Né en 1962 à Moscou, le philosophe et géopoliticien Alexandre Douguine a repris à son compte une théorie créée par des émigrés russes dans les années 1920 : l'eurasisme. Selon cette vision du monde, l'Union soviétique n'était qu'un nouvel avatar de l'Empire russe - un espace dont l'étendue et la multi-ethnicité nécessitaient un État centralisé fort, une assimilation forcée des populations frontalières « dangereuses » et une répression constante de toute forme de démocratie, d'autogestion ou de revendication de libertés individuelles. Pour les eurasistes, la Russie représente une civilisation unique dotée de sa propre mission historique : créer un nouveau centre de puissance et de culture qui éclairera le reste du monde - et cela, d'autant plus que l'Occident est voué à la décadence.
Dès l'éclatement de l'URSS, Douguine devient le chantre d'une révolution conservatrice ; la Russie, explique-t-il, doit reprendre le contrôle des anciennes républiques soviétiques et, plus globalement, se placer à la tête d'une « civilisation terrestre » fondée sur l'étatisme, l'idéalisme et le principe de la suprématie du bien commun. Cette civilisation se confrontera nécessairement à la « civilisation maritime », incarnée en premier lieu par les États-Unis et fondée sur l'individualisme, le commerce et le matérialisme.
Dans les années 1990, Douguine n'est qu'un penseur marginal qui prône sans grand succès une synthèse du socialisme et d'une idéologie d'extrême droite ouvertement fascisante. Mais au cours de la décennie suivante (une période marquée par les mandats successifs de Vladimir Poutine qui s'installe au Kremlin en 2000), son influence s'accroît nettement. Ses idées séduisent une part toujours croissante de la société russe et sont particulièrement populaires parmi les militaires. Ses livres, dont certains sont publiés en France, deviennent des bestsellers dans sa patrie.
Allié aux cercles russes les plus réactionnaires, Douguine crée un « Mouvement eurasien international » qui réunit des chercheurs, des politiques, des parlementaires et des journalistes de plusieurs pays unis par la haine du libéralisme et des États-Unis. Ce mouvement joue un rôle important dans la collusion que l'on observe entre les partis d'extrême droite européens et le pouvoir russe. En France, Douguine est étroitement lié à des personnalités de la droite radicale comme Alain Soral (qui a préfacé son dernier livre) et Alain de Benoist. Douguine se fait le chantre d'un futur « État eurasien » qui doit comprendre tous les États post-soviétiques ainsi que les pays de l'Europe de l'Est et exercer un « protectorat » sur l'ensemble du continent européen. À l'est, cet État devrait, considère-t-il, envisager l'annexion de la Mandchourie, de la Mongolie et du Tibet.
La popularité de Douguine, fréquemment invité à la télévision russe, ne serait sans doute pas possible si le Kremlin n'approuvait pas ses thèses, au moins de façon tacite. Plus Vladimir Poutine impose un mode de gouvernement autoritaire, plus Douguine est en cour. Depuis plusieurs années, le philosophe est régulièrement en contact avec un conservateur russe très influent, Sergueï Glaziev (1), qui est actuellement le conseiller du président Poutine pour l'intégration eurasienne.
Alexandre Douguine approuve de tout coeur l'annexion de la Crimée mais estime que la Russie ne devrait pas s'arrêter en si bon chemin : il exhorte le président Poutine à occuper l'est et le sud de l'Ukraine. Le penseur, très prolifique, offre en outre des fondements « théoriques » à la position ultra-conservatrice du président russe sur des sujets tels que la limitation des libertés, l'interprétation « traditionnelle » de la famille, l'intolérance à l'égard de l'homosexualité et le soutien inconditionnel envers une Église orthodoxe russe qu'il voit comme un élément central de la renaissance de la Russie en tant que grande puissance.
Au cours des vingt dernières années, l'idéologie de Douguine a influencé une génération entière de conservateurs et d'activistes radicaux qui, à leur tour, militent pour que les grands principes de l'eurasisme soient officiellement adoptés par l'État. C'est à Douguine, ami proche du président kazakhstanais Noursoultan Nazarbaev, que l'on doit l'idée même de la création de l'Union eurasienne - une organisation supranationale qui est désormais le grand cheval de bataille de Vladimir Poutine. Les théories de Douguine prétendent aujourd'hui au rôle d'idéologie principale du pays. D'où l'intérêt que représente cet entretien exceptionnel.
G. A.
Galia Ackerman - Vous êtes l'idéologue de l'eurasisme. Comment résumer ce concept ?
Alexandre Douguine - L'eurasisme est une continuation de la pensée slavophile qui exalte l'originalité de la civilisation russe. C'est une vision du monde qui se base sur la multipolarité. Nous rejetons l'universalisme du modèle occidental, protestons contre le racisme culturel européen et affirmons la pluralité des civilisations et des cultures. Pour nous, les droits de l'homme, la démocratie libérale, le libéralisme économique et le capitalisme sont seulement des valeurs occidentales ; en aucun cas des valeurs universelles.
G. A. - Mais si ces valeurs sont « occidentales », ne devraient-elles pas être aussi celles de la Russie ? Après tout, une grande partie du territoire russe se trouve en Europe et la culture russe est étroitement liée à la culture du Vieux Continent...
A. D. - L'identité russe n'est ni une identité occidentale ni une identité européenne. Nous, les Russes, sommes à moitié européens et à moitié asiatiques. Nous avons donc notre identité propre, qui ne se résume à aucun de ces deux ensembles. D'ailleurs, l'un des objectifs de l'eurasisme consiste à valoriser l'apport de l'Asie à notre culture et à notre mentalité.
G. A. - Vous avez longtemps été un marginal dans le milieu intellectuel et politique russe ; aujourd'hui, on a l'impression que vous êtes devenu l'un des principaux inspirateurs de Vladimir Poutine...
A. D. - Je n'ai jamais été un marginal : je me suis toujours trouvé au centre de la conscience historique russe. C'est le Politburo soviétique puis le gouvernement de Boris Eltsine qui étaient à côté de la plaque, si vous me permettez l'expression. Dans les années 1990, une petite minorité de politiciens partisans de l'Occident a usurpé le pouvoir et imposé au peuple des valeurs et des décisions qui lui étaient étrangères. Mais avec l'arrivée de Vladimir Poutine au Kremlin, j'occupe désormais la place qui me revient de droit : j'ai été accepté par l'élite politique en tant que penseur qui exprime l'identité profonde de mon peuple. Les idées que je développe depuis trente ans sont à présent partagées par une partie importante de la société russe et se trouvent à l'origine de la création par Vladimir Poutine de l'Union eurasienne.
G. A. - Dans quelle mesure l'Union eurasienne s'inspire-t-elle de vos idées ?
A. D. - Il ne s'agit pas encore d'une réalisation complète de la philosophie eurasienne. Mais Poutine va dans la bonne direction. Il se débarrasse de plus en plus du libéralisme et de l'influence américaine. Bien sûr, il conserve certaines idées libérales mais son libéralisme économique est soumis aux intérêts nationaux. C'est fondamental. Si l'on considère que les lois du marché libre sont au-dessus de l'État, c'est une chose ; mais si l'on pense que c'est l'État qui prime, c'en est une tout autre ! Or pour Poutine, et je m'en félicite, le libéralisme est une valeur secondaire. L'affaire Khodorkovski l'a bien montré : si les activités économiques d'un individu entrent en conflit avec les intérêts nationaux, ce personnage doit être châtié par l'État.
Poutine agit avant tout au nom de la logique pragmatique - mais cette logique correspond à la logique historique de la spécificité de la civilisation eurasienne. Il a déjà affirmé la nécessité stratégique de restaurer l'espace post-soviétique ; dans le futur, il sera obligé d'accepter graduellement les autres aspects de la philosophie politique eurasienne. Je suis tout à fait optimiste à cet égard.
Bien entendu, l'Occident sera contre cette Union eurasienne. Les atlantistes et les eurocentristes verront toujours la Russie comme un pays barbare et ennemi, et l'Union eurasienne comme une organisation absolument inacceptable. Pour une raison simple : ces gens-là ont une vision raciste du monde.
G. A. - Quel est le modèle économique et social que vous prônez ?
A. D. - Le sociologue français Louis Dumont affirme qu'il existe deux approches permettant de comprendre la société : l'approche individualiste qui se trouve à la base du libéralisme économique (et des crises que nous vivons) ; et l'approche holiste qui considère l'économie non comme une somme d'actions individuelles mais comme une entité globale qu'on ne peut atomiser sans la détruire. Je suis partisan du holisme. Le socialisme est une forme imparfaite du holisme car il n'inclut pas de dimension religieuse et nationale. L'idée eurasienne, c'est de créer un système économique entièrement basé sur le holisme civilisationnel.
G. A. - Pouvez-vous préciser ?
A. D. - Je vais prendre un exemple : l'économie islamique. Dans cette économie, le prêt bancaire, à savoir l'usure, est interdit. En se basant sur les préceptes de la religion musulmane, on arrive à créer une économie qui possède certaines dimensions du marché, mais qui est soumise à la logique religieuse et qui exclut, de ce fait, les opérations financières purement capitalistes.
Notre holisme est, bien sûr, différent du holisme musulman, hindou ou chinois. Ainsi, dans la Chine actuelle, le libéralisme économique et le totalitarisme politique se rejoignent et s'unissent autour du concept de la civilisation raciale chinoise. Le miracle chinois possède sa propre logique économique qui utilise certains aspects du libéralisme, du socialisme, du communisme... mais, fondamentalement, il repose sur l'idée de la race chinoise.
De la même façon, il nous incombe d'élaborer et d'instaurer une économie eurasienne non libérale qui ne s'appuiera pas sur l'individualisme mais sur un « tout » eurasien. Ce sera une sorte de socialisme eurasien adogmatique et atypique, non soviétique, non marxiste, où les différentes ethnies et cultures qui coexistent dans les territoires de l'Eurasie pourront créer leurs propres modes de gestion allant dans le sens du holisme, dans le sens du tout. Pourquoi ce socialisme sera-t-il non marxiste ? Parce que le marxisme se base lui aussi sur le racisme. Il considère, en effet, que l'expérience économique occidentale, c'est-à-dire la création de la société capitaliste, constitue un destin universel, un stade par lequel doivent passer tous les peuples du monde. Nous réfutons cette idée.
