II) Le rôle déterminant de l’opposition contrôlée
Dans la foulée de notre précédente partie, abordons ici un des points névralgiques de notre analyse, c’est-à-dire les opposants au totalitarisme intégral. Il serait par là aisé de voir qu’un des aspects les plus importants de ce totalitarisme renvoi à la notion d’opposition contrôlée. Ce système de domination sait donc illusionner ses sujets en portant aux nues une soi-disant opposition. C’en est même la principale raison d’une survie qui dépasse les prévisions car ce système politique repose sur l’alternance entre deux partis qui sont en accord sur tous les points. C’est le cas des républicains et démocrates aux USA, comme ce fût le cas avec l’UMP et le PS en France.
Bien qu’on veuille s’éloigner des contingences actuelles, il nous faut, pour mettre à jour toute la subtilité de l’opposition contrôlée, requérir à l’exemple des « poupées russes » qui s’activent aujourd’hui dans le monde politique. Aussi, lorsque le Front national dénonce l’absurde opposition entre l’UMP et le PS sous l’appellation UMPS, il oublie évidemment de dire qu’il est lui-même dans l’opposition contrôlée, puisqu’il se veut un parti républicain. En effet, cachée derrière le voile de la laïcité, une frange importante des leurs aiment à s’attaquer sans cesse aux musulmans en les réduisant à ce qui n’est pas musulman, comme les « extrémistes » wahhabites (lesquels pour n’être pas musulmans n’en sont pas moins effectivement extrémistes). Réduire ainsi une tradition opérative, et des principes transcendants à travers la figure dévoyée des wahhabites et autres salafistes est assurément faire œuvre de confusion au point que la tradition s’en trouve fort dévalorisée. D’ailleurs, les accointances nationalistes de ce parti inspirent forcément dans ses rangs une certaine admiration pour l’idéologie sioniste, ce qui n’est pas sans arranger certaines fractions dominantes.
L’opposition apparente du nationalisme est faussée de part son attachement au modernisme. En cela elle se veut à terme favorable au totalitarisme intégral. À travers leur nature centralisatrice, qui regroupe l’ensemble des pouvoirs temporels, les nations ont toujours cherché à s’imposer aux dépens du spirituel, en France et ailleurs par le biais de la religion d’État.
Il semble que le système traditionnel le plus adapté aux Européens se présente comme fondamentalement décentralisateur, sous les traits d’un féodalisme dominé symboliquement et hiérarchiquement par le roi à travers le contrat féodal vassalique. Il serait à cet égard trompeur de voir dans la décentralisation française (d’après 1980) un quelconque bienfait, car celle-ci n’est qu’une pure caricature de ce qu’était la féodalité chrétienne. Un « féodalisme » profane à l’allure républicaine, n’en est pas moins anti-traditionnel. D’ailleurs cette pseudo décentralisation est chapeautée par le concept du « grand Paris », étant lui-même une construction purement jacobine. Et puis, en bout de chaine, Bruxelles et la commission européenne sont toujours à l’initiative, comprenant des directives posées par d’avides technocrates.
« Au moyen âge, il y avait, pour tout l’Occident, une unité réelle, fondée sur des bases d’ordre proprement traditionnel, qui était celle de la “Chrétienté” ; lorsque furent formées ces unités secondaires, d’ordre purement politique, c’est-à-dire temporelles, et non plus spirituel, que sont les nations, cette grande unité de l’Occident fut irrémédiablement brisée, et l’existence effective de la “Chrétienté” prit fin. Les nations, qui ne sont que les fragments dispersés de l’ancienne “Chrétienté”, les fausses unités substituées à l’unité véritable par la volonté de domination du pouvoir temporel, ne pouvaient vivre, par les conditions mêmes de leur constitution, qu’en s’opposant les unes aux autres, en luttant sans cesse entre elles sur tous les terrains ; l’esprit est unité, la matière est multiplicité et division, et plus on s’éloigne de la spiritualité, plus les antagonismes s’accentuent et s’amplifient. Personne ne pourra contester que les guerres féodales, étroitement localisées, et d’ailleurs soumises à une règlementation restrictive émanant de l’autorité spirituelle, n’étaient rien en comparaison des guerres nationales, qui ont abouti, avec la Révolution et l’Empire, aux “nations armées”, et que nous avons vues prendre de nos jours de nouveaux développements fort peu rassurants pour l’avenir. »
René Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, chapitre VII – Les usurpations de la royauté et leurs conséquences.
