononcée à la tribune du “Cercle Proudhon”
Pourquoi parler ou reparler de Moeller van den Bruck aujourd’hui, 90 ans après la parution de son livre au titre apparemment fatidique, “Le Troisième Reich” (= “Das Dritte Reich”)? D’abord parce que l’historiographie récente s’est penchée sur lui (cf. bibliographie) en Allemagne, d’une manière beaucoup plus systématique qu’auparavant. Il est l’apôtre raté d’un “Troisième Règne”, qui n’adviendra pas de son vivant mais dont le nom sera repris par le mouvement hitlérien, dans une acception bien différente et à son corps défendant. Il s’agit de savoir, aujourd’hui, ce que Moeller van den Bruck entendait vraiment par “Drittes Reich”. Il s’agit aussi de cerner ce qu’il entendait par sa notion de “peuples jeunes”. Comment il entrevoyait la coopération entre l’Allemagne et la Russie (devenue l’URSS) dans le cadre de la République de Weimar, dont il méprisait les principes et le personnel. Arthur Moeller van den Bruck a participé à la formulation d’un “nationalisme de rupture”, d’un “néo-nationalisme” qu’Armin Mohler, dans sa célèbre thèse, a classé dans le phénomène de la “révolution conservatrice”. Une chose est certaine: Arthur Moeller van den Bruck n’est ni un “libéral” (au sens où l’entendait la démocratie de la République de Weimar) ni un pro-occidental, dans la mesure où il entendait détacher l’Allemagne de l’Occident français, anglais et américain.
L’oeuvre politique d’Arthur Moeller van den Bruck est toutefois ténue. Il n’a pas été aussi prolixe qu’Oswald Spengler, dont le célèbre “Déclin de l’Occident” est fort dense, d’une épaisseur bien plus conséquente que “Das Dritte Reich”. De plus, la définition, finalement assez ambigüe, que donne Spengler de l’Occident ne correspond pas à celle que donnera plus tard Moeller van den Bruck. Sans doute la brièveté de l’oeuvre politique de Moeller van den Bruck tient-elle au simple fait qu’il est mort jeune et suicidé, à 49 ans. Son oeuvre littéraire et artistique en revanche est beaucoup plus vaste. Moeller van den Bruck, en effet, a écrit sur le théâtre de variétés, sur le théâtre français, sur l’esthétique italienne, sur la mystique allemande, sur les personnages-clefs de la culture germanique (ceux qui en font son essence), sur la littérature moderniste, allemande et européenne, de son temps. Son oeuvre politique, qui ne prend son envol qu’avec la Grande Guerre, se résume à un ouvrage sur le “style prussien” (avec un volet sur l’art néo-classique), à l’ouvrage intitulé “Troisième Reich”, au livre sur la “révolte des peuples jeunes”, à ses articles parus dans des revues comme “Gewissen”. Moeller van den Bruck a donc été un séismographe de son époque, celle d’un extraordinaire foisonnement d’idées, de styles, d’audaces.
Zeev Sternhell et la “droite révolutionnaire”, Armin Mohler et la “Konservative Revolution”
La question qu’il convient de poser est donc la suivante: d’où viennent ses idées? Quel a été son cheminement? Quelles rencontres, apparemment “apolitiques”, ont-elles contribué à forger, parfois à leur corps défendant, son “Jungkonservativismus”? Le fait d’être homme, dit-on, c’est mener une quête, sans jamais s’arrêter. Quelle a donc été la quête personnelle, unique et inaliénable de Moeller van den Bruck? Il convient aussi de resituer cette quête dans un cadre historique et social. Cette démarche interpelle l’historiographie contemporaine: Zeev Sternhell avait tracé la généalogie du fascisme français depuis 1870 environ, avant de se pencher sur les antécédents de l’Italie fasciste et du sionisme. Après la parution en France, au “Seuil” à Paris, du premier ouvrage “généalogique” de Sternhell, intitulé “La droite révolutionnaire”, Armin Mohler, auteur d’un célèbre ouvrage synoptique sur la “révolution conservatrice”, lui rendait hommage dans les colonnes de la revue “Criticon”, en disant que le cadre de sa propre enquête avait été fixé, par son promoteur Karl Jaspers, à la période 1918-1932, mais que l’effervescence intellectuelle de la République de Weimar avait des racines antérieures à 1914, plongeant finalement dans un bouillonnement culturel plus varié et plus intense, inégalé depuis en Europe, dont de multiples manifestations sont désormais oubliées, se sont estompées des mémoires collectives. Et qu’il fallait donc les ré-exhumer et les explorer. Exactement comme Sternhell avait exploré l’ascendance idéologique de l’Action Française et des autres mouvements nationaux des années 20 et 30.