Le socialisme eurasien est un socialisme identitaire qui crée ses pratiques économiques sur la base des valeurs culturelles historiques des peuples. Ceux-ci doivent avoir la liberté de créer, d'imaginer leurs propres visions économiques. Le marché n'est pas un destin pour nous. Je veux me faire bien comprendre : le libre marché peut être un élément de l'économie. Je ne suis pas contre le marchand en tant que tel ; je suis contre la société marchande qui est au coeur du projet capitaliste.
G. A. - L'eurasisme serait-il proche des idées de Soljenitsyne ?
A. D. - Je crois que nous pouvons nous inspirer de certaines de ses idées. Je pense, en particulier, à ses idées concernant la reconstruction de la Russie, à commencer par la restauration de l'économie paysanne traditionnelle. Nous avons une attitude globalement positive à l'égard de son oeuvre : indéniablement, Soljenitsyne était patriote et russophile. Nous lui reprochons cependant d'avoir trop critiqué le système soviétique, ce qui a aidé les ennemis de l'URSS à détruire notre pays. Ce fut sa grande erreur.
G. A. - Vous avez mentionné Mikhaïl Khodorkovski. En quoi était-il dangereux pour Poutine ?
A. D. - Khodorkovski fut envoyé en prison parce que ses décisions économiques allaient à l'encontre des intérêts nationaux. Il ne voulait pas accepter les limites et les règles instaurées par Poutine. Je connais personnellement Khodorkovski : je l'ai rencontré avant son arrestation et nous avons discuté de l'avenir de la Russie. Il était adepte de la mondialisation. Dans la pratique, ce processus impliquait une perte de souveraineté pour la Russie. Cela ne le gênait pas : il était tout à fait prêt à transmettre le contrôle des ressources naturelles russes aux Américains. En outre, il finançait des partis politiques, y compris certaines formations présentes au Parlement ! Il avait ainsi la possibilité de peser sur le cours des choses. Pour Poutine, Khodorkovski représentait donc un danger à la fois stratégique, géopolitique, économique et politique. Non parce qu'il était riche, mais parce qu'il était un traître à la souveraineté nationale. Il s'appuyait sur l'élite économique et politique héritée de l'époque de Boris Eltsine et cherchait à faire basculer dans ce camp Vladimir Poutine - qui, lui, avait une vision politique basée sur la souveraineté.
Quant aux autres oligarques, s'ils ne sont pas encore en prison et peuvent librement vaquer à leurs activités économiques, c'est parce qu'ils sont loyaux et acceptent les règles du jeu proposées par Poutine : les intérêts de l'État priment les intérêts privés. Mais s'ils veulent entrer en politique et jouer un jeu libéral qui sera jugé dangereux par Poutine, ils connaîtront à leur tour le destin de Khodorkovski.
G. A. - Approuvez-vous la politique sociale de Vladimir Poutine ? Il y a quand même beaucoup de pauvres dans cette Russie riche...
A. D. - La justice sociale n'est pas le point fort de Poutine, je le reconnais. En revanche, il satisfait à certaines attentes de la majorité patriotique. Étant lui-même patriote, il comprend intuitivement ce que veut le peuple. Il a changé le climat culturel de la Russie. Au niveau de l'information, par exemple. Aujourd'hui, la norme est de respecter notre pays, notre Histoire et notre identité. C'est l'inverse du discours médiatique en vigueur à l'époque de Boris Eltsine.
Mais je ne cherche pas à éluder votre question : c'est vrai, Poutine n'a rien fait pour améliorer la situation des pauvres. Il faut le critiquer pour l'absence de justice sociale et pour avoir privilégié les oligarques - à condition, je l'ai dit, qu'ils jouent selon les règles qu'il a instaurées. Ne croyez pas que nous sommes des poutiniens inconditionnels. Il reste que, globalement, nous soutenons Poutine parce qu'il va dans la bonne direction. Il est le meilleur parmi toute l'élite politique et économique de notre pays. Et si on le compare aux autres leaders ou chefs d'État d'Europe ou d'Asie, il est également le meilleur.
G. A. - Comment expliquez-vous la montée de l'opposition à la veille des élections législatives et présidentielles, fin 2011 et début 2012, puis le rapide affaiblissement de ce mouvement ?