Malgré tout, certains seront à bon droit attendris par une frange nationaliste reposant sur une autorité spirituelle déterminante en la personne de Sainte Jeanne d’Arc (laquelle est tenue en horreur par les piteux gauchistes). Cette figure fait poindre chez les nationalistes qui s’en réclament un véritable caractère hors système. Tout ceci reste cependant négligeable, devant les implications dommageables des fausses querelles entre partis. Celles-ci, bien que simulées par la majorité des acteurs des diverses formations politiques, n’en sont pas moins inspiratrices d’un véritable conflit sociétal permanent. À dire vrai, c’est là une guerre civile continuelle qui est permise par les partis politiques. Venant renforcer l’idée de chaos social développée par Guénon, cette opposition interne entretenue, bien que larvée, prépare une conflagration non plus alors idéologique, mais réelle.
Les ennemis du totalitarisme intégral ne sont ni les communistes qui n’en sont qu’une fabrication, ni plus que les nazis, et, alors même que les anarchistes avaient été les plus farouches ennemis de tout ordre, ils finissent aujourd’hui abîmés dans les profondeurs de la pervertion. L’ordre a disparu laissant place au désordre, le chaos social est prégnant, la hiérarchie s’éteint, si bien que l’action des anarchistes/libertariens n’en devient plus nécessaire et en ce sens leurs vœux furent réalisés. La société moderne est un paradoxe qui fonctionne comme une anarchie organisée, si déroutante qu’elle a perdu les anarchistes eux-mêmes. Elle répond à l’exigence de ce que certains nomment à bon droit : « le chaos contrôlé. » Ses seuls opposants, ce sont les anti-modernes, soit les vrais catholiques, les vrais musulmans, les vrais juifs, les vrais hindous, et en soi, les hommes de tradition ni plus ni moins. Ceux qui n’y prennent aucunement part, et qui ne voient toutes ces applications modernes que comme « des monstruosités ».
Les anti-modernes sont donc les adversaires les plus farouches du totalitarisme intégral, de sorte que celui-ci, en plus de les attaquer frontalement, les prévoit. Dès lors, l’idée qu’au sein du totalitarisme intégral puissent un jour émerger, d’un manque structurel, des aspirations anti-modernes absolues est parfaitement intégrée au logiciel propagandiste.
Le fait que dès la Seconde Guerre mondiale les États-Unis aient usé de la figure de « capitain America » pour conditionner leurs soldats et les exalter dans leurs combats antinazis montre que la propagande et la suggestion sont partout – et à ce titre, nous rappellerons que la BD avait été créée spécialement dans des buts propagandistes. Batman est alors un exemple assez intéressant de l’éducation manichéenne par laquelle on arrive à faire intégrer chez les sujets l’ennemi absolu du capitalisme sadien. L’anti-moderne fut caractérisé par la figure nihiliste du Jocker dès 1940, puis bien plus tard repris par l’obscur Ra’s al Ghul inspiré d’une forme de « tradition » le portant à vouloir la destruction du monde américain. Cette destruction, représentant pour ces derniers (limités qu’ils sont) la fin du monde, n’est à vrai dire, que la fin d’un monde. Récemment même dans le dernier film Batman, on y voit une conspiration anti-moderne où Bane prend la suite de Ra’ s al Ghul pour détruire Gotham city, la ville de tous les vices. « Qui êtes-vous ? Lui fut-il demandé – Je suis l’expiation de Gotham, répondit Bane ». Et l’on ne doutera pas de l’arrivée imminente de cette expiation généralisée, car l’homme peut s’illusionner tant qu’il le veut sur la pérennité de son monde, tel l’enfant refusant de voir sa bêtise, quoi qu’il fasse, il en prépare le dénouement.
