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La guérilla espagnole dans la guerre contre les armées napoléoniennes 2/3

Le montant des pertes causées par la guérilla dans les armées impériales, aussi décisif que délicat à établir, ne saurait être que très approximatif. Le chiffre le plus élevé, certainement exagéré, a été donné par J.F.A. Le Mière de Corvey, ancien officier en Espagne, et auteur d’un important manuel sur la guerre de guérilla (26).
« Cent cinquante à deux cents masses de guérillas répandues dans toute l’Espagne, avaient fait le serment de tuer chacune trente ou quarante Français par mois, cela faisait six à huit mille hommes par mois pour la totalité des bandes des guérillas. […] Comme il y a douze mois dans l’année, nous perdions environ quatre-vingt mille hommes par an, sans avoir eu de batailles rangées : la guerre d’Espagne a duré sept ans ; c’est donc plus de cinq cents mille hommes de tués […]«  (27)
Le général Bigarré, aide de camp de Joseph Bonaparte, indique quant à lui dans ses Mémoires :
« Je dois pourtant avouer que les guérillas ont fait beaucoup plus de mal aux troupes françaises que les armées régulières pendant la durée de la guerre d’Espagne; il est reconnu qu’elles n’assassinaient pas moins de cent hommes par jour. Ainsi, pendant l’espace de cinq années, elles ont tué 180.000 Français sans avoir perdu plus de vingt-cinq mille hommes, car il était rare que ces bandes indisciplinées se battissent en rase campagne sans être plus de cinq contre un. » (28)
Jean Sarramon, qui a longtemps travaillé à une grande et très minutieuse histoire de la guerre en Espagne, hélas encore largement inédite (29), a produit un tableau détaillé des pertes françaises causées par la seule guérilla entre mai 1811 et la fin juin 1812 (30). Le montant final, calculé de façon très prudente, s’élève à 15.888 hommes, soit moins de la moitié des 36.000 pertes annuelles annoncées par Bigarré et Marbot (31) ; on est évidemment bien loin des calculs de Le Mière, mais, si l’on étend ce bilan d’une année aux cinq années de guerre, on approche de 80.000 hommes. Il s’agit là de pertes bien plus importantes que celles causées par les armées régulières espagnoles, et presque doubles de celles provoquées par les troupes luso-britanniques de Wellington (45.000). Cette estimation globale se trouve confirmée par l’ouvrage à paraître de Ronald Fraser sur la participation populaire espagnole à la guerre (32). En utilisant les données recueillies sur les pertes impériales en Navarre (33), et en y ajoutant celles du reste de l’Espagne, Fraser parvient à une moyenne annuelle de 18.000 hommes, soit un total de 90.000 pour la durée entière de la guerre. Il ne s’agit là que des pertes dues à la guérilla. L’ensemble des pertes impériales en Espagne reste à établir : les estimations varient entre un minimum de 240.000 et un maximum de 600.000 hommes. Si l’estimation de Rory Muir montant à 300.000 hommes (34) paraît acceptable, l’importance du rôle tenu par la guérilla semble indéniable.
Mais à combien pouvait s’élever le nombre de ceux qui ont pu imposer un si lourd tribut à la puissante machine de guerre napoléonienne ? Selon mes propres hypothèses, intégrant la statistique établie par Nicolas Horta Rodríguez (35), le nombre des engagés dans la guérilla en Espagne pourrait s’élever à un maximum de 65.000 hommes (36), ce qui dépasse de beaucoup celui de 50.000 indiqué par Arteche y Moro (37), mais semble toutefois raisonnable, si l’on tient compte de la nécessité de distinguer entre les guerrilleros pour ainsi dire « permanents » et les « occasionnels », entre ceux qui pratiquèrent la guérilla pendant toute la durée de la guerre, et ceux qui, par ailleurs, ne prirent part aux combats qu’en une seule occasion et pendant un temps très réduit, ne dépassant parfois pas deux ou trois jours. Cette estimation recoupe celle donnée par Ronald Fraser. L’historien anglais, au terme de longues et difficiles recherches dans l’Espagne entière, a pu établir plusieurs bases de données sur la guérilla. L’une d’elles porte sur les partidas existant en 1811 et sur leurs effectifs, ainsi que sur la répartition entre soldats à pied et à cheval (38).