A. D. - Pour répondre à cette question, il faut analyser l'équilibre des forces dans la politique et dans la société russes. En 2008, Poutine a nommé à la présidence Dmitri Medvedev, un homme souvent présenté comme un « modéré » et un « libéral ». Les libéraux occidentalistes ont interprété cette annonce comme le signe que le pays allait revenir à l'époque de Boris Eltsine ou de Mikhaïl Gorbatchev. Par exemple, le « redémarrage » de la relation avec les États-Unis proclamé par Medvedev et le président américain Barack Obama rappelait la politique conduite en son temps par Gorbatchev. Aujourd'hui, on comprend que tout cela n'était qu'un faux-semblant décidé par Poutine. Medvedev n'était qu'un masque avenant, rien d'autre. Nos libéraux et même l'Occident ont cru qu'il y aurait en 2012 un second mandat de Medvedev, et que ce second mandat entérinerait le recommencement de la perestroïka et, à terme, la destruction de la Russie. Ils sont donc restés calmes. Et lorsque Poutine a déclaré, fin 2011, qu'il revenait au Kremlin, ce fut pour eux un véritable choc. Les élites libérales ont compris qu'on les avait délibérément trompées et elles se sont indignées. D'où les protestations que vous évoquez.
Mais ces manifestations n'ont rien changé au cours des événements. Poutine a repris sa place et les contestataires ont constaté qu'il était impossible de changer quoi que ce soit de façon pacifique. Or, chez nous, il n'y a pas de prémices à une révolution populaire, tout simplement parce que la population est totalement anti-libérale. Les thèses des libéraux sont partagées par certains secteurs de l'élite, surtout économique... et c'est tout. Il s'agit d'une minorité absolue qui n'a pas la capacité de provoquer une révolution. Les foules réunies à Moscou lors de l'hiver 2011-2012 étaient essentiellement composées de représentants de l'élite économique. Dans les autres villes, il n'y avait rien de semblable : ces élites habitent Moscou et, à un degré bien moindre, Saint-Pétersbourg. Cette tentative de révolte des élites a fait long feu. On sait désormais que Poutine est là pour longtemps. Après son troisième mandat présidentiel, qui est en cours, il en effectuera un quatrième ; puis il choisira un héritier qui maintiendra le même cap. On peut dire que Poutine, c'est pour toujours ! Et l'idéologie eurasienne aussi. Par conséquent, il serait plus réaliste de la part de l'Occident de s'y adapter : la Russie est bel et bien de retour, il faut s'y faire.
G. A. - Que pouvez-vous dire de la civilisation européenne ? Est-elle compatible avec l'eurasisme ?
A. D. - En Europe, il y a trop de liberté pour les libéraux et pour les pervers, et trop peu de liberté pour le peuple. La démocratie libérale en Europe devient de plus en plus élitiste et anti-démocratique. De mon point de vue, il s'agit d'une forme nouvelle de totalitarisme - un totalitarisme libéral orienté contre la majorité, contre les peuples européens.
Je ne crois pas que l'Europe fasse partie de la civilisation eurasiatique, et je ne crois pas non plus que la Russie fasse partie de la civilisation européenne. L'idée selon laquelle il faudrait exporter les valeurs européennes vers la Russie est une forme de colonisation spirituelle. C'est une idée impérialiste. À cet égard, il faudrait rendre aux Européens la monnaie de leur pièce. Ils essaient de nous imposer des valeurs européennes ? Imposons-leur les valeurs russes ! Pour contrer l'impérialisme européen, mettons en oeuvre l'impérialisme eurasien ! Les Européens s'en indigneront probablement ; ils comprendront alors ce que nous ressentons lorsqu'on nous impose des valeurs qui ne sont pas les nôtres.
G. A. - Comment la Russie pourrait-elle imposer ses valeurs à l'Europe ?
A. D. - On peut envisager la création d'un lobby eurasien qui constituerait en Europe des réseaux aussi puissants que ceux dont les élites pro-européennes disposent encore en Russie. La meilleure manière de contrecarrer l'attaque intellectuelle à laquelle l'Europe se livre contre la Russie, c'est d'organiser une contre-attaque symétrique de la Russie contre l'Europe.
Entendons-nous bien : je ne crois pas que la Russie doive être hostile envers l'Europe. Mais l'attitude européenne actuelle à notre égard relève de l'agression ; et, quand on est agressé, on doit se défendre. Si nous lançons cette contre-attaque que j'appelle de mes voeux, qui dit que l'Europe ne finira pas par suivre la voie de la Russie ? Notre modèle n'est-il pas séduisant ? Nous pourrions proposer à l'Europe d'entrer dans le champ de force de l'orthodoxie, de la civilisation russe, de Dostoïevski, du romantisme russe, de nos valeurs traditionnelles holistes ! Bon nombre d'Européens, bien plus qu'on ne le pense, accepteraient de vivre sous le protectorat de la Russie, selon le modèle proposé par Friedrich Nietzsche qui voulait que l'Europe soit placée sous le protectorat de l'Allemagne de la même façon que la Grèce s'est trouvée, des siècles durant, sous protectorat romain...
En tout état de cause, si une alliance réelle finit par naître entre la Russie et l'Europe, il faudra que ce soit une alliance entre deux égaux. Non un subterfuge par lequel l'Europe chercherait à « moderniser » ou à « occidentaliser » les Russes. Nous sommes l'autre Europe, nous sommes l'autre civilisation chrétienne, non un espace périphérique, insignifiant et peu civilisé. Au lieu d'une grande Europe de l'Atlantique à l'Oural, je propose une Eurasie s'étendant de Vladivostok jusqu'à Dublin et Lisbonne !
