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Fuir l’opposition « besancenote » selon laquelle libéralisme politique et libéralisme économique peuvent être séparés

n système capitaliste développé (c’est-à-dire capable de tourner enfin sur ses propres bases morales et culturelles, et non plus, comme au XIXe siècle, sur celle des sociétés antérieures) constitue donc ce que Marcel Mauss appelait un « fait social total » (propriété expansive que ce système possédait évidemment en puissance depuis l’origine mais qui n’a véritablement commencé à produire tous ses effets que dans la seconde moitié du XXe siècle). Une fois ce point reconnu – les ouvrages de E.P. Thompson, d’Ellen Meiksins Wood et de David Harvey sont ici irremplaçables –, il devient absurde de continuer à opposer, de façon purement « besancenote », une sphère politique et culturelle qui pourrait miraculeusement être abandonnée à la seule dynamique libérale (celle de la lutte, par définition sans fin, contre le racisme « et toutes les formes de discrimination » – pour reprendre ici le terme mis en circulation, au début des années 1970, par le penseur « néolibéral » Friedrich Hayek) et une sphère économique et sociale qui devrait, au contraire, être protégée contre les effets de cette même dynamique (de ce point de vue, en acceptant l’agenda libéral dans son intégralité, les Hollande, Strauss-Kahn, Moscovici et autres Taubira ont au moins l’avantage sur leurs concurrents d’extrême gauche d’un minimum de cohérence intellectuelle). A l’ère de la mondialisation et de la culture mainstream, il n’est plus possible, en effet, de réduire le système capitaliste à un simple « mode de production » (et encore moins, comme le font les bureaucraties syndicales modernes, à un simple mode de répartition des richesses), en droit compatible avec toutes les formes de culture et de mentalité existantes, seraient-elles religieuses, « conservatrices » ou patriarcales. Dès lors, en effet, que le « mouvement incessant du gain toujours renouvelé » (Marx) implique une croissance continuelle de la demande solvable (d’où la double nécessité, pour le système capitaliste, d’élargir sans cesse la sphère du marché et d’en faire reposer le développement exponentiel sur la publicité, la dette et le crédit), l’économie libérale apparaît nécessairement liée à un mode de consommation déterminé – qui inclut, par exemple, le primat structurel de l’objet jetable sur l’objet réparable – et par là même aux différentes manières de vivre « nomades » et « éclatées » qui en constituent le complément naturel. Tout comme – sur le plan parallèle du Droit et des institutions politiques – cette même économie libérale « exige de libres possesseurs de marchandises, sans entraves dans leurs mouvements, égaux en droit en tant que tels, et échangeant sur la base d’un droit égal pour tous » (cette critique par Engels du droit libéral et bourgeois pouvant s’appliquer, au mot près, à la plupart des programmes de l’extrême gauche « sociétaliste » d’aujourd’hui). 

     Voilà qui nous ramène à notre cher Proudhon et donc à sa thèse selon laquelle la critique de l’économie capitaliste étant inséparable de celle du Droit libéral et de l’État bourgeois – ce dernier serait-il « républicain » et garant des « libertés nécessaires » –, on ne saurait réduire le projet socialiste à un simple chapitre additionnel de la philosophie des « droits de l’homme ». De fait, et contrairement à l’extrême gauche contemporaine, Proudhon n’oubliait jamais d’inclure dans sa critique globale du système capitaliste l’ensemble des manières de vivre qui en représentent la traduction quotidienne – allant même, en 1858, jusqu’à définir le nouveau mode de vie capitaliste comme le règne de « l’absolutisme individuel, multiplié par le nombre de coquilles d’huîtres qui l’expriment » (ce qui constitue la meilleure description possible de l’univers moral et psychologique de ces nouvelles classes moyennes – les fameux « bobos » – qui constituent, à présent, le noyau dur des bataillons de la gauche). C’est d’abord cette capacité d’appréhender le système capitaliste comme un « fait social total » (ou, en langage marxiste, comme la combinaison dialectique d’une « infrastructure » économique et d’une série de « superstructures » juridiques, politiques et culturelles) qui explique que, jusqu’au dernier moment de l’affaire Dreyfus, aucun des grands partis socialistes organisés ne pouvait encore songer à placer sa défense de l’autonomie ouvrière sous le drapeau bleu de la gauche de l’époque et de son culte purement abstrait des « droits de l’homme ». A tel point que, dans le journal de Gustave Lefrançais – journal qui couvre précisément la période qui s’étend de 1848 à 1871 et qui constitue l’un des témoignages les plus passionnants et les plus complets sur l’histoire du socialisme originel – le mot de « gauche » n’apparaît pratiquement jamais. Et les deux fois où il est mentionné, c’est évidemment sans aucun rapport avec le mouvement socialiste. Prétendre que Marx, Proudhon ou Bakounine se considéraient comme des « hommes de gauche » revient donc à céder ici à ce que Bergson appelait « l’illusion rétrospective ». 

Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa, La gauche et le peuple

http://www.oragesdacier.info/

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