Ascendance et jeunesse
Resituer un auteur dans son époque implique bien entendu de retracer sa biographie, de suivre pas à pas la maturation de son oeuvre. Arthur Moeller van den Bruck est né en 1876 à Solingen, dans une famille prussienne originaire de Thuringe. Dans cette famille, il y a eu des pasteurs, des officiers, des fonctionnaires, dont son père, inspecteur général pour la construction des bâtiments publics. Cette fonction paternelle induira, plus que probablement, l’intérêt récurrent de son fils Arthur pour l’architecture (l’architecture de la Ravenne ostrogothique, le style prussien et l’architecture de Peter Behrens et du “Deutscher Werkbund”, comme nous allons le voir). L’ascendance maternelle, la famille van den Bruck, est, comme le nom l’indique, hollandaise ou flamande, mais compte aussi des ancêtres espagnols. Le jeune Arthur est un adolescent difficile, en rupture avec le milieu scolaire. Il ne décroche pas son “Abitur”, équivalent allemand du “bac”, ce qui lui interdit l’accès à l’université. Il restera, en quelque sorte, un marginal. Il quitte sa famille et se marie, à 20 ans, avec Hedda Maase. Nous sommes en 1896, année où survienent deux événements importants pour l’idéologie allemande de l’époque, qui donnera ultérieurement un certain lustre à la future “révolution conservatrice”: la naissance du mouvement de jeunesse “Wandervogel” sous l’impulsion de Karl Fischer et la création des éditions Eugen Diederichs à Iéna. Le jeune couple s’installe à Berlin cette année-là et Moeller van den Bruck vit de l’héritage de son grand-père maternel.
Baudelaire, Barbey d’Aurevilly, Poe...
Les jeunes époux vont entamer leur quête spirituelle en traduisant de grands classiques des littératures française et anglaise. D’abord Baudelaire qui communiquera à coup sûr l’idée du primat de l’artiste et du poète sur le “philistin” et le “bourgeois”. Ensuite Hedda et Arthur traduisent les oeuvres de Barbey d’Aurevilly. Cet auteur aura un impact important dans le rejet par Moeller van den Bruck du libéralisme et du bourgeoisisme. Barbey d’Aurevilly communique une certaine foi à Arthur, qui ne la christianisera pas —mais ne l’édulcorera pas pour autant— vu l’engouement de l’époque toute entière pour Nietzsche. Cette foi anti-bourgeoise, anti-philistine, se cristallisera surtout plus tard, au contact de l’oeuvre de Dostoïevski et de la personnalité de Merejkovski. Barbey d’Aurevilly était issu d’une famille monarchiste. Jeune, par défi, il se proclame “républicain”. Il lit ensuite Jospeh de Maistre et redevient monarchiste. Il le restera. En 1846, il se mue en catholique intransigeant, partisan de l’ultramontanisme. Barbey d’Aurevilly est aussi une sorte de dandy, haïssant la modernité bourgeoise, cultivant un style qui se veut esthétisme et rupture: deux attitudes qui déteindront sur son traducteur allemand. Le couple Moeller/Maase traduit ensuite le “Germinal” de Zola et quelques oeuvres de Maupassant. C’est donc, très jeune, à Berlin, que Moeller van den Bruck connaît sa période française, où le filon de Maistre/Barbey d’Aurevilly est déterminant, beaucoup plus déterminant que l’idéologie républicaine, qui donne le ton sous la III° République.
