Auteurs d’une étude remarquée sur le coût du capital, les économistes Laurent Cordonnier, Thomas Dallery, Vincent Duwicquet, Jordan Melmiès et Franck Van de Velde reviennent pour Mediapart sur la nécessité d’envisager un retournement du rapport de force aujourd’hui favorables aux actionnaires. Car l’utilisation qui est faite des profits des entreprises menace à moyen terme leur formation même.
Le capital a un sens équivoque pour les économistes : il peut s’agir du capital productif (ensemble des machines, bâtiments, brevets, logiciels…) qui se situe à l’actif du bilan des sociétés non financières, ou il peut s’agir du capital financier (dettes et fonds propres) que l’on trouve au passif de ce même bilan. Le coût du capital est donc lui aussi l’objet d’interprétations ambivalentes. Sans même évoquer ici sa signification dans la théorie financière standard, on peut repérer deux sens à l’expression “ coût du capital ”: il y a d’une part le coût du capital au sens économique, représenté par la dépense annuelle des sociétés non financières pour se doter de capital productif ; et d’autre part le coût du capital financier, formé des dépenses annuelles en intérêts et en dividendes.
Pour saisir la charge que représente ce capital financier pour l’entreprise, nous avons construit un indicateur rapportant ce coût du capital financier au coût économique du capital productif (la FBCF). Au-delà des niveaux auquel on aboutit par ce genre de calcul (entre 20 et 50% ces dernières années, selon la méthode retenue), ce qui frappe le plus est l’évolution de ce ratio puisque, quelle que soit la mesure retenue, la charge des revenus financiers nets a plus que triplé entre la période 1960-1980 et la dernière décennie.
Les marchés financiers sont souvent présentés comme un instrument au service de l’allocation optimale des ressources (l’épargne canalisée vers les projets les plus efficaces). C’est ce dont on peut vraiment douter. Au bout du compte, le résultat essentiel de la financiarisation de ces trois dernières décennies aura été la détérioration du rapport qualité-prix du capital. Les entreprises paient davantage (en intérêts et dividendes) pour une moindre accumulation de capital productif (baisse du rythme de croissance de la FBCF).
Dans cette ère du capitalisme dominé par la finance, les entreprises ont appliqué assez systématiquement la maxime « downsize and distribute ». Exposées au renforcement des exigences actionnariales de rentabilité, les entreprises ont été sommées de sélectionner drastiquement leurs projets d’investissement, pour ne retenir que les plus rentables (ceux produisant les fameux 15% de rentabilité financière, quitte à délaisser des projets rentables, mais ne rapportant pas ces 15%). Elles ont réduit la voilure, en écrémant les projets d’accumulation au filtre de cette surperformance imposée. En plus de ce « downsize », les entreprises ont subi le second commandement de la gouvernance actionnariale, puisqu’elles ont été poussées à distribuer sous la forme de dividendes les profits qui n’étaient plus nécessaires pour financer les projets d’investissement jugés insuffisamment rentables.
La combinaison de ces deux injonctions a induit une modification profonde de l’utilisation des profits des entreprises. Alors qu’en 1979, pour tout euro d’investissement net, celles-ci distribuaient 50 centimes en dividendes nets, elles reversent aujourd’hui 2€ aux actionnaires. Le quart de l’excédent net d’exploitation était distribuée sous forme de dividendes nets à la fin des années 1970, contre plus des deux tiers aujourd’hui.
Tous nos chiffres sont basés sur des dividendes nets (versés moins reçus), c’est-à-dire qu’ils ne trahissent pas l’envolée de la distribution de dividendes consécutives aux restructurations en groupes des sociétés, multipliant les remontées des dividendes depuis les filiales vers les maisons-mères.
On pourrait objecter que l’inflation des dividendes distribués ne serait que la conséquence d’une modification de la structure de financement des sociétés non-financières, laquelle reposerait aujourd’hui moins sur l’emprunt (bancaire et obligataire) et davantage sur l’émission d’actions. Or, s’il y a bien eu un effet ciseau entre versement d’intérêts et versement de dividendes, la baisse du montant d’intérêts nets versés par les sociétés, intervenue dès le milieu des années 1990, n’est pas imputable à un moindre financement par endettement, mais reflète essentiellement une diminution des taux d’intérêt réels, suite à l’assouplissement de la politique monétaire, une fois liquidée l’inflation des années 70-80. Dans la comptabilité nationale, les comptes financiers de l’Insee ne montrent pas d’augmentation claire du poids des actions au passif du bilan des sociétés non-financières. En conséquence, le versement de dividendes grimpe bien sous l’effet d’une ponction accrue de la part des actionnaires sur les profits des entreprises, ponction elle-même favorisée par un rapport de force à l’avantage des actionnaires.
Un capitalisme « raisonnable », si c’est une chose encore imaginable, supposerait que le versement de dividendes n’augmente qu’à due proportion de l’augmentation du montant des profits, et non par captation d’une part croissante des profits réalisés, ceci au détriment de l’investissement productif.
Au niveau macