On pourrait l'appeler “Veblen le solitaire”. Mal vu des notoriétés universitaires occidentales, l'économiste-sociologue Thorstein Veblen a laissé une œuvre étrange, où l'économie, la sociologie, l'anthropologie et la biologie sont reliées entre elles, au mépris des “spécialisations” académiques. Cette œuvre écrite et publiée aux États-Unis entre 1899 et 1923 commence aujourd'hui à être redécouverte ; à la fois anti-libérale et non-marxiste, elle s'inscrit, par la méthode comme par le style des analyses, en parallèle du courant de pensée allemand de la Révolution conservatrice comme de la ligne idéologique française du “néo-socialisme”, inspiré d'Henri De Man.
Raymond Aron écrit de Veblen : « De tous les sociologues, Veblen est le plus célèbre des méconnus (…). Typiquement américain, avec son optimisme irréductible, en dépit de la cruauté de ses analyses (…), Veblen ne donne d'arguments faciles à aucune école de pensée, à aucun parti politique. La nouvelle gauche y trouvera peut-être l'expression d'une humeur accordée à la sienne. Veblen est (…) une personnalité hors du commun, un promeneur solitaire, égaré au milieu de professeurs, un descendant de fermiers scandinaves perdu à l'âge des barons d'industrie, un nostalgique de la vie simple et libre ».
Fils d'un paysan norvégien émigré aux États-Unis, Veblen reste marqué par l'idéal paysan et artisan et par le mépris de la facticité bourgeoise comme par le refus d'une société — et d'un système économique — dominés plus par la finance que par la technique créatrice. Les expériences personnelles de Veblen, qui déterminèrent ses thèses, ne furent pas d'ordre intellectuel comme chez Marx ou Proudhon mais éprouvées : il vécut le contraste entre l'expérience du fermier libre qui travaille et se salit les mains et celle du bourgeois aux mains blanches, riche non de son labeur, mais de la manipulation de symboles sociaux ou financiers. En ce sens, Veblen nous offre, comme fondement de son œuvre, le canevas d'une critique de la société marchande et du capitalisme occidental très différent du marxisme et, on va le voir, plus moderne, bien que moins rigoureux que lui. Il s'inscrit dans le même style de pensée que Proudhon, Sombart, Feder, Wagemann, Perroux, etc.
Né en 1857, Veblen publia son maître-ouvrage en 1899, à 42 ans : The Theory of the leisure class (traduit en français :Théorie de la classe de loisir). Auteur de nombreux articles scientifiques, de conférences, de traductions de légendes scandinaves, il se signala en 1923 par un second livre capital, Absentee Ownership and Business Enterprise in Recent Times : The Case of America, où il développa des concepts socio-économiques différents du libéralisme comme du marxisme et dont s'est notamment inspiré Baudrillard (par ex. Pour une critique de l'économie politique du signe). La pensée de Veblen, à la fois “radicale”, anti-capitaliste mais incompatible avec le marxisme, économique par son objet mais échappant à tout “économisme”, inspirée de l'évolutionnisme biologique et de l'analyse historique, refusant le déterminisme social et faisant une large part à l'irrationalisme humain, peut offrir un style et des concepts très utiles. N'est à rejeter, de notre point de vue, que le sens politique et idéologique de ses vues, marquées de la naïveté optimiste et du pacifisme enfantin de l'Amérique luthérienne comme d'un certain idyllisme agraire germano-scandinave.