Mais ses six années berlinoises sont aussi sa période anglaise. Avec son épouse, il traduit l’ensemble de l’oeuvre de Poe, puis Thomas de Quincey, Daniel Defoe et Dickens. La période “occidentale”, franco-anglaise, de Moeller van den Bruck, futur pourfendeur de l’esprit occidental, occupe donc une place importante dans son itinéraire, entre 20 et 26 ans.
Moeller van den Bruck fréquente le local branché de la bohème littéraire berlinoise, “Zum Schwarzen Ferkel” (“Au Noir Porcelet”) puis le “Schmalzbacke”. Le “Schwarzer Ferkel” est le pointde rencontre d’intellectuels et de poètes allemands, scandinaves et polonais, faisceau de diversités européennes qui constitue un “unicum” dans l’histoire des idées. A côté des poètes, il y a aussi des médecins, des artistes, des juristes: les débats y sont pluridisciplinaires. Le nom du local est une invention du Suédois August Strindberg et du poète allemand Richard Dehmel.
Parmi les personnages qu’y rencontre Moeller, on trouve un poète, aujourd’hui largement oublié, Detlev von Liliencron. Il est un poète-soldat du 19ème siècle: il a fait les guerres de l’unification allemande, en 1864, en 1866 et en 1870, contre les Danois, les Autrichiens et les Français. Son oeuvre majeure est “Adjutantenritte und andere Geschichten” (“Les chevauchées d’un aide de camp et autres histoires”) qui parait en 1883, où il narre ses mésaventures militaires. En 1888, dans la même veine, il publie “Unter flatternden Fahnen” (“Sous les drapeaux qui claquent au vent”). C’est un aristocrate pauvre du Slesvig-Holstein qui a opté pour la vie de caserne mais qui s’adonne au jeu avec beaucoup trop de frénésie, espérant redorer son blason. Le jeu devient chez lui un vice persistant qui brisera sa carrière militaire. Sur le plan littéraire, Detlev von Liliencron est une figure de transition: les aspects néo-romantiques, naturalistes et expressionnistes se succèdent dans ses oeuvres de prose et de poésie. Il refuse les étiquettes, refuse aussi de s’encroûter dans un style figé. Simultanément, ce reître rejette la vie moderne, proposée par la nouvelle société industrielle de l’Allemagne post-bismarckienne et wilhelminienne. Il entend demeurer un “cavalier picaresque”, refuse d’abandonner ce statut, plus exaltant qu’une carrière de rond-de-cuir inculte et étriqué. Il influencera Rilke et von Hoffmannsthal. Le destin de poète et de prosateur picaresque de Detlev von Liliencron a un impact sur Moeller van den Bruck (comme il en aura un aussi, sans doute, sur Ernst Jünger): Moeller, comme von Liliencron, voudra toujours aller “au-delà du donné conventionnel bourgeois”, d’où l’idée de “jouvance”, l’utilisation systématique et récurrente du terme “jeune”: est “jeune” qui veut conserver le fond sans les formes mortes, dans la mesure où les fonds ne meurent jamais et les formes meurent toujours. Il y a là sans nul doute un impact du nietzschéisme qui prend son envol: l’homme supérieur (dont le poète selon Baudelaire) se hisse très haut au-dessus des ronrons inlassablement répétés des philistins. Depuis les soirées du “Schwarzer Ferkel” et les rencontres avec von Liliencron, Moeller s’intéresse aux transitions, entendra favoriser les transitions, au détriment des fixités mentales ou idéologiques. Etre actif en ère de transition, aimer cet état de passage, vouloir être perpétuellement en état de mouvance et de quête, est la tâche sociale et nationale du littérateur et du séismographe, figure supérieure aux “encroûtés” de tous acabits, installés dans leurs créneaux étroits, où ils répétent inlassablement les mêmes gestes ou assument les mêmes fonctions formelles.
Suite et fin ici : http://www.voxnr.com/cc/dt_autres/EFZAAAVVZALNroGVke.shtml