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Une industrie de la violence

Depuis leur généralisation, le nombre de blessés graves liés à l’emploi de ces nouvelles armes [Flash-Ball, Taser] s’est multiplié, souvent dans des situations où les policiers n’auraient probablement pas fait usage de leur arme à feu. Ils peuvent en effet les utiliser d’autant plus souvent que leur logique consiste à ne pas tuer leurs cibles. Selon les statistiques de la Direction départementale de la sécurité publique, qu’on peut juger très sous-évaluées, les policiers tirent en moyenne trois fois par jour en Seine-Saint-Denis en 2012. Les armes sublétales ne remplacent pas les armes à feu, elles s’y ajoutent et multiplient encore les possibilités d’effrayer, de contraindre, de blesser et de tuer.
La fourniture d’armes de coercition employables au quotidien, dans un contexte de renforcement des affrontements de rue, bouleverse le rapport des policiers à la violence. Un policier de la BAC raconte l’évolution de son rapport à l’armement sublétal depuis les émeutes de 2005.
Si l’on avait été équipé comme on l’est maintenant cela ne se serait pas passé comme ça. Maintenant, même à dix-sept, je pense que l’on peut faire face à leurs vagues ; notre façon de travailler a évolué ; maintenant, on peut faire face. La dernière fois, on n’avait eu qu’un seul cougar [lance-grenade]. Si on l’avait eu dès le début des émeutes, déjà, on dégageait le terrain avec ça. Maintenant, dans chaque véhicule, on a un cougar et un flash-ball alors qu’auparavant on avait un flash-ball et six munitions de flash. Maintenant, dans chaque véhicule BAC, vous avez, le plus souvent, deux flash-balls, un cougar et cinquante munitions de flash-balls.
Ce policier rappelle que la mise à disposition des nouvelles armes est directement liée à la déstabilisation du rapport de forces dans la rue durant les révoltes de l’automne 2005 – c’est-à-dire une situation dans laquelle la peur ressentie par les policiers et leur incapacité à subjuguer les révoltés les a engagés toujours plus avant dans l’emploi de ces nouvelles formes de coercition. Le même policier de la BAC raconte l’impact de ces peurs sur son rapport aux armes.
Avant, lorsque je partais en patrouille et je j’oubliais mon tonfa, je me disais : ce n’est pas grave, je le prendrai après. Suite aux émeutes, je ne pars plus sans tonfa, je ne pars plus sans gilet pare-balles et je fais gaffe que ma cartouche soit bien chambrée [prête à tirer] avant de partir. Je vais à la guerre, je ne vais plus conter fleurette.
Différentes manières de se servir du lanceur de balles non perforantes sont apparues parallèlement. Des témoignages se multiplient dénonçant des policiers prenant soin de tirer aux fenêtres des bâtiments sur ceux qui filment ou qui observent.
     Le tir tendu au visage est l’une des pratiques particulièrement exemplaires de ces technologies de la violence. Son histoire révèle l’impact de l’industrie de la coercition sur la vie des classes populaires et des militants et la restructuration de la police.
     Une liste des personnes ayant perdu un œil suite à l’usage d’un lanceur de balles de défense au cours des dernières années montre comment l’industrie de la coercition étend des pratiques mutilantes dans différents environnements sociaux de la métropole impériale. En juillet 2005, aux Mureaux, Sekou, 14 ans, est touché durant l’expulsion de son appartement ; en octobre 2006 à Clichy-sous-Bois, Jiade, 16 ans, en est victime alors qu’il se trouve à proximité d’une interpellation ; en novembre 2007 à Nantes, Pierre, 17 ans, est pris pour cible pendant l’occupation du rectorat ; en mai 2009 à Villiers-le-Bel, deux jeunes participant à un barbecue de quartier sont atteints ; en mars 2010 en Martinique, c’est au tour de Dean, durant un contrôle routier ; en avril 2010 à Tremblay, un adolescent pris dans un contrôle policier subit le même traitement puis, en mai 2010 à Villetaneuse, c’est le cas de Nordine 27 ans, alors qu’il tente de calmer des policiers...
     Par une série d’allers-retours entre le terrain et les bureaux, les règles de base qui consistaient à viser dans les jambes ont été retravaillées pour encadrer la possibilité de tirer vers la tête. Le tir tendu au visage, expérimenté en technique commando dans le cadre de l’antiterrorisme, s’est répandu dans la police des cités et semble s’étendre depuis lors dans la police de maintien de l’ordre et de voie publique en général.
     L’histoire de la pratique du tir tendu au visage montre comment une technique de brutalisation impliquant très souvent la perte d’un œil peut remonter depuis la base vers les hautes sphères de la police et de l’administration qui tentent parfois d’en réguler l’emploi. Des magistrats ont classé sans suite l’immense majorité des cas portés devant leurs tribunaux. Par l’impunité, ils ont légitimé le développement de cette technique. Mais suite à la multiplication des éborgnés et des mobilisations collectives pour dénoncer la violence policière en général, le 31 août 2009, une circulaire relative à l’emploi du flash-ball, signée du DGPN Frédéric Péchenard, affirme qu’il est « proscrit » de tirer au visage ou dans le triangle génital. C’est dans ce cadre que le ministère de l’Intérieur décide de « renforcer la formation », ce qui consiste en fait en une demi-journée d’exercice et d’examen, durant laquelle le policier doit refaire et valider chaque année son « habilitation ». L’une d’elles a été filmée. Un policier y décharge son flash-ball dans un mannequin de papier à 10 mètres et met la balle en pleine tête. Le formateur, Denis Mulatier, valide l’habilitation en expliquant qu’il s’agit de vérifier si « le tir est dans la silhouette », c’est-à-dire si le policier est capable de toucher la bonne personne, s’il est « efficace ». La pratique policière du tir au visage est donc bien validée par les formateurs de la police. On peut supposer que peu de policiers obtiendraient cette habilitation s’ils devaient effectivement toucher immanquablement un mannequin à 10 mètres entre le nombril et la poitrine. L’entreprise Verny-Carron a révélé que la précision demandée pour un flash-ball par le ministère était de 60 cm. Il est donc prescrit au policier de viser au-dessus des parties génitales et en dessous de la tête, tout en acceptant 60 cm d’imprécision. En clair, les tirs au visage sont couverts administrativement, mais aussi légitimés par les formateurs. Enfin, ils sont généralement couverts par l’institution judiciaire. Le tir tendu en pleine tête n’est pas une « bavure » mais une nouvelle production rationnelle-légale, une technique de violence d’Etat. Le policier qui a éborgné un lycéen, Jeoffrey, à Montreuil en octobre 2010, avait reçu une demi-journée de formation : il utilisait un LBD dans une situation où, selon la codification, il aurait dû employer un flash-ball ; il n’a pas fait de sommation, il n’était pas en légitime défense et le LBD était à l’essai. Le policier a pourtant été disculpé. Malgré toutes ces infractions à la procédure légale, son geste a bien été habilité.
     La proscription du tir tendu au visage est donc très symbolique, elle permet d’encadrer la banalisation réelle de ce tir et sa transformation en pratique d’Etat. Jean-Paul Brodeur, sociologue de la police, remarque à ce sujet que la plupart des protestations contre le développement de pratiques policières « au-dessus des lois » ont donné lieu à un changement des lois plutôt que des pratiques policières.
Mathieu Rigouste, La domination policière
http://www.oragesdacier.info/

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