En suivant Ronald Fraser, au total de 55.531 guerrilleros il convient d’ajouter ceux des 56 partidas dont les effectifs restent indéterminés. Il propose de leur attribuer les mêmes contingents qu’à ceux des petites bandes, soit 84,9 hommes chacune, ce qui établirait le total général à 60.285 combattants, sans compter les guerrilleros de Catalogne et de Galice. On peut raisonnablement admettre que les partidas de ces deux régions pouvaient rassembler un effectif de 5.000 hommes, formant l’écart entre les calculs de Fraser et les miens. Il faut souligner qu’à l’été 1811, les quatre armées espagnoles subsistantes ou reconstituées après les défaites successives des années précédentes ne comptant guère plus de 70.000 hommes, les guerrilleros formaient ainsi une force antifrançaise presqu’égale. Ils présentaient en outre l’avantage d’être dispersés sur le territoire d’une façon assez homogène et de jouir d’une très grande mobilité, leur permettant de renoncer au combat s’ils se trouvaient en position d’infériorité.
Sur la composition socio-professionnelle des guerrilleros, l’on ne dispose jusqu’à présent que de l’ébauche d’étude de Nicolas Horta Rodríguez (39), mais des avancées importantes sont attendues aussi bien du côté de la prochaine publication de Ronald Fraser (40), que des recherches en cours de Charles Esdaile et Leonor Hernández Enviz, visant à la constitution d’une vaste base de données incluant la totalité des guerrilleros pour lesquels on détient au moins un témoignage documentaire.
Comme le soulignait l’ambassadeur de France à Madrid, les problèmes de communication à l’intérieur du territoire espagnol ou avec la France se posent dès 1808. Les attaques contre tous les types de messagers avaient commencé avant même le Dos de Mayo ; il est bien connu que l’Empecinado initia son activité contre les impériaux en avril 1808 comme caza-correos (chasse-courrier) ; en février de cette même année, la guérilla interceptait une lettre à Guadalajara (41). Couper ou rendre difficiles les communications postales, mais aussi le passage des personnes et des marchandises d’un lieu à l’autre de l’Espagne, fut, dès le début de la résistance anti-napoléonienne, une des tâches prioritaires confiées à la guérilla. Les Prevenciones, texte diffusé par la Junte de Séville le 6 juin 1808, donnent des instructions aux provinces sur les moyens de défense à utiliser contre l’invasion française, et précisent déjà très clairement qu’il conviendra d’entreprendre :
« una guerra de partidas, de embarazos de consumir los Exército enemigos por falta de víveres, de cortar Puentes, hacer cortaduras y demas en los puntos que convenga, y otros medios semejantes. Convida á ello la situacion de España, sus muchos montes y desfiladeros, que ofrecen estos, sus Rios y Arroyos, la colocacion misma de las Provincias para hacer esta guerra con felicidad. » (42)
Communications et transports pour le ravitaillement des armées, des villes et des garnisons, furent sans doute les points faibles du système d’occupation impérial en Espagne. La documentation à ce propos est accablante. Nombreux sont les hauts fonctionnaires du régime joséphin, les juges en particulier, qui demandent au ministre de la Justice l’autorisation de surseoir à la prise de possession de leur poste à cause de « la notoriedad de estar ocupados los caminos por insurgentes » (43) et de la difficulté d’avoir la « seguridad de escolta » (44) ; leurs lettres portent fréquemment la mention « duplicado » ou « triplicado », car l’expédition de plusieurs exemplaires d’un même courrier par des voies différentes cherchait à obtenir qu’au moins l’un d’eux parvienne à destination, même avec un retard considérable (45), comme il ressort d’une lettre, envoyée de Pampelune le 24 juillet 1809 par le général d’Agoult, gouverneur militaire de Navarre, au ministre de la Justice, qui affirme ne l’avoir reçue à Madrid que le 28 novembre suivant (46) ! Il est clair que toute l’Espagne joséphine souffrait gravement de ces retards perpétuels imposés aux communications en tous genres, comme au fonctionnement quotidien de l’État et à la vie des particuliers, à quoi s’ajoutaient les difficultés des autorités militaires, sollicitées de toutes parts de fournir des escortes, indépendamment de toute considération de distance:
« Ex. mo Señor: Sin embargo de la proximidad de este Pueblo á esa Corte, para el Correo ès lo mismo que si estubiera ciento y mas leguas. Rara vez llega à tiempo: algunas le roban y muchas se detiene una semana ò mas en Alcalà, como ha sucedido ahora; siendo toda esta detencion desde dicho Pueblo acà, que son quatro leguas cortas. La excusa que dà el Conductor és que los guerrillos le interceptan y amenazan de muerte, y ni aqui, ni en Alcalà pueden ò quieren facilitar escolta los Comandantes Militares. » (47)
Quoique les pertes infligées aux troupes impériales aient été importantes, mon opinion est que le succès majeur de la guérilla a été d’empêcher le ravitaillement régulier des armées d’occupation, soit en faisant obstruction à la libre circulation des convois, soit par une opposition opiniâtre aux exactions et aux réquisitions de récoltes, denrées alimentaires et bétail, dont les paysans étaient les principales victimes. Les impériaux devaient nourrir des effectifs compris entre 300.000 et 350.000 hommes, maximum atteint pendant l’été 1811. Les armées espagnoles oscillaient autour de 70.000 à 100.000 hommes, auxquels il convient d’ajouter les effectifs de la guérilla et ceux de l’armée anglaise, lorsqu’elle se trouvait en Espagne. Près de 700.000 combattants devaient ainsi pouvoir se nourrir sur une terre où la population, paysannerie en tête, vivait difficilement, même en temps de paix. Selon la devise napoléonienne, la guerre devait alimenter la guerre ; ce principe fut en effet appliqué sans trop de problèmes partout en Europe, mais pas en Espagne, où les paysans, même forcés à collaborer avec l’occupant, savaient bien qu’ensuite les guerrilleros viendraient exiger une contribution équivalente à celle qu’on avait dû céder à l’ennemi (48). De plus, en offrant à la guérilla « otro auxilio mas que el de la raciòn de guerrá » (une autre aide à ajouter à la ration de guerre), ils seraient victimes d’un arrêté royal les obligeant à « mantener á su costa en raciones y sueldo, al destacamento de tropas que se le embiará » (49). Se trouvant ainsi placée entre le marteau et l’enclume, la population rurale fit le choix du moindre mal et participa à la guerre pour sa survie. Autant que possible, les paysans se rangèrent du côté de la guérilla, qui pouvait leur offrir une protection contre les troupes impériales et parfois aussi, en faveur des paysans pauvres, de l’argent ou de la nourriture pris à l’ennemi ou à quelques malheureux riches propriétaires suspectés d’être des afrancesados (50). Les attaques des bandes de guerrilleros contre les colonnes militaires qui convoyaient pour le ravitaillement les troupeaux de moutons, de bœufs, et les chars de grains, enlevèrent enfin aux impériaux une portion considérable de leurs moyens de subsistance. On peut mesurer le succès de la guérilla au taux d’hospitalisation des troupes impériales en Espagne, 20% plus élevé que dans le reste de l’Europe, en raison de la sous-alimentation.
Des difficultés analogues se présentaient à propos des lourds impôts réclamés par les militaires dans les territoires occupés, du plus petit hameau jusqu’à la grande ville. Dans les campagnes surtout, les prescriptions législatives restèrent souvent lettre morte, particulièrement dès que la force des guerrilleros augmenta sensiblement, à partir des derniers mois de 1811. De toute façon, une fois l’impôt acquitté, le problème demeurait d’en faire parvenir le produit à sa destination finale, sans qu’il ne tombe aux mains des bandes qui infestaient les chemins. Cette importante fonction de la guérilla avait déjà été remarquée et signalée par l’historien anglais Charles Oman :
« The activity of the guerrilleros did not merely constitute a military danger for King Joseph. It affected him in another, and equally vexatious, fashion, by cutting off nearly all his sources of revenue. While the open country was in the hands of the insurgents, he could raise neither imposts nor requisitions from it. The only regular income that he could procure during the later months of 1809 was that which came in from the local taxes of Madrid, and the few other large towns of which he was in secure possession. […] The King could not command a quarter of the sum which he required to pay the ordinary expenses of government. » (51)
La bataille pour les vivres et le numéraire se solda donc par une cuisante défaite française. C’est là, à mon sens, l’une des principales raisons de l’issue finale des combats.
