Monde et Vie a évoqué, dans un récent numéro, l'héroïque combat des défenseurs de Dien Bien Phu. Dans son livre Convoi 42, Erwan Bergot, qui prit part à cette bataille et partit en captivité après le cessez-le-feu du 7 mai 1954, écrit : « Rien, pourtant, n'était terminé vraiment et si certains soldats avaient cru parfois toucher le fond de l'enfer, tous se trompaient. Le pire était à venir. »
Au terme d'une marche épuisante et meurtrière, les défenseurs de Dien Bien Phu allaient rejoindre dans les quelque 130 camps de « rééducation » du vietminh - euphémisme pour désigner des camps de la mort - leurs camarades capturés antérieurement, notamment lors de la bataille de la Route Coloniale 4 et de l'anéantissement des colonnes Le Page et Charton en octobre 1950.
Cette marche constitue une première mise en condition des « tu binh » (prisonniers de guerre), qu'il s'agit d'affaiblir à la fois physiquement et moralement pour atteindre le but que le vietminh s'est fixé : utiliser ces soldats contre le corps expéditionnaire français, au moins aux fins de propagande en les contraignant à signer des pétitions et des manifestes pacifistes, au mieux en renvoyant ceux que l'on parviendra à « convertir » à la cause de l'anticolonialisme porter la bonne parole dans les rangs du CEFEO (1).
Normalisation
Pour y parvenir, les techniques de lavage de cerveau mises en œuvre dans les camps sont d'autant plus efficaces que les sujets ciblés sont fragilisés, physiquement par le manque de nourriture et la maladie, et moralement par la perte des repères, la solitude et le désespoir. La suppression des grades, le manque total d'informations extérieures, le regroupement de la majorité des officiers au sein du camp numéro 1 (les hommes de troupes, plus jeunes et moins solidaires, sont plus malléables), l'absence de médecins (sauf au camp numéro 1, puisqu'ils sont officiers) et de médicaments, l'incitation à la délation, le faible espoir de bénéficier d'une « libération inconditionnelle », la crainte d'une diminution des rations de riz déjà faméliques, la présence permanente de la mort, contribuent, entre autres, à obtenir ces résultats et à briser les résistances.
Lavages de cerveau sur des hommes à bout de force
Les têtes les plus dures et ceux qui désertent le « camp de la paix » en tentant de s'évader s'exposent à de rudes châtiments, y compris à être exécutés, les captifs n'étant pas considérés comme des prisonniers de guerre, mais comme des criminels de guerre redevables de la vie à la « grande clémence » de Hô chi Minh. As peuvent aussi être mis « aux buffles » : lié à un poteau dans une étable à buffle, sous une maison sur pilotis, au milieu des excréments des bêtes, le puni est offert aux piqûres de milliers de maringouins, moustiques porteurs de maladies diverses. Dans Les soldats oubliés, Louis Stien, officier du 1er BEP capturé sur la RC4 et auteur de deux tentatives d'évasion, a laissé de ce supplice auquel il fut soumis une description impressionnante. Certains prisonniers en deviennent fous ou meurent.
C'est sur ces misérables à bout de forces, affamés, parfois blessés, souffrant de la dysenterie, du béribéri, du paludisme, de pathologies neuropsychiatriques, rongés par la vermine et par les parasites (dont les ascaris, répugnants vers rouges de 25 centimètres qui se développent dans l'appareil digestif), que les can bô, cadres chargés de la rééducation, appliquent le lavage de cerveau, par l'endoctrinement, la dépersonnalisation de l'individu, l'espoir le plus souvent illusoire de la libération, l'autocritique et la délation qui sèment la zizanie et la haine parmi les « Tu Binh ».
Le bilan est terrifiant : plus des deux tiers des quelque 40000 prisonniers de guerre détenus dans les camps du vietminh y sont morts. Concernant les prisonniers de Dien Bien Phu, la mortalité, en quatre mois de captivité, a atteint 72 %. Un chiffre insuffisant pour émouvoir, en France, les belles âmes des intellectuels de gauche.
Hervé Bizien monde & vie 11 juin 2014
1) CEFEO : Corps expéditionnaire français en Extrême Orient.