G. A. - La religion orthodoxe doit-elle devenir la religion officielle de l'État en Russie ?
A. D. - Le poids de l'Église orthodoxe est en train de croître. Mais je ne crois pas qu'il faille définir son rôle en termes juridiques.
G. A. - Ne souhaitez-vous pas que l'orthodoxie joue un rôle de premier plan dans le pays ?
A. D. - Si, justement. Et c'est pour cette raison que je ne veux pas qu'elle soit proclamée « religion d'État » ! Je m'explique.
De la fin du XVIIe siècle jusqu'à la fin du communisme - bien que son statut ait radicalement changé après 1917 -, l'Église orthodoxe russe a toujours été soumise à l'État : d'abord à l'État absolutiste de Pierre le Grand et de ses successeurs, puis à l'État soviétique athée (2). J'estime que l'Église doit être indépendante et elle ne pourrait pas l'être si l'État décidait de refaire de l'orthodoxie la foi officielle. L'Église doit se revivifier et retrouver ses racines pour revenir au modèle byzantin, c'est-à-dire à la symphonie des pouvoirs, à une sorte de synergie entre le patriarche et le tsar ou le chef de l'État. Le patriarche Kirill (3) a explicitement déclaré que c'était son idéal.
G. A. - Quelle place pour l'islam en Russie ?
A. D. - Le pouvoir politique russe s'entend parfaitement avec l'islam traditionnel de Russie et de l'espace eurasiatique. Nous avons des problèmes avec l'islam radical - un islam importé qui, jusqu'à récemment, n'existait pas au sein des populations musulmanes de ces contrées. Notre modèle traditionnel est celui d'une coexistence pacifique entre l'orthodoxie et l'islam, basée sur la compréhension mutuelle. Il est vrai que la notion de sacré n'est pas la même dans la vision chrétienne orthodoxe et dans la religion musulmane ; mais la différence qui existe entre le sacré chrétien et le sacré musulman est bien moindre que la différence entre la conscience religieuse et la conscience séculière. Par exemple, orthodoxes et musulmans partagent la même attitude à l'égard de toute atteinte aux lieux saints quels qu'ils soient. C'est pourquoi des représentants du clergé islamique ont pris part aux manifestations contre les Pussy Riot. Autre exemple : le groupe des Femen attaque à la fois le christianisme et l'islam. Dès lors, ceux qui croient en Dieu se retrouvent dans le même camp. Et quand notre foi en Dieu est brutalement agressée, nous devenons solidaires les uns des autres. Ma conviction, c'est que les chrétiens, les musulmans et les adeptes des autres religions traditionnelles doivent former un front commun contre le sécularisme qui nous attaque. Défensif aujourd'hui, ce front peut devenir offensif demain. Dans le monde moderne ou postmoderne, le facteur religieux devient de plus en plus important. On est en passe d'assister à ce que le sociologue et théologien américain Peter Berger appelle la « désécularisation ». Et dans cette nouvelle phase, les croyants réunis au sein du front commun s'aideront mutuellement pour restaurer le sens du sacré dans tous les domaines de la vie.
G. A. - Êtes-vous opposé à l'influence de l'Église catholique sur les Russes ?
A. D. - Aujourd'hui il n'existe aucun conflit entre l'Église catholique et l'Église orthodoxe. Les relations entre ces deux institutions ont parfois été houleuses, mais ces confrontations appartiennent au passé. Par exemple, le pape Jean-Paul II avait souhaité évangéliser l'espace post-soviétique, ce que les orthodoxes n'ont pas apprécié. De la même façon, nous autres orthodoxes n'avons rien contre nos populations protestantes. Le vrai problème, c'est l'activité des sectes évangéliques pseudo-chrétiennes (4) qui influencent des gens âgés, faibles, désorientés, en professant des idées bizarres voire extrémistes. En somme, le mouvement eurasien a des contacts réguliers avec les juifs, les musulmans, les bouddhistes et les protestants. Il est vrai que nous n'avons pas beaucoup de contacts avec les catholiques en Russie ; mais j'ai d'excellentes relations avec les catholiques de France et d'autres pays européens.
G. A. - Parlez-moi du lobby eurasien en Europe occidentale. Qui le compose ?
A. D. - Des amoureux de la Russie, bien sûr, mais aussi des personnes qui, tout en étant indifférentes envers la Russie et réservées vis-à-vis de Poutine, rejettent l'hégémonie américaine, le libéralisme totalitaire et le diktat des minorités que l'on observe dans les sociétés européennes. C'est cet ennemi commun qui nous unit, bien plus que la sympathie mutuelle.
Ce qui est sûr, c'est que dans certains cercles de gauche comme de droite, on préfère largement Poutine aux dirigeants des pays européens : sa lutte contre le sécularisme, contre le lobby libéral, contre la globalisation, contre la domination américaine, épouse les combats de ces deux camps. Ainsi, la gauche anti-libérale, par exemple Syriza, le premier parti de Grèce aux récentes élections européennes, est très proche de nos idées. À droite, je n'ai pas besoin de vous rappeler qu'il y a eu il y a peu, en France, des millions de manifestants contre le mariage gay. Ces gens sont, pour la plupart, favorables à Poutine. Ils représentent la vraie France, et leur nombre montre bien que l'élite ultra-libérale et pro-américaine est très minoritaire. Cette élite, en France comme dans les autres pays d'Europe, partage les vues de l'élite économique russe : en Europe comme en Russie, les élites sont anti-Poutine, antisocialistes, antisoviétiques, antinationalistes. En revanche, elles sont favorables à la création d'un gouvernement mondial, de même qu'elles sont favorables au mariage gay...
Le peuple de l'Europe, qui constitue aujourd'hui une majorité encore trop silencieuse, forme la base des réseaux eurasiens. Comme je viens de le dire, ces gens ne se préoccupent pas de défendre les intérêts nationaux de la Russie, c'est secondaire. En revanche, ils sont déterminés à protéger leurs traditions et leurs racines, qui recouvrent les principes de la justice sociale, contre la dictature des élites. En France, afin de discréditer les politiques qui expriment ces idées, on les taxe de populistes. Mais le populisme, c'est une politique démocratique qui va dans le sens des demandes du peuple ! Et pourtant, le « populisme » est désormais un crime dans les « démocraties » européennes : être accusé de populisme revient à être accusé de racisme, de fascisme ou de totalitarisme. C'est le monde à l'envers !
Mon diagnostic est sans appel : il y a aujourd'hui en Europe une dictature des élites. L'Europe se trouve sous occupation atlantiste. Heureusement, il y a la Russie, un véritable poumon extérieur qui donne de l'oxygène à la révolution démocratique européenne contre cette dictature des élites.
G. A. - Pourquoi l'homosexualité occupe-t-elle tellement les esprits en Russie ? Pourquoi faut-il la combattre ?
A. D. - Ce n'est pas la Russie qui est obsédée par le mariage gay et l'homosexualité. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu'en France, et dans toute l'Europe, le mariage gay et, plus largement, les questions relatives au genre se trouvent au coeur de toutes les discussions. Il s'agit d'une étape du développement de l'idéologie libérale. Comme chacun sait, le concept central de cette idéologie est l'individu. Et cet individu doit être privé de ses liens collectifs car ils sont censés l'entraver. Telle est l'essence du libéralisme : libérer l'individu de toute forme d'identification collective. Pour cette raison, le libéralisme a lutté contre le fascisme en tant que forme d'identité collective nationale basée sur la race, de même que contre le socialisme en tant que forme d'identité collective basée sur la classe sociale. Mais une fois que les communistes et les fascistes ont été vaincus, on s'est retrouvé dans un monde libéral. Que faire maintenant ?
Les libéraux ont découvert qu'il restait quand même une forme d'appartenance collective : le genre. Parce que être homme ou femme relève en quelque sorte d'une identité collective : on ne peut pas être homme individuellement ou femme individuellement. Affirmer son genre suppose toujours qu'il y a d'autres femmes et d'autres hommes. Par conséquent, on n'est pas libre dans la mesure où il reste encore une identité collective : l'identité sexuelle. Il faut donc se débarrasser de cette identité collective - par définition oppressante - au nom d'une identité qui serait purement individuelle. Telle est la logique du libéralisme.
G. A. - Si je vous suis bien, la lutte contre les droits des gays s'inscrit dans la lutte contre le libéralisme...
A. D. - Précisément. En protestant contre le mariage gay, on proteste contre l'essence du libéralisme. En Europe, on a perdu la bataille ; mais en Russie, on tient bon.
G. A. - Vous dites que l'élimination du genre est l'objectif le plus récent du libéralisme. Mais est-ce le dernier ?
A. D. - Non. Comme je vous l'ai dit, après avoir détruit les formes d'identité collective qu'étaient le fascisme et le socialisme, les libéraux s'en sont pris au genre. Mais pourquoi s'arrêteraient-ils là ? Demain, ils découvriront que l'appartenance même à l'espèce humaine est aussi une appartenance à une identité collective ! On procédera donc à des expérimentations génétiques afin de créer d'autres espèces ! Car dans la vision libérale du monde, c'est uniquement l'individu qui compte et non l'appartenance à telle ou telle espèce. La liberté de l'individu demandera un dépassement de l'humanité, une déshumanisation qui a déjà commencé, selon Ortega y Gasset (5). On rompra avec la nature humaine, considérée comme une abstraction totalitaire imposée par des ecclésiastiques qui ont formé l'idée de l'homme à partir de l'idée de Dieu. Les postmodernistes l'affirment déjà. Aujourd'hui, c'est le mariage gay ; demain, c'est le mariage des cyborgs (6) ; et après-demain, c'est la fin de l'homme.
Il faut arrêter cette dérive. La société russe comme la société française luttent, ensemble, contre l'essence du libéralisme, contre l'idée que l'individu constitue la valeur absolue et ultime. Ce n'est pas quelque chose de secondaire qui se trouve au centre des batailles pour ou contre le mariage gay : c'est le destin de l'humanité qui est en jeu. Les sociétés conservatrices traditionnelles comprennent la menace mieux que les autres. C'est vraiment la ligne centrale de la lutte idéologique actuelle.
