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L'armistice et le 18 juin, entre mythe et réalité

Entre réforme des retraites et coupe du monde de football, le 70e anniversaire du 18 juin a fait lui aussi les gros titres de la presse. Retour sur l'un des événements fondateurs de notre modernité.

Quoi de neuf ? La Deuxième Guerre mondiale. 70 ans après l'événement, la France continue d'en vivre : si la Révolution est - paraît-il - la période fondatrice de notre histoire, à la Libération correspond la refondation de la République, qui accouche de notre modernité. Et le 18 juin 1940 en est en quelque sorte la conception. Dans un pays qui aime autant les anniversaires, on conçoit qu'à chaque décennie, celui-là se célèbre avec faste.

Cette année, le président de la République a choisi de le fêter en Angleterre, sur le lieu même de cette conception. Nicolas Sarkozy a prononcé son discours encadré par les deux portraits géants de Winston Churchill et de Charles De Gaulle. « Alors que dans la France submergée par l'ennemi, profitant du malheur, les chefs trahissaient en demandant l'armistice au mépris de la parole donnée et en s'engageant dans une collaboration qui les conduira à couvrir les crimes les plus atroces, à Londres, le 18 juin, le général de Gaulle répondait à Winston Churchill qui avait juré le 4 juin « Nous ne nous rendrons jamais » : « La flamme de la résistance française ne doit pas s'éteindre et elle ne s'éteindra pas. » » a proclamé Nicolas Sarkozy, fidèle à la légende dorée du gaullisme. Voilà 65 ans que cette légende, portant l'estampille officielle de la République française, prévaut sur l'histoire véritable, qui éclaire l'armistice et le discours du 18 juin d'une tout autre manière.

L'armistice serait en effet le péché originel de la France de Vichy, réputée par la même légende mensongère correspondre à la droite traditionnelle, tandis que la gauche incarnerait l'esprit de la Résistance... À l'opposé, le discours du 18 juin - le refus héroïque de « l'homme qui a dit non » - légitimerait à la fois l'action du général De Gaulle et la présence de la France à la table des vainqueurs en 1945, comme l'a encore dit Nicolas Sarkozy dans son discours londonien.

La première question à se poser concerne donc l'armistice : était-il évitable ? Le général Le Groignec a résumé, dans son livre Le maréchal et la France(1),la situation du pays à la date du 16 juin 1940, veille de la demande d'armistice adressée par le maréchal Pétain aux Allemands par l'intermédiaire de l'ambassadeur d'Espagne : « L'armée française est réduite à une quarantaine de divisions dont une vingtaine ne disposent que de 50 %, voire de 25 % de leurs effectifs qui fondent d'heure en heure. La progression de la Wehrmacht, forte de 130 divisions appuyées par une aviation maîtresse du ciel, se poursuit irrésistiblement vers le Sud, bousculant un flot de six à huit millions de réfugiés. »

Un pays qui se désentripaille

Ces chiffres ne donnent pourtant qu'une idée imparfaite de la réalité. Dans son livre Pilote de guerre(2), récit d'une mission de reconnaissance aérienne au-dessus d'Arras, Antoine de Saint-Exupéry a peint le tableau de cette France défaite, jetée sur les routes de l'exode : « Comment ravitailler les millions d'émigrants perdus le long des routes où l'on circule à l'allure de cinq à vingt kilomètres par jour ? Si le ravitaillement existait, il serait impossible de l'acheminer ! (...) Pas un mot sur la défaite. Cela est évident. Vous n'éprouvez pas le besoin de commenter ce qui constitue votre substance même. Ils "sont" la défaite. » Un mari cherche un médecin pour sa femme sur le point d'accoucher ; mais il n'y a plus de médecin... Une mère cherche du lait pour son bébé affamé ; mais il n'y a plus de lait... Un officier qui tente de mettre en batterie un canon avec une douzaine d'hommes est pris à partie par des mères : les Allemands en ripostant tuent leurs enfants. Le lieutenant renonce... « Il faut, certes, que les petits ne soient pas massacrés sur la route. Or chaque soldat qui tire doit tirer dans le dos d'un enfant », écrit Saint-Exupéry.

Au gouvernement, Paul Reynaud, De Gaulle, se prononcent contre l'armistice(3), Pétain, Weygand - qui a remplacé, trop tard hélas, l'incapable Gamelin au commandement en chef -, sachant la situation perdue, l'appellent de leurs vœux pour sauver ce qui peut l'être. Sur le terrain, Saint-Exupéry a une autre vue de la situation : « Que peuvent-ils, ceux qui nous gouvernent, connaître de la guerre ? Il nous faudrait à nous, dès à présent, huit jours. tant les liaisons sont impossibles, pour déclencher une mission de bombardement sur une division blindée trouvée par nous. Quel bruit un gouvernant peut-il recevoir de ce pays qui se désentripaille ? »

L'autre réalité de la défaite, c'est celle d'une armée qui, à l'inverse de ce que prétend la légende, se bat, à l'image du groupe de reconnaissance aérienne auquel appartient Saint-Exupéry et qui a perdu, en trois semaines, dix-sept équipages sur vingt-trois. Au cours des six semaines de la bataille de France, 125 000 soldats français sont tués : « six semaines plus sanglantes que toute période équivalente des combats acharnés pour Verdun », remarque le général Le Groignec ; Churchill saluera d'ailleurs cette « résistance héroïque » qui allait donner le temps aux Britanniques de replier en Angleterre 80 % de leurs forces.