Le point de départ vécu des analyses de Thorstein Veblen, c'est la critique technique et éthique de la propriété mobilière — les titres notamment — dans le capitalisme américain : le propriétaire absent, les fortunes édifiées sans travail, la spéculation immobilière et le règne social de l'abstraction des signes monétaires. À l'inverse du bourgeois Marx, Veblen ne méprise pas le paysan et ne cède pas au déterminisme du seul prolétariat ouvrier. Veblen refuse l'opposition intellectualiste haute bourgeoisie intellectuelle / salariés de l'industrie, qui constitue le fondement du schéma marxiste, construit à partir de l'observation de la première révolution industrielle, mais déjà faux dans les États-Unis des années 1900-1920. La coupure de classe ne se situe pas, pour Veblen, entre le capitalisme — système de détention des moyens de production — et l'ensemble du salariat industriel (le prolétariat) mais entre une classe oisive, partiellement composée de manipulateurs financiers (les capitalistes), et les catégories productives de la population, qu'elles soient salariées ou non.
Cette distinction qui fut aussi celle de l'idéologie national-révolutionnaire (cf. Sorel et Jünger par ex.), est beaucoup plus adaptée aux sociétés modernes — qu'elles soient libérales ou socialistes — que l'explication marxiste traditionnelle. Pour Veblen, Marx est un “néo-hégélien romantique” dont la théorie de la lutte des classes, comme processus historique conscient, trahit l'influence des mécanistes et des utilitaristes anglais, Bentham et Ricardo notamment. Pourtant, à juste titre, Veblen souligne les éléments positifs, quoique mal formulés, de la théorie marxiste de la valeur travail. En voyant dans la valeur réelle des marchandises la valeur incorporée du travail humain nécessaire à les fabriquer (valeur = coût en travail) le marxisme opère certainement un simplification — qui débouche sur l'erreur économique de la thèse de la plus-value — mais fournit à l'analyse de la société une éthique et un instrument conceptuel plus intéressants que les interprétations libérale du travail.
Pour les libéraux, en effet, depuis Ricardo, le travail est un désagrément (irksomeness) ingrat, auquel n'est attaché aucune valeur. Le libéralisme classique, puis les marginalistes, se fondant sur un calcul marchand des plaisirs et des peines, dévalorisent le travail humain parce qu'ils ne l'interprètent que comme un instrument de plaisir et d'enrichissement, sans lui concéder, en lui-même, aucune valeur. Plus mécaniste et économiste encore que le marxisme, le courant libéral néglige les acquis de la biologie, de l'anthropologie et de l'éthologie — auxquels s'intéressait Veblen — qui reconnaissent au travail un statut biologique et culturel. Fondée sur l'hédonisme, la société d'économie libérale ne peut déboucher que sur une gigantesque crise du travail. L'avenir de la société marchande donnera raison à Veblen, pour qui, à l'instar de Gehlen, l'homme est un être d'action plus que de calcul économique, de plaisir et des peines (homo œconomicus). Le marxisme en revanche tendrait plutôt à glorifier le travail et Veblen lui en sait gré car les produits de ce travail « sont ce que la vie de l'homme émet en se déployant » et participent « du puissant processus vital » ; malheureusement ce refus par le marxisme de l'hédonisme et du matérialisme bourgeois retombe dans la métaphysique : thèmes de la paupérisation, de disparition des classes et de l'État, millénarisme de la Raison dialectique, etc.
Outre sa critique de l'homo œconomicus, au nom de la nature biologique de l'humain, Veblen jette les bases d'une critique de l'économie politique des sociétés industrielles selon un point de vue “socialiste” beaucoup plus pertinent que celui des marxismes contemporains. Pour Veblen, les travailleurs de toutes les classes et de toutes les fonctions, propriétaires ou non, subissent la domination des financiers, des manipulateurs de signes, que ceux-ci soient privés ou fonctionnarisés. Cette analyse s'applique à notre civilisation et, si l'on dépasse la notion de “financiers” pour ne retenir que celle de “manipulateurs” oisifs et improductifs, elle s'applique aussi bien aux régimes de type américain que français, suédois ou soviétique. Par là, il dresse une critique sociologique et éthique de la bourgeoisie américaine, de ses mœurs et de ses idéologies, et, à travers elle, de toute bourgeoisie occidentale, comme porteuse de décadence et de mort pour les cultures.
Pour Veblen, la nature de l'humain est soumise à l'évolutionnisme biologique ; une pluralité d'instincts s'affrontent. Le contraste entre le paysan et le yankee illustre l'opposition entre l'instinct artisan (workmanship) de “l'homme du travail” et l'instinct prédateur, qui ravit aux autres ce qu'il n'a pas produit lui-même. L'opposition nous semble d'autant plus valable qu'on la corrige de la connotation pacifiste qu'y mit Veblen, qui confondit dans le “prédateur” le guerrier et le capitaine de finance ou d'industrie. Veblen voyait dans ce dernier type la modernisation du combattant preneur de butin. Au contraire, en corrigeant les concept vébléniens par les thèses d'Ernst Jünger, on pourrait fructueusement opposer un type de travailleur dont participerait l'instinct artisan comme l'instinct guerrier, et un type de prédateur, d'essence mercantile, mais dont ne participerait pas le guerrier moderne. Renversant la perspective quelque peu pacifiste de Veblen, on pourrait dire que le guerrier national moderne se doit d'être un artisan de la cause de son peuple, de même que le producteur peut se considérer sous l'angle moderne d'un guerrier, participant par l'économie à la survie et à la volonté de puissance de sa communauté dans l'ordre international. Si la pulsion guerrière a pu, effectivement, dans les société préindustielles, se voir fort séparée de toute pulsion ou fonction productrice, le monde moderne se caractérise, selon nous, par la possibilité radicalement nouvelle et éminemment fructueuse de combiner dans la même armature psychologique les types du travail et du guerrier (1). La mentalité bourgeoise refuse cette “rencontre historique” et préfère maintenir l'ancienne distinction, afin de pouvoir mieux dominer à son profit des fonctions économiques de production d'une part, et la fonction militaire de autre, qu'elle préfère mettre au service de son projet de bien-être et d'enrichissement matériel plutôt qu'au service de la volonté historique — et donc nécessairement combative — d'un peuple.
Veblen, critiquant la société américaine et l'exploitation des forces productives par une classe oisive et financière, oppose 2 types psychologiques dans la mise en œuvre de la connaissance su sein de l'économie occidentale (cette introduction de la psychologie en économie, à la manière d'un Schmoller, n'est évidemment pas du goût des économistes marginalistes). Premier type : les tenants de la connaissance utilitaire qui reproduisent le système et son idéologie matérialiste et hédoniste. Deuxième type, qui n'appartient pas à la fonction marchande, et qui subit une domination désastreuse : les adeptes de la curiosité libre (idle curiosity), c'est-à-dire les artistes, les inventeurs, les investisseurs, les personnalités aventureuses. Ces distinctions sont proches de celles qu'opèrent, en sociologie, Arnold Gehlen et le marxiste Jürgen Habermas (2). Seule la curiosité libre va dans le sens de l'évolution biologique ; la civilisation libérale, par son “despotisme de l'argent”, entraîne la sclérose.
Avant Gehlen, Veblen définit l'homme comme un être d'action plus que de calcul ou de jouissance. L'utilitarisme des financiers et des éducateurs modernes constitue, comme le démontrera par la suite Lorenz, un facteur de blocage biologique de la culture. La pensée scientifique provient de la curiosité libre autant que de la rationalité. C'est dans l'instinct artisan — assez proche de ce qu'Heidegger qualifiait de “poésie” —, le plus nécessaire à l'évolution d'une culture, que cette curiosité libre se déploie. Veblen définit ainsi cet instinct (in : Théorie de la classe de loisir) : « Par une nécessité sélective, l'homme est un agent. Il se perçoit lui-même comme le centre d'un déploiement d'activité impulsive, d'activité téléologique ». Pour Veblen, la fin recherchée n'est pas hédoniste mais altruiste et « impersonnelle ». L'homme est alors doué « d'un goût de l'effort efficace » et « d'un instinct du travail bien fait ».