C'est pour cette raison que Poutine est toujours agressé pendant ses voyages internationaux par des groupes qui se réclament des Femen, de Pussy Riot, des partisans russes du mariage gay, et j'en passe.
G. A. - Pouvez-vous nous parler de l'évolution de Poutine ? Est-ce le même personnage qu'au temps de son premier mandat ?
A. D. - Poutine est resté le même, mais la situation a changé. Avant 2008, il avait les mains liées car il ne pouvait pas effectuer plus de deux mandats consécutifs. Aujourd'hui, il sait qu'il est au pouvoir jusqu'en 2024. Il peut exprimer librement ses visions, ses projets, ses conceptions. Et comme il prend de l'âge, il se voit obligé d'accomplir sa mission historique dans un délai défini et limité. Il va agir plus vite et plus librement que dans le passé. On le constate déjà avec le rattachement de la Crimée à la Russie.
G. A. - Je voudrais revenir à la question de la justice sociale. Qu'est-ce qui empêche Poutine d'avoir une orientation plus « sociale » ?
A. D. - La justice sociale est une option politique qui relève d'une sensibilité de gauche. Or Poutine n'est pas de gauche. Il ne croit pas que la justice sociale prime tout. Mais je n'exclus pas qu'il puisse évoluer dans ce sens. Reste que, pour lui « forcer la main », il faut une autre gauche que celle que nous avons aujourd'hui en Russie - une gauche soviétique marxisante, discréditée, représentée par ce personnage totalement caricatural et incapable qu'est Guennadi Ziouganov et par son parti communiste complètement dépassé. Il nous incombera, à nous autres partisans de l'eurasisme, de créer un nouveau projet de justice sociale, un nouveau socialisme.
Il faut imaginer la justice sociale en Russie en rupture avec l'expérience soviétique. Ou bien il faut repenser radicalement cette expérience. Il faut réinventer une justice sociale adaptée aux conditions actuelles de la Russie et présenter ce projet à Poutine.
G. A. - Quelle est l'attitude des eurasiens vis-à-vis de la Chine ? Fait-elle partie du projet eurasien ?
A. D. - La Chine représente une civilisation tout à fait particulière qui n'a pratiquement rien en commun avec la Russie. En même temps, la Chine, comme la Russie, est adepte d'un monde multipolaire. Et dans un monde multipolaire, on peut envisager l'existence d'un pôle chinois et d'un pôle eurasien. Quelles seront les relations entre ces deux pôles ? L'avenir le dira. Ce qui est sûr, c'est qu'ils ne seront pas nécessairement en conflit, de même qu'ils ne concluront pas nécessairement une alliance stratégique. Entre le monde occidental, l'Eurasie et la Chine, il y aura une sorte d'équilibre qui dépendra des circonstances.
Je constate, en tout cas, que si la Chine est en aussi bonne position aujourd'hui, c'est parce qu'elle a réussi à adapter les principes politiques socialistes et les principes économiques libéraux aux intérêts de la race chinoise. On peut dire que c'est une sorte de fascisme ou de national-socialisme couronné de succès !
G. A. - La Russie et l'Eurasie devraient-elles s'en inspirer ?
A. D. - Pas vraiment. Je crois que nous devons construire quelque chose de complètement nouveau, au-delà du libéralisme, du communisme et du fascisme - alors que la Chine, elle, a bâti son modèle actuel en fusionnant ces trois idéologies.
G. A. - La Chine est un géant démographique et économique frontalier de la Russie. N'est-ce pas inquiétant ?
A. D. - En tant que puissance eurasiatique médiane, la Russie doit répondre à deux défis : le défi atlantiste et le défi chinois. Aujourd'hui, même si la fin de l'hégémonie américaine est proche, l'urgence est d'abord de relever le défi atlantiste. Et si nous remportons cette victoire, nous siégerons demain aux côtés de la Chine au sein du « club multipolaire ». C'est alors que le défi chinois prendra toute son importance. Quant à l'Europe, une fois qu'elle se sera libérée de l'emprise américaine, elle nous causera beaucoup moins de problèmes que la Chine. Je pense même que cette Europe continentale, non atlantiste, sera pour la Russie un allié plus sûr que la Chine.
G. A. - La position de la Russie sur la Syrie a bloqué toute possibilité de régler ce conflit. Quelle importance la Syrie revêt-elle pour Poutine ?
A. D. - Poutine voit la Syrie de la même façon qu'il voit la Tchétchénie : c'est une zone de contrôle stratégique russe, comme l'Ossétie du Sud ou l'Abkhazie. L'Occident, les États-Unis, Israël, l'Arabie saoudite ou le Qatar soutiennent des wahhabites qui s'attaquent à Bachar el-Assad : Poutine interprète cette drôle d'alliance comme la continuation de la guerre de Tchétchénie qui a opposé les wahhabites aux Russes.