La propagande hollywoodienne sème donc, de toute sa subtilité, l’idée qu’une opposition au monde moderne (Gotham city) soient forcément mauvaise et vaine, mais plus encore, que la fin ne puisse arriver, au moment même où paradoxalement son heure n’a jamais été aussi précise.
L’essentiel étant de montrer par cet exemple, que celui qui s’oppose à l’« American way of life » est toujours perçu comme dans une optique de destruction et qu’il apparaît comme le véritable adversaire. Dans ces conditions, il faut tout aseptiser, pacifier, prévoir chacun des sursauts qui ne seraient pas modernes, en laissant toutefois le soin au chaos de transgresser l’ensemble des retenues : « L’individu, plongé dans la conformité du vice, veut s’y distinguer. Les limites seront repoussées aussi loin que possible, et d’autant plus volontiers qu’il s’agit du seul commandement de la modernité. » Vincent Vauclin, Cendres
L’abêtissement donnant la permission nécessaire à toutes manipulations, nous expose à la réduction des personnes en objet immédiatement mobilisable ; « Or, c’est à certains égards ce même but que la société de contrôle à laquelle nous consentons quotidiennement est tentée, en vertu de sa structure propre, de poursuivre. Elle dispose à cette fin d’une part de techniques policières d’enregistrement du réel telles que, si les nazis en avaient joui, elles auraient rendu la Résistance impossible, et d’autre part de techniques de séduction tellement puissantes qu’aucune résistance n’est même plus désirée ni désirable. La pacification radicale par laquelle on émousse les angles obtus des singularités peut se faire aujourd’hui sans forceps : est-elle plus souhaitable pour autant ? »
(Cédric Lagandré La société intégrale).
De règle générale, nous sommes tous passifs, perdus dans les circonvolutions d’un système machiavélique dont les derniers qui soient animés d’un besoin d’opposition, paraissent entièrement maîtrises par toutes les soupapes de sécurité de cette structure. Si bien qu’après avoir lu le Canard Enchaîné et fait la morale à ses collègues sur la nécessité de réformer le capitalisme, le temps d’une pause – on écrase sa Philip Morris – avant de retourner dans la tour de Babel de la finance du vide et de l’anti-symbolisme. Dès lors, nous sommes tous en voie de disparition à travers l’indifférenciation généralisée :
« Nous préférons nous en tenir à la conscience moyenne que nous avons de nous-mêmes, afin de ne pas reconnaître que nous sommes inextricablement unis à des forces élémentaires et sinistres qui parasitent nos cerveaux et nos corps et qui font de nous des esclaves automatiques — des marionnettes faciles à manipuler et à sacrifier. » Seulement, au nom de quoi nous laisserions nous ranger aux côtés des cadavres ?
Palumbo reprenait ainsi Athaud : « Ne vous laissez plus aller au cercueil, ne vous laissez pas mettre dans un cercueil.On croit qu’avec la mort c’est fini, mais c’est là au contraire que ça commence. Refusez à tout prix par tous les moyens à toute force de devenir un jour enterrés, d’être le corps d’un prédestiné enterré. »
Le pitoyable confort intellectuel dans lequel se terre le commun des mortels nous répugne, et plus encore quand il s’entortille de motifs de toutes natures, de justifications dérisoires et d’interminables camouflages face à la réalité claire, simple, telle qu’elle est en toute justice. En conséquence :
« Qu’on sache bien qu’il serait parfaitement inutile de chercher à opposer à cela des arguties philosophiques que nous voulons ignorer ; nous parlons sérieusement de choses sérieuses » (R.Guénon, La crise du monde moderne)
Jérôme Carbriand