L'aspect le plus intéressant de la pensée de Veblen est de substituer aux antagonismes de classe des antagonismes globauxqui partagent toutes les classes. Le “prolétariat” n'est pas exclusivement considéré comme “travailleur” dans la mesure où les syndicats qui le représentent sont dénoncés comme des institutions affairistes et prédatrices. De même, les propriétaires et les créateurs d'industries ou d'activité participent de l'instinct artisan, alors qu'on peut regarder maints fonctionnaires sous le même angle que les spéculateurs : des parasites qui freinent à leur profit, par leur manipulation du travail des autres, la force collective de création et d'invention. Dans l'économie occidentale, cette opposition entre “le monde des affaires” très largement entendu et “le monde de l'industrie” apparaît de plus en plus d'actualité. Veblen est un des premiers à avoir décelé le risque de sclérose de la société industrielle par le népotisme, et d'avoir mis en garde contre le risque d'une économie soumise aux institutions et aux mécanismes financiers.
L'analyse de Veblen rejoint d'ailleurs celle du théoricien allemand Feder, pour qui la véritable exploitation dont le capitalisme libéral était le siège mettait aux prises un capital financier (“capital prêteur”) et un capital technico-productif (l'agriculture, l'industrie, le commerce et les transports) “créateur”. Veblen estimait que cette opposition était plus réelle que l'abstrait antagonisme entre “capital” et “travail”. Il dénonçait dans les profits monétaires du monde financier des “enrichissements sans cause” et mettait en doute l'intérêt de la structure bancaire de l'économie libérale. Les financiers, depuis le petit boursicoteur jusqu'aux banquiers dictatoriaux « s'emparent de ce qu'ils ne produisent pas ». Analyse sommaire ? L'actualité en offre aujourd'hui l'illustration : les banques n'investissent aujourd'hui qu'en fonction de leurs propres critères de rentabilité, les compagnies pétrolières organisent la hausse des cours sur le marché libre pour maximiser leurs dividendes, les spéculateurs immobiliers surenchérissent les prix des sols et des constructions en provoquent une crise des industries du bâtiment, etc. Les exemples abondent pour confirmer ce que Veblen avançait, à savoir que le capital financier sabote la production et restreint l'emploi, afin de maintenir ceux-ci en dessous d'un niveau marginal au-delà duquel les profits et les marges décisionnelles seraient restreints. Le capital financier — qui peut parfaitement être “nationalisé”, ce que Veblen n'avait pas prévu — prélève une “dîme” sur les économies nationales ; il fait entrer les sociétés dans une ère de “culture pécuniaire” (pecuniary culture) dans laquelle rien ne peut être entrepris qui n'ait été pécuniairement mesuré, soumis au contrôle et à la régulation dictatoriale de la logique pseudo-rationnelle de la seule rentabilité financière.
Par ses analyses économiques, Veblen se montre très proche des courants socialistes non-marxistes. Comme Proudhon, il estimait que la propriété (sous sa forme de détention de titres financiers de propriété de moyens de production) constituait bien un vol, non pas au sens métaphysique et absolutiste auquel le libéralisme a stupidement voulu étendre cette formule célèbre (toute propriété, même d'un objet, est en soi, un vol, ce que n'a jamais voulu signifier Proudhon) mais au sens suivant, que nous nous permettons de formuler ainsi : dans l'économie marchande (mais pas forcément dans toute économie) la propriété, en tant que détention juridique de droits d'usages financiers des moyens de production et de service (et non pas en tant que détention de biens non productifs) a pour fonction historique de permettre à ses détenteurs de s'enrichir, de s'attribuer le bénéfice du travail de la communauté et de son savoir technique. En ce sens, une telle propriété constitue bien une spoliation de la communauté du peuple. Remarquons que même si “l'État” (cas des régimes socialistes ou des secteurs nationalisés, notamment bancaires, des pays occidentaux) est le propriétaire juridique, la spoliation a toujours lieu, ce que n'avait prévu ni Proudhon, ni Veblen, ni a fortiori Marx : en ce cas, en effet, un secteur étatisé spolie la communauté exactement comme le feraient des détenteurs privés. Cela ne veut pas dire, évidemment — comme ont fait semblant de le croire les théoriciens qui voulaient incapaciter les thèses de Proudhon ou de Veblen —, que toute propriété industrielle (ou économique) soit un vol ; on peut même utiliser les thèses des 2 auteurs précités pour dire que la possession d'une usine par un patron-travailleur n'est pas une spoliation, alors que le poste de direction et les prébendes attribuées à un haut fonctionnaire nommé à la tète d'un groupe financier ou industriel “national” en régime libéral ou communiste peut constituer une propriété spoliatrice de facto — même sans titre juridique de propriété.