Un autre résultat d’importance obtenu par la guérilla pendant la guerre fut de mobiliser une quantité considérable de troupes impériales dans des fonctions de police, de maintien de l’ordre et de contre-guérilla, empêchant ainsi les généraux napoléoniens d’exploiter avantageusement leur supériorité numérique sur les armées alliées, luso-britanniques dans un premier temps, hispano-luso-britanniques ensuite. Dès le début des hostilités, les effectifs impériaux en Espagne ne cessèrent d’augmenter, passant de 100.000 hommes à l’automne 1807 à 350.000 en juillet 1811. Ce fut seulement à la fin de cette année, qu’en préparation de la campagne de Russie, les troupes furent réduites de 70.000 hommes (52). Malgré cette imposante supériorité, le maréchal Masséna ne put compter pour la campagne du Portugal que sur 65.000 hommes, quand, selon le même Masséna, les impériaux disposaient en Espagne de 406.348 hommes (53) ; l’Armée du Midi, commandée par le maréchal Soult, se composait en théorie au 1er septembre 1811 de 72.000 hommes et des 4.800 recrues de la garnison de Badajoz, mais ne pouvait pas en réalité aligner plus de 37.000 soldats pour entrer en campagne, les autres étant, soit malades (8.500), soit, comme l’avait bien vu A.-L. Grasset dans son étude classique sur Málaga, dispersés dans de multiples petites garnisons, ou enrôlés dans les colonnes mobiles lancées à la poursuite des guerrilleros (54).
« Cette équipée fatigante et coûteuse et des centaines d’autres semblables prouvaient surabondamment la difficulté de réduire par les armes les bandes insurgées. Pendant plus d’un an, les troupes de Malaga vont se consacrer, sous un ciel de feu, à cette tâche surhumaine qui les épuisera et ruinera leurs effectifs. » (55)
Comme on l’a déjà évoqué, les impériaux devaient aussi diviser leurs forces en de nombreux détachements pour acheminer les convois ou, pire encore, tant est flagrante la disproportion entre l’objectif à atteindre et les moyens mis en œuvre pour y parvenir, pour escorter ne fût-ce qu’un seul messager à cheval. Les témoignages à ce propos abondent pendant toute la durée de la guerre :
« J’avais quitté Bayonne le 11 mai [1808]… l’insurrection s’organisait de toutes parts. […] On m’escortait d’un poste à l’autre, ce qui ne m’empêcha point d’être attaqué plusieurs fois. » (56)
« À cette époque [1812], on ne voyageait plus en Espagne, une fois sorti d’Andalousie, qu’avec trois ou quatre cents hommes d’escorte et quelquefois plus ; encore n’était-on pas sûr d’arriver sans obstacles à sa destination; j’étais payé pour bien prendre mes précautions, d’après le combat très vif que j’avais eu à soutenir près d’Olmedo, en 1810 […]«  (57)
En 1812 en Navarre, les escortes de messagers pouvaient mobiliser jusqu’à 600 hommes (58). À la fin de 1811, du littoral méditerranéen jusqu’à Oviedo, 90.000 hommes étaient requis pour protéger des attaques de la guérilla les communications avec la France (59). C’est la raison pour laquelle les impériaux ne purent réunir que 46.138 hommes à la bataille de Talavera, en 1809 (60), 49.634 à celle de Salamanque, en 1812 (61), et seulement 62 131 à la bataille de Vitoria, qui décida en 1813 du sort de la guerre (62). De leur côté, les alliés purent lancer sur le terrain 55.634 hommes à Talavera (20.641 Anglais et 34.993 Espagnols) ; 51.937 à Salamanque (30.578 Anglais, 17.999 Portugais, 3.360 Espagnols) ; et plus de 101.000 à Vitoria (45.102 Anglais, 27.989 Portugais, 28.347 Espagnols). Au moment de ce dernier engagement, les impériaux avaient plus de 70.000 hommes des trois armées du Nord, de Catalogne, et du Maréchal Suchet à Valence, retenus dans leurs régions respectives pour le contrôle du territoire et la répression de la guérilla.

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