G. A. - Il convient donc de percevoir le conflit syrien dans un cadre plus vaste ?
A. D. - Bien entendu. C'est un nouvel épisode de la guerre qui oppose le camp multipolaire - la Russie, la Chine, l'Iran, la Syrie, bref les pays de l'espace eurasien - à l'impérialisme américain et à ses alliés - l'Europe occidentale, vassale de Washington, et les impérialismes saoudien, qatari mais aussi israélien. La Syrie, c'est une ligne de démarcation entre les atlantistes et les eurasiens, une ligne de guerre entre la multipolarité et le monde unipolaire. Nous considérons l'Iran comme un allié stratégique qui rejette la domination américaine. La Russie, la Syrie et l'Iran défendent ensemble la multipolarité. Car après Bachar el-Assad, ce sera au tour de l'Iran d'être la cible des atlantistes ; et après, ce sera au tour du Caucase du Nord où oeuvrent les mêmes forces qui luttent aujourd'hui contre Assad. C'est pour toutes ces raisons que Poutine perçoit la Syrie comme un territoire qui, en quelque sorte, constitue une extension du territoire national russe.
G. A. - J'ai laissé pour la fin la question sur la situation en Ukraine. Quelle analyse faites-vous des événements de ces derniers mois dans ce pays ?
A. D. - Il s'agit, là encore, d'une confrontation entre les États-Unis et la Russie. Pour résumer, les États-Unis font pression sur la Russie dans une zone où se trouvent ses intérêts vitaux, et la Russie résiste. Au fond, le soutien que Washington offre à la junte de Kiev, c'est une agression de plus contre la Russie.
Cependant, Washington et Moscou n'accordent pas la même importance à cet affrontement-là. Pour les États-Unis, le sort de l'Ukraine est une question secondaire. En revanche, la Russie ne peut absolument pas se permettre de céder, avant tout pour des raisons sécuritaires. Imaginez que l'Otan fasse main basse sur la Crimée et sur le Sud-Est ukrainien et y installe des bases. Laisser se produire un tel scénario équivaudrait, pour la Russie, à un suicide stratégique. La vérité, c'est que même si l'Otan n'installait des bases qu'en Ukraine occidentale, la sécurité du territoire russe serait tout de même ébranlée. C'est pourquoi Poutine et Lavrov ont opté pour la ligne la plus « douce » dans leur confrontation avec l'Occident. La fédéralisation qu'ils ont proposée offrait à Kiev une chance de préserver le contrôle de l'intégralité du territoire ukrainien - à l'exception de la Crimée, bien entendu. La junte de Kiev n'a pas saisi cette chance.
G. A. - Vous parlez de la confrontation que se livrent les États-Unis et la Russie autour de l'Ukraine. Quelle vision avez-vous de l'Ukraine elle-même ?
A. D. - C'est simple : une moitié de l'Ukraine souhaite l'union avec la Russie ; et l'autre moitié, l'union avec l'Occident. On a d'abord vu la rébellion de l'Ouest ukrainien contre l'Est russe, qui s'est soldée par la victoire de l'Ouest et l'instauration d'une junte illégitime à Kiev. Mais le peuple du Sud-Est a pris son destin en main. Ce fut la deuxième partie de la révolution ukrainienne, son « printemps russe ». Aujourd'hui, le Sud-Est est le symbole de la révolte tandis que Kiev et la partie occidentale de l'Ukraine incarnent la réaction. De toute façon, il n'existe pas d'Ukraine unie. En vingt-trois ans d'indépendance, cette unité ne s'est jamais formée. Il est évident que, malgré la position modérée de Moscou, la révolution russe qui se déroule actuellement dans le Sud-Est a pour objectif ultime le rattachement de cette moitié de l'Ukraine à la Russie. Les néo-nazis ukrainiens nous lancent un défi. Or la Russie s'est déjà déclarée garante de la sécurité de la population russe du sud et de l'est de l'Ukraine. Poutine est obligé d'intervenir militairement. Il n'a pas le choix.
G. A. - Cette intervention militaire que vous appelez de vos voeux doit-elle se limiter à l'Ukraine orientale ?
A. D. - Certainement pas. La Renaissance russe ne peut s'arrêter qu'avec la prise de Kiev. Et encore... Une fois Kiev prise, la question se posera : faut-il s'arrêter ou bien continuer la marche vers l'Ouest ? Une décision trop modérée pourrait transformer la victoire russe en défaite... Mais chaque chose en son temps. Aujourd'hui, il convient déjà de mettre fin aux exactions de la junte de Kiev en Ukraine orientale. À l'instar de Caton l'Ancien qui répétait de façon obsessionnelle son Delenda Carthago est, malgré les rires de l'assistance, je suis prêt à répéter, inlassablement : « Poutine, il est temps de faire entrer nos troupes en Ukraine ! » Ceux qui défient le peuple russe doivent être écrasés.
Notes : Cet entretien a été conduit par Galia Ackerman. Journaliste et essayiste. Spécialiste du monde russe et post-soviétique, Auteur, entre autres publications, de : Tchernobyl. Retour sur un désastre, Folio Gallimard, 2007 ; Le Roman du Juif universel (avec André Glucksmann et Elena Bonner), Éditions du Rocher, 2011.
Source : politiqueinternationale.com :: lien