Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement, disait Boileau. En ouvrant ce dossier sur le libéralisme, il importe de bien désigner notre cible.
Au libéralisme, il faut opposer l'organisation du travail. C'est une singulière aberration de croire que l'intelligence ni la volonté de l'homme ne doivent intervenir pour régler cette fille de leur intelligence et de leur volonté : l'industrie. Nous tâchons de diriger les forces naturelles et nous nous livrerions, pour respecter la concurrence, ou toute autre loi ou non loi, aux caprices des phénomènes économiques ? C'est de l'absurdité pure. » Ces lignes n'ont pas été signées par quelque penseur socialiste, mais par Jacques Bainville, l'un des principaux inspirateurs de l'Action française(1). Dans les Cahiers d'Occident, en 1927, il condamnait encore « ces prétendues lois du Plus Fort, de l'Offre et de la Demande, du Laissez-faire, autrement dit du Chacun pour Soi », qui caractérisent les « sociétés anarcho-libérales ».
En parallèle, le même Bainville critiquait « L'Etat-providence qui pensionne de tous les côtés, l'Etat-infirmier qui sauve toutes les entreprises en déconfiture et qui prend les pertes pour lui, VEtat-entrepreneur, l’Etat-commerçant qui gère lui-même selon des méthodes qui conduiraient immanquablement des particuliers à la faillite, comment veut-on que cet Etat-là ne finisse pas par être aux prises avec d'énormes embarras d'argent ? »
L'école de pensée contre-révolutionnaire a ainsi renvoyé dos-à-dos les deux grandes idéologies, capitalisme et socialisme, toutes deux nées du libéralisme dont l'un des pères du catholicisme social, René de La Tour du Pin, dénonçait les méfaits, à la fois en religion, en économie et en politique(2). Ces contre-révolutionnaires français prônaient le retour aux corporations, tandis qu'en Angleterre, Chesterton opposait à la logique du capitalisme l'idée des Guildes, autrement dit les communautés de métiers, et le développement de la petite propriété(3).
Car la critique du capitalisme ne s'étend pas à celle de la propriété, pas plus que celle du libéralisme à la liberté d'entreprendre. Dans son encyclique Rerum novarum, publiée le 15 mai 1891, le pape Léon XIII, appelant à la concorde entre les classes sociales, constatait lui aussi qu' « il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital. »
Capitalisme n'est pas synonyme de capital, ni libéralisme de libertés
Un siècle plus tard, Jean Paul II poursuivra la même réflexion dans son encyclique sociale Laborem exercens, en soulignant la « compénétration réciproque entre le travail et ce que nous sommes habitués à nommer le capital » et « leur lien indissoluble ». L'Eglise légitime donc la propriété privée, y compris celle du capital et des moyens de production ; mais le pape polonais souligne que ce principe diffère « du programme du capitalisme, pratiqué par le libéralisme et les systèmes politiques qui se réclament de lui », la différence résidant « dans la manière de comprendre le droit de propriété », que la tradition chrétienne « a toujours entendu dans le contexte plus vaste du droit commun de tous à utiliser les biens de la création entière : le droit à la propriété privée est subordonné à celui de l'usage commun, à la destination universelle des biens ».
Cependant, alors que Rerum novarum consacrait un chapitre entier aux corporations, en soulignant leur bienfaisance et leur utilité pour toute la société, Laborem exercens ne les évoque que comme les « ancêtres » des syndicats. Cette évolution montre qu'à tort ou à raison, l'idée du recours à une organisation corporative de l'économie a perdu beaucoup le crédit dont elle bénéficiait dans les esprits voilà encore un siècle, alors que le collectivisme a pourtant démontré tout au long du XXe siècle sa nocivité, et que le mondialisme a aggravé les abus du capitalisme matérialiste.
Il s'ensuit aujourd'hui un trouble des idées qui se double d'une confusion sémantique, aboutissant à confondre capital et capitalisme, liberté d'entreprendre et libéralisme : il arrive d'ailleurs que l'on fasse le tri entre les conceptions économiques véhiculées par cette dernière idéologie, réputées acceptables (selon nous, à tort), et les conceptions philosophiques qui continuent de sentir le soufre.
Il apparaît donc important, en ouvrant ce dossier, de bien préciser ce dont nous parlons : en critiquant le libéralisme, nous visons expressément la doctrine matérialiste qui, en développant une conception excessivement individualiste de la finalité humaine, aboutit à convaincre l'individu que ses talents doivent servir d'abord son propre profit et assurer sa réalisation personnelle, avant ou plutôt que d'être mis au service de ses semblables. Cette critique ne concerne pas la liberté d'entreprendre, si précieuse et utile, dont bénéficie l'ensemble de la communauté, ni le légitime profit que l'entrepreneur peut tirer de sa créativité et de son effort.
De même, notre critique du capitalisme ne s'exerce pas contre la propriété privée du capital et des moyens de production, mais contre l'usage qui en est fait lorsque les buts économiques en viennent à primer sur l'homme et que l'acquisition des biens matériels paraît plus importante que les liens de Charité, la «fortune anonyme et vagabonde » triomphant alors des communautés humaines les plus légitimes, de la famille à la nation. Cette dérive est encore plus dangereuse lorsque la dématérialisation des biens favorise la spéculation, dont les peuples font finalement les frais, comme on le voit aujourd'hui.
Le capital ne se réduit pas plus au capitalisme que le social au socialisme.
Eric Letty monde&vie 18 mars 2014
1) Jacques Bainville,Réflexions sur la politique.
2) René de La Tour du Pin, Vers un ordre social chrétien, Jalons de route.
3) Gilbert K. Chesterton, Plaidoyer pour une propriété anticapitaliste, 1926.