Outre ces 125 000 morts, l'armée française a perdu 1 800 000 prisonniers.

Faut-il quitter le sol français ?

Reynaud et De Gaulle évoquent la possibilité de se retrancher dans le « réduit breton », en attendant peut-être une évacuation vers la Grande-Bretagne. Mais il n'existe aucun moyen de mettre en œuvre cette solution utopique. Rejoindre l'Empire pour y continuer la lutte n'apparaît pas plus réaliste : le général Noguès, commandant en chef en Afrique du Nord, a fait savoir à Weygand qu'il n'a pas les moyens de défendre le territoire en cas d'attaque italo-allemande : il manque à la fois d'hommes, d'approvisionnement et de matériel. Par ailleurs, comment y convoyer des troupes, depuis la métropole, quand l'armée est complètement désorganisée et que les Allemands sont déjà dans la vallée du Rhône ?

Un ordre de De Gaulle montre que l'homme du 18 juin n'a pas pris, ou ne veut pas prendre, la mesure de la situation : le 12 juin, en pleine débâcle, il ordonne en effet à la marine d'étudier un plan de transport de 900 000 hommes et de 100 000 tonnes de matériel à effectuer vers l'Afrique du nord dans un délai de 45 jours ! « L'armistice n'eût pas été signé que les Allemands eussent été à Bordeaux le 25 juin ». observe le colonel Argoud dans son livre La Décadence, l'imposture, la tragédie(4).

En fin de compte, deux attitudes s'opposent : d'une part, celle de Pétain, pour lequel il n'est pas question de quitter le sol français, comme il le déclare le 13 juin en Conseil des ministres : « Le devoir du Gouvernement est, quoi qu'il arrive, de rester dans le pays sous peine de n'être plus reconnu pour tel. Priver la France de ses défenseurs naturels dans une période de désarroi général, c'est la livrer à l'ennemi. C'est tuer l'âme de la France, c'est par conséquent rendre impossible sa renaissance. (...) Ainsi la question qui se pose en ce moment n'est pas de savoir si le Gouvernement demande l'armistice, mais s'il accepte de quitter le sol métropolitain. »

À cette question, De Gaulle, au contraire de Pétain, répond par l'affirmative : « Cette guerre est une guerre mondiale », dit-il. Elle doit donc être poursuivie, s'il le faut, depuis un sol étranger. Avec Pétain et avec De Gaulle, la France a deux cordes à son arc. C'est la thèse du glaive et du bouclier, que le second expliquera lui-même, plus tard, au colonel Rémy, résistant de la première heure. Malheureusement, dès juin 1940, le glaive commence à frapper le bouclier. Le 26, De Gaulle déclare depuis Londres : « Cet armistice est déshonorant. Les deux tiers du territoire livrés à l'occupation de l'ennemi, et de quel ennemi ! Notre armée tout entière démobilisée. Nos officiers et nos soldats prisonniers, maintenus en captivité. Notre flotte, nos avions, nos chars, nos armes, à livrer intacts, pour que l'adversaire puisse s'en servir contre nos propres alliés. La Patrie, le gouvernement, vous-même, réduits à la servitude. »

Une interprétation manichéenne

Ces reproches ne sont pas fondés : l'aviation et la flotte ne seront pas livrées, ce qui respecte le vœu de Churchill(5) ; une armée de 100 000 hommes est maintenue en métropole ; l'Empire n'est pas occupé, et Weygand reconstituera en AFN, sous l'autorité de Pétain, l'armée d'Afrique, qui fournira plus tard le gros des forces de la France libre ; la France conservera une zone libre jusqu'en 1942 et sera administrée par un gouvernement qui fera tampon entre les Français et l'envahisseur, au lieu d'être administrée par un gauleiter.

Avec le recul, l'armistice apparaît comme une énorme erreur commise par Hitler, erreur qui ne s'explique que par la conviction du chancelier allemand que l'Angleterre déposerait les armes. La conclusion appartient à Raymond Aron : « L'interprétation manichéenne de l'armistice, affirmée dès les premiers jours et maintenue contre vents et marées, relève de la légende ou de la chanson de geste. Ni les magistrats, à la Libération, ni la masse des Français n'ont souscrit à cette vision épique. L'appel du 18 juin conserve sa signification morale et politique, mais les discours qui suivirent immédiatement l'appel relevaient déjà d'un chef de parti, et non d'un porte-parole du pays bâillonné. »(6)

Jean-Pierre Nomen monde et vie. 26 juin 2010

1. Général Le Groignec, Le Maréchal et la France, nouvelles éditions latines, 1994.

2. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, Gallimard, 1942.

3. Paul Reynaud sera cependant le premier à prononcer le mot d'armistice ...

4. Cité in Antoine Argoud, La Décadence, l'imposture et la tragédie, Fayard, 1974.

5. « On se souviendra que nous avons déclaré au Gouvernement français que nous ne lui adresserions aucun reproche, s'il venait à négocier une paix séparée dans les tristes circonstances de juin 1940, à condition qu'il mette sa flotte hors d'atteinte des Allemands. » (discours aux Communes, 28 septembre 1944). En dépit de l'agression de Mers-el-Kébir, les Français respecteront cette condition en sabordant la flotte à Toulon en 1942.

6. Raymond Aron, Mémoires, cité in Jacques Le Groignec, Le Maréchal et la France.

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