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Entretien avec Marcel Gauchet : « Le monde moderne est sous le signe de l’ignorance. »

Le philosophe Marcel Gauchet s’exprimera demain lors de la conférence inaugurale des Rendez-vous de l’Histoire de Blois. Ces dernières semaines, des « écrivains » et des « intellectuels » ont entretenu une polémique artificielle à son endroit, tentant de le draper des oripeaux de la réaction. Loin des caricatures, cet entretien démontre de manière limpide que Marcel Gauchet est un penseur complexe qui interroge avec un regard sûr l’époque qui est la nôtre : le monde moderne.

PHILITT : Certains considèrent que la modernité commence avec la subjectivité et le cogito cartésien, d’autres comme Péguy situent sa naissance vers 1880, d’autres encore comme Alain de Benoist font coïncider christianisme et modernité. Quand débute-t-elle à vos yeux ?

Marcel Gauchet : C’est un problème canonique sur lequel beaucoup d’esprits se sont échinés. Il y a beaucoup de propositions. Vous en évoquez quelques unes, il y en a bien d’autres. Il y a une origine chrétienne de la modernité, je le crois tout à fait, mais une origine n’est pas une entrée dans l’explicite des propositions de la modernité. Il y a un commencement de la modernité qui a été repéré intuitivement il y a assez longtemps. Quand on parle des « Temps modernes » quelle est la date exacte qui permet de les caractériser ? La proposition la plus absurde à mes yeux est la chute de Constantinople. Une coupure importante mais qui ne dit rien de substantiel sur ce qui se passe après. Dans les bons manuels que j’ai utilisés quand j’étais petit, on évoquait les Grandes découvertes : Christophe Colomb, Gutenberg, Copernic… Il s’agit de comprendre ce phénomène afin d’y intégrer tous les critères distinctifs. C’est ce à quoi je me suis efforcé en proposant une perspective permettant de fédérer ces différents critères, à la fois philosophiques mais aussi bien événementiels ou matériels, dans une totalisation qui fait du sens. C’est à ça que répond la proposition selon laquelle la modernité est le mouvement de sortie de la religion. C’est une définition maximale, englobante puisqu’à partir de là, on peut lier des phénomènes a priori sans rapport.

PHILITT : Qu’appelez-vous exactement « sortie de la religion » ?

Marcel Gauchet : La sortie de la religion, ce n’est pas le fait que les gens ne croient plus en Dieu. Ils n’y croyaient pas tellement plus avant ! L’un des premiers signes flagrant de l’entrée en modernité comme sortie de la religion, c’est la Réforme protestante qui va, par contre-coup, susciter la réforme catholique, lesquelles se traduisent par un renforcement de la foi, au sens du vécu personnel, de l’adhésion religieuse des personnes. Mais ce n’est pas parce qu’il y a plus d’adhésion personnelle des individus qu’il y a plus de religion au sens où je veux l’entendre, c’est-à-dire comme mode d’organisation collective. La sortie de la religion, c’est la sortie de l’organisation religieuse du monde. C’est pour ça que nous ne comprenons pas les sociétés anciennes : elles étaient structurées religieusement et définissaient à la fois le type de pouvoir qui y régnait, le type de rapport entre les personnes, la forme des collectivités… C’est l’ensemble de cette structuration qui peu à peu se défait dans un travail qui va occuper cinq siècles jusqu’à nous. Parallèlement à la Réforme religieuse, vous avez un événement qui se signale comme absolument contemporain. C’est le surgissement du politique moderne qui va donner sur un siècle l’émergence de la notion d’État qui est une notion tout à fait moderne. Vous voyez comment un processus politique et un processus religieux changent complètement les données de la foi…[....]

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