Que pensez-vous des nationalités?». Interrogé par ses traducteurs italiens MM Antonio Gnoli et Franco Volpi dans leur livre Les prochains Titans, paru chez Grasset en 1999, Ernst Jünger répondait: «Les nations sont à mon avis un phénomène de transition (...) Nous assistons à une lutte entre diadoques qui, tôt ou tard, débouchera sur l’Etat universel». Une opinion aujourd’hui corroborée par les faits, mais défendue par l’anarque de Wilflingen depuis 1941, alors qu’en pleine apogée des armées du IIIe Reich, et au cœur de Paris, Jünger écrivait son essai La Paix, qui devait tant influencer Rommel dans sa participation au complot du 20 juillet 1944.
«Ce n’est pas dans l’équilibre bourgeois, mais dans le tonnerre des apocalypses que renaissent les religions» (Walter Schubart, L’Europe et l’Ame de l’Occident ).
On avait failli l’oublier. Submergé par les rééditions chez Bourgois de ses premiers récits guerriers et la parution chez Grasset de son entretien-testament Les prochains Titans, et malgré sa présence à la Table Ronde en collection Vermillon depuis 1994, on avait failli oublier l’existence de La Paix. Pourtant ce petit essai, écrit par Ernst Jünger à l’Hôtel Majestic, en plein Paris occupé par une armée allemande dont il a lui-même revêtu l’uniforme feldgrau, «en somme dans le ventre du Léviathan» (E.J.), La Paix, en rupture avec ses précédents écrits, «peut être (dixit le résumé en quatrième de couverture) considéré comme une contribution théorique à l’attentat manqué de 1944 contre Hitler. La plupart des auteurs du complot trouvèrent la mort; Jünger fut l’un des rares à y échapper». Ironie du sort, il aura fallu en France la publication par Michalon en 1998 du livre La tentation allemande; ramassis hystérique, signé Yvonne Bollmann, de soi-disant preuves des prétentions gouvernementales allemandes à la restauration du Reich, quatrième du nom, pour qu’on redécouvre La Paix. Un phantasme germanophobe bien d’actualité, mais que n’aurait pas désavoué un Déroulède, et immédiatement confondu par F. G. Dreyfus dans Historia.
Que vient faire Jünger dans ce déballage d’inepties? Laissons Mme Bollmann nous le dire: «Un essai comme celui-ci, qui alors était dangereux et à écrire et à lire, peut très bien, aujourd’hui, donner l’impression que le vaincu veut donner une leçon de conduite aux vainqueurs» (E.J.). «Mais, lui rétorque-t-elle, il n’est que la caricature de l’"alliance pacifique", de la "fédération d’Etats libres" voulue par le philosophe. Ce traité illustre bien plutôt l’une des maximes de sophiste, qui guident, selon Kant, le pauvre savoir-faire d’une politique immorale: Fac et excusa - Agis d’abord et excuse-toi ensuite». Au contraire, la lecture posée de ce petit texte limpide, ruisselant de méditations fécondes, dévoile un Jünger européen, homo metaphysicus certes, mais inscrit dans les tumultes de son temps, auxquels il entrevoit peut-être des perspectives grandioses, la paix recouvrée. La Paix du guerrier bien sûr.
Jünger, «intellectuel dégagé»
Si vis pacem, para bellum. De l’acuité de la maxime romaine, Jünger est convaincu, qui lui a sacrifié ses années de jeunesse. Mais à présent que la guerre dégénère en une auto-reproduction du système capitaliste, Jünger, «intellectuel dégagé», pressent que des formes de la cessation des hostilités dépendra la régénérescence de la civilisation, ou sa mort. «Deux voies s’ouvrent aux peuples. L’une est celle de la haine et de la revanche; comment douter qu’elle conduise après un moment de lassitude, à un regain de lutte plus violente encore, pour s’achever dans la destruction générale? La vraie voie, par contre, mène à la civilisation. Les forces qui s’anéantissaient en s’opposant doivent s’unir pour un nouvel Ordre, pour une vie nouvelle. Là seulement se trouvent les sources de la paix véritable, de la richesse, de la sécurité, de la puissance». Il faut être, Mme Bollmann, bien mal intentionné, ou ignorant du personnage, pour prêter aux propos de Jünger des ambitions de «nazisme inversé». Poursuivons. Quel nouvel Ordre Jünger oppose-t-il dès 1941 à l’Ordre nouveau alors à son zénith?
«En d’autres termes, les anciennes frontières ont à céder devant des alliances nouvelles qui uniront les peuples en de nouveaux et plus vastes empires. C’est la seule voie par laquelle puisse se terminer, en équité, et avec profit pour chacun, cette querelle fratricide». Folle utopie, désir insatiable de justice et de fraternité, son incompréhension, ou sa fin de non-recevoir, des conséquences idéologiques est manifeste. «Mais en vérité la déclaration d’indépendance de l’Europe est un acte plus spirituel encore. Elle suppose que ce continent s’affranchisse de ses conceptions pétrifiées, de ses haines invétérées, faisant de la victoire un bienfait pour tous (...) Peu importe le vainqueur: au triomphe des armes il incombe une lourde responsabilité. La logique de la violence pure doit aller jusqu’au bout pour qu’apparaisse la logique supérieure de l’Alliance». Dos au mur, l’Allemagne nazie doit céder pour que rejaillisse l’Allemagne éternelle dont il est, avec Mann, Hesse et quelques autres, disséminés entre la Suisse et les Etats-Unis, l’ultime héritier. Restaurée dans son identité, donc fédérale, impériale, revenue de 1806, l’Allemagne préfigurera l’Europe qu’il appelle de ses vœux. Son premier devoir sera «moins de venger les victimes que de rétablir le droit, et surtout la notion de droit (...)
La volonté de justice doit être dirigée vers l’ordre, vers l’assainissement». Car rien n’est plus distant du droit international qui naîtra des procès de Nuremberg que l’idée jüngerienne du droit: «Or la main qui veut aider l’homme et le tirer de l’aveuglement, doit être elle-même pure de tout crime et de toute violence». «Aussi importe-t-il non seulement pour les vaincus, mais pour les vainqueurs, que la guerre se termine par des traités solides et durables, élaborés non par la passion, mais par la raison». Un appétit métaphysique que ne respecteront nullement les signataires du traité de Yalta. Et pour cause, le document entérinant un déplacement des puissances dominantes contraire aux aspirations formulées dans La Paix: «Or à considérer sans passion l’enjeu de cette guerre, on constate qu’elle soulève presque tous les problèmes qui agitent les hommes (...) La première est celle de l’espace, car il y a des puissances d’agression, ou totalitaires (...) Pour durer, la paix doit donc apaiser ce trouble d’une manière équitable. Encore faut-il que de telles exigences, fondées sur le droit naturel, soient satisfaites sur un plan supérieur, par des alliances, des traités, et non par des conquêtes».
«Car la matière nationale des peuples s’est consumée en d’ultimes sacrifices»
La mobilisation totale et L’état universel annonçaient la dissolution des états. Avec le conflit gigantesque qui s’abat sur le monde, les nations désormais sont promises à pareil destin. «Car la matière des peuples s’est consumée en d’ultimes sacrifices, impossibles à renouveler sous cette forme. Le bienfait de ce drame est qu’il ébranle les vieilles frontières et permet la réalisation de plans spirituels dépassant leurs cadres (...) Dans ce sens, aucune des nations ne sortira de la guerre telle qu’elle y est entrée. La guerre est la grande forge des peuples comme elle est celle des cœurs».
Déterminismes géopolitiques, libération des peuples de leurs entraves stato-nationales, et relativisation postmoderne des certitudes rationalistes sont les trois piliers qui soutiennent son Union Européenne, sa vision prophétique. Prophétique comme l’est son emphase; une emphase qui ne s’emporte jamais sur la vague de la facilité intellectuelle mais rebondit toujours sur une idée nouvelle. Une dialectique parfaite de maîtrise qui nous remémore que le théoricien lucide du totalitarisme technicien fut aussi l’interlocuteur privilégié de Heidegger.
«Et les nations qui naquirent alors des dynasties et des éclats de vieux royaumes sont aujourd’hui en demeure de fonder l’Empire. Les exemples abondent, d’ailleurs, d’Etats où s’amalgament les races, les langues, les peuples les plus divers: que l’on pense à la Suisse, aux Etats-Unis, à l’Union Soviétique, à l’Empire britannique. Ils ont cristallisé, dans leurs territoires, une grande somme d’expériences politiques: il n’est que d’y puiser. En fondant la nouvelle Europe, il s’agit de donner à un espace divisé par l’évolution historique, son unité géopolitique. Les écueils se trouvent dans l’ancienneté des traditions, et dans le particularisme des peuples».
Aussi, comment déborder l’obstacle? Par la constitution, si l’on se souvient de ce qui a été dit précédemment, mais un droit et une constitution de nature sacrale, et non plus seulement contractuelle. «La paix ne saurait se fonder uniquement sur la raison humaine. Simple contrat juridique conclu entre des hommes, elle ne sera durable que si elle représente en même temps un pacte sacré. Il n’est d’ailleurs pas d’autre moyen de remonter à la source la plus profonde du mal, issu du nihilisme».