Bref, la thèse centrale de Veblen, à laquelle nous nous rallions, est qu'il faut condamner l'économie marchande pour avoir donné “l'usufruit des arts industriels” non pas à la communauté populaire qui, toutes classes confondues, produit le travail et la science, mais à la fonction financière de l'économie. Celle-ci détermine les stratégies et en prélève les bénéfices. Une économie communautaire, en revanche, telle que la suggère Veblen, n'autoriserait pas qu'une minorité “tire quelque chose de rien” (get something from nothing). Alors que la version marxiste du socialisme fondée sur l'image dépassée du propriétaire privé exploiteur perd de sa force dans la mesure où le dirigeant ne se confond plus avec l'industriel privé et où l'ouvrier n'est plus le prolétaire-type, la version véblénienne (ou proudhonienne) du socialisme conserve son actualité : l'ensemble des producteurs est spolié (plus qu'exploité) par des spéculateurs (détenteurs de capitaux, banquiers, publicitaires, fonctionnaires économiques, etc.).
La lutte des classes — car c'est bien de cette réalité historique fondamentale qu'il s'agit — n'oppose pas verticalement les patrons aux ouvriers, les riches aux pauvres, etc. mais, horizontalement, les travailleurs (ou “producteurs”) aux parasites ; ces derniers peuvent être aussi bien les assistés abusifs, les faux chômeurs, les intermédiaires inutiles, que les spéculateurs financiers privés ou publics. Quant aux travailleurs, ils se rencontrent dans toutes les classes et dans toutes les fonctions, de l'ouvrier à l'artiste, du patron au militaire, etc.
La critique sociale de Veblen apparaît indissociable de sa critique des institutions économiques. Il décèle dans les sociétés américaines et occidentales l'interpénétration de l'économique et du culturel, dépassant par là le schéma causal infrastructure / superstructure. Veblen parle d'une classe de loisir (leisure class) pour désigner cette partie de la bourgeoisie pour laquelle l'activité sociale ne signifie plus rien mais dont le seul objectif est de conquérir, par la possession et la mise en symbole de l'argent, une position marquée à la fois par la supériorité sociale (accommodée d'une idéologie égalitaire par compensation) et la recherche du loisir entendu comme non-travail et comme hédonisme individualiste absolu. L'importance numérique de cette classe de loisir, qui gagne la moyenne bourgeoisie, met en péril les nations qui en sont victimes. De manière erronée, Veblen analyse aussi comme “classes oisives” les anciennes classes guerrières et sacerdotales. Il nous semble au contraire que l'otium aristocratique guerrier ou religieux ne signifiait pas le refus d'activité (ou de “l'essence du travail”) et le rejet de la contribution altruiste, à l'inverse de ce que l'on peut remarquer dans la philosophie de la vie de cette classe de loisir moderne.
Dans son analyse, Veblen met l'accent sur l'inauthenticité de l'existence de cette classe. L'argent et la consommation sont pour lui une symbolique sociale. Celle-ci tend à dissimuler l'argent — le signifiant — pour mieux signifier une réussite et une supériorité qui ne doivent rien aux mérites et aux services collectifs, mais à la manipulation sociale, aux manœuvres, à la spéculation, ou au parasitisme. Veblen parle à ce propos du gaspillage ostentatoire qui « tient la consommation sous surveillance ». Il ajoute : « Elle dicte un choix de règles qui maintiennent le consommateur à un certain niveau de cherté et de gaspillage. (…) La règle du gaspillage honorifique peur influencer de près ou de loin le sens du devoir, le sentiment de la beauté, le sens de l'utilité, le sens de la dévotion et de la convenance rituelle, et de l'esprit de vérité scientifique ». Veblen met ainsi à jour les modes d'influence du style économique sur la culture ; en dépensant, en consommant, les individus comme les groupes affichent des valeurs. Mais ce gaspillage — ou prodigalité — ostentatoire (conspicious waste) ne constitue pas un fait par lui-même critiquable. Veblen consacre de longs développements pour en montrer l'importance dans les “dépenses pieuses” des cultes religieux. La dépense ostentatoire devient pathologique dès lors qu'elle s'individualise et que, prenant une intensité véritablement fanatique, elle finit par se confondre, comme aujourd'hui, avec la finalité de l'existence individuelle, notamment dans les classes moyennes. Le but de l'existence n'est plus alors que de s'afficher socialement, de s'afficher comme “classe de loisir”, par l'intermédiaire de la valeur symbolique des marchandises et des dépenses de “standing”.
Dans ce processus, la petite bourgeoisie demeure les yeux fixés sur la véritable classe de loisir ; celle-ci, en suscitant le mimétisme, conforte et reproduit le système économique et social de la société marchande dont elle bénéficie. Dans cette perspective, les modes, au-delà de leur superficialité apparente, prennent dans notre société une fonction politique et idéologique plus importante que les discours et les propagandes politiques. Le “gaspillage ostentatoire” permet aussi d'évacuer toute éthique sociale. « Le voleur, écrit Veblen, qui s'est grandement enrichi par ses rapines, a plus de chances de se dérober aux rigueurs de la loi que le menu fripon, s'il sait jouir de son butin en homme bien élevé ». Le style bourgeois de vie, c'est-à-dire le signifié de l'argent, suffit bien souvent à intégrer dans la société des parasites ou des gredins. « Cette richesse, tenue pour sacrée, tire sa valeur primordiale du bon renom qu'elle procure quand elle est ostensiblement consommée », ajoute Veblen. Pour maintenir leur supériorité, les catégories sociales dominantes ont recours à la symbolique de la consommation et du style de vie ; les classes moyennes, fascinées, en cherchant à les imiter ne contestent pas le système ; et, du même coup, la consommation de masse, fondement de l'économie marchande, peut se perpétuer alors même qu'elle ne répond pas à des besoins physiologiques. D'où l'incessante valse des modes et des métamorphoses de style de vie opérées par les classes dominantes, dès que les classes moyennes les ont efficacement mimées.
Jean Baudrillard s'est largement inspiré des analyses de Veblen dans son ouvrage remarquable Pour une critique de l'économie politique du signe. Il note : « Veblen montre que si les classes soumises ont d'abord pour fonction de travailler et de produire, elles ont simultanément pour fonction d'afficher le standing du Maître ». C'est notamment le cas du statut des femmes dans la bourgeoisie : les “ravissantes idiotes” sont là, comme jadis les domestiques, et au même titre que les marchandises domestiques pour témoigner de la réussite de leur maître — disons plutôt de leur “propriétaire”. Il s'agit là de la consommation par procuration (vicarious consumption). S'inspirant toujours de Veblen, Baudrillard remarque : « Le théorème fondamental de la consommation est que celle-ci n'a rien à voir avec la jouissance personnelle, mais qu'elle est une institution sociale contraignante, qui détermine les comportements avant même d'être réfléchie par la conscience des acteurs sociaux ».