Ni autoritaire ni libérale, puisque de leur arbitraire a découlé la guerre mondiale, la constitution doit délimiter strictement les attributions étatiques. Un état à dimension européenne donc, soucieux de «satisfaire à deux principes fondamentaux, unité et diversité», sans quoi l’alliance virera à la coercition, à l’indifférenciation mortifère. «Uni dans ses membres, le nouvel empire doit respecter les particularités de chacun».
L’homme nouveau, dépositaire et gardien de l’alliance
«La constitution européenne doit donc être assez habile pour faire la part de la culture et celle de la civilisation». Notons ici que Jünger opère à la manière de Thomas Mann une distinction entre la culture, qui concerne la sphère intérieure propre à tout homme, et la civilisation, qui la prolonge et l’éprouve dans l’action». «L’Etat, symbole suprême de la technique, rassemble les peuples sous son égide, mais ils y vivent dans la liberté. Alors l’histoire se poursuit en s’enrichissant de valeurs nouvelles. L’Europe peut devenir une patrie sans détruire pour autant les pays et les terres natales». L’homme nouveau pressenti par Jünger, dépositaire et gardien de l’alliance, n’est déjà plus la figure du Travailleur, ni encore tout à fait celle de l’anarque. C’est un être complet, étroitement relié aux forces telluriques et cosmiques. Organiciste et patriote, il se sait être la maillon d’une chaîne spatio-temporelle communément appelée communauté. Mystique aussi, l’homme de l’alliance est un moine-soldat pénétré de ses devoirs envers la Cité, serviteur de son Dieu. Croisé d’une ère nouvelle —petite et grande guerres saintes réunies—, sa paix intérieure découle de sa mission chevaleresque. «[c’est pourquoi] l’unité de l’occident, prenant corps pour la première fois depuis l’Empire de Charlemagne, ne saurait se borner à réunir les pays, les peuples et les cultures, mais elle doit aussi ressusciter dans l’Eglise (...) La véritable défaite du nihilisme, condition de la paix, n’est possible qu’avec l’aide de l’Eglise. De même que le loyalisme de l’homme, dans l’Etat nouveau, ne peut reposer sur son internationalisme, mais sur sa fidélité nationale, son éducation doit se fonder sur sa foi et non sur son indifférence. Il faut qu’il soit l’homme d’une patrie, dans l’espace et dans l’infini, dans le temps comme dans l’éternel. Et cette initiation à une vie qui embrasse la totalité de l’homme, doit se fonder sur une certitude supérieure à celle que l’Etat donne dans ses écoles et ses universités.»
Réconciliant science et théologie («la théologie, reine des sciences»), mythos et logos, comme Hesse avant lui dans Le jeu des perles de verre, Jünger insiste sur la nécessité de fonder une élite théologale de kshatriya pratiquant «le culte de l’Univers».
Car le message que nous délivre Jünger est celui-ci: vous ne sauverez l’Occident qu’en sauvant son âme, vous ne sauverez l’Occident qu’en le sauvant de lui-même.
Révolution conservatrice
Libre à chacun aujourd’hui de juger la justesse de son propos, son degré de prescience, les limites de son pacte. Reconnaissons-lui néanmoins, en des temps de cataclysmes, le courage rare, lui le guerrier, d’avoir su se réconcilier avec le monde et, plus encore, avec lui-même.
Et pour Mme Bollmann, qui, manifestement, par engagement antifasciste n’a pas poussé le vice jusqu’à lire l’introduction de La Paix, citons cette courte confession jüngerienne: «Mais un homme qui ne s’était jamais menti, ne connaissant de la passion que ses flammes, non le rayonnement noir de la haine et du ressentiment (...) Cet homme-salamandre, capable de se livrer aux bêtes et aux flammes sans laisser entamer en lui la part divine de l’homme, ne pouvait pas reconnaître dans l’Allemagne hitlérienne, fondée sur le désespoir des masses et la puissance surnaturelle du mensonge d’un névrosé, l’image de ses premières amours viriles».
Noblesse oblige.
notes
La Paix, Ernst Jünger, La Table Ronde, 1994.
Ernst Jünger aux faces multiples, Banine, L’Age d’Homme, 1989.
Les prochains Titans, Antonio Gnoli et Franco Volpi, Grasset, 1999.
La tentation allemande, Yvonne Bollmann, Michalon, 1998.
http://vouloir.hautetfort.com/archive/2014/09/19/ej-la-paix.html