Veblen fut le premier à mettre en lumière le caractère de superfluité de l'économie de consommation de masse. Par la dilapidation (wasteful expenditure) qu'elle suppose et par la tendance collective à l'oisiveté (waste of time) qu'elle institue, l'économie de consommation marchande consacre une morale du gaspillage du temps et des choses. Le “gaspillage ostentatoire” (jadis limité aux parures, aux objets religieux ou aux décorums urbains où ils étaient nécessaires) s'est étendu aux objets quotidiens et ménagers, ce qui a pour résultat d'exacerber les recherches de “rang social” d'après les signes matériels. La société devient alors hyper-matérialiste et pénétrée d'incessants conflits sociaux liés à un attachement général aux “standings of living” (typologies matérielles de vie). Le “confort” ne renvoie pas à des conditions rationnelles d'hygiène et de liberté de vie nécessaires à la santé de la population ou susceptibles d'améliorer les conditions d'existence des prolétaires, mais recouvre un statut social fait de la possession de marchandises-signes et de la réalisation de fantasmes amplifiés par le conditionnement des réclames commerciales. On peut, dans l'économie marchande, avoir des conditions et des rythmes de vie, d'alimentation, etc., insalubres mais posséder des signes de richesse : automobiles, appareils divers, etc.
Grâce à l'analyse de fond opérée par Veblen de la société industrielle américaine du début du siècle, qui fut le laboratoire et le modèle des sociétés occidentales “de consommation” du XXe siècle, il est possible de déceler la contradiction fondamentale qui entache ces sociétés. Elle oppose, selon la formule de Baudrillard « une morale aristocratique de l'otium et une éthique puritaine du travail », ou, selon la formulation de Daniel Bell (in : Cultural Contradictions of Capitalism ; trad., PUF, 1980) une culture “contestataire” fondée sur le non-travail et une organisation sociale et économique du travail rationnel. Nous dirons, plus précisément, que les sociétés marchandes, fondées sur la productivité du travail et sa rationalisation, engendrent par l'abondance même qui est issue de cette productivité, une idéologie et une “physiologie” du loisir et du refus d'activité. Autrement dit, la prospérité individuelle, produit du travail collectif, sape les fondements de celui-ci.
Le caractère dramatique de la Société occidentale, telle que les analyses de Veblen puis de Baudrillard permettent de mieux la saisir, ne tient pas au fond dans cette ostentation sociale (pour la consommation de marchandises) en elle-même. Une telle ostentation sociale — et Veblen le montre par les pratiques religieuses — a toujours existé ; la possession de richesses peut légèrement jouer ce rôle de symbolique culturelle. Le drame tient à ce que cette ostentation par la consommation tende à devenir le seul jeu social, la seule pratique de l'existence individuelle. Dès lors, non seulement les individus se dépersonnalisent au profit des signes dont ils se sont faits les vecteurs, mais la société perd toute historicité ; elle devient pure représentation et cesse d'être “transmission”. Mais pourquoi parler de “drame” ? Dans le drame, à la différence de la tragédie, les acteurs ne sont pas conscients de l'infortune de leur sort.
La société occidentale, repliée, malgré son gigantisme apparent, sur le fanatisme individuel de la symbolique consommatrice, marche, hypnotisée par ses marchandises, vers les épreuves que l'histoire ne cesse de faire surgir devant tous les peuples. Elle y marche avec autant de clairvoyance qu'un somnambule. Mais la leçon de Veblen est aussi que derrière cette société du “sommeil” — pour parler comme Debord — il demeure peut-être des peuples, dont les instincts vitaux, créateurs ou combatifs, n'attendent que la disparition de la possibilité même de tout “loisir” et de toute “consommation”, pour déployer enfin leur grandeur et, face à l'adversité enfin retrouvée, nous précipiter de nouveau dans l'histoire.
► Guillaume Faye, Orientations n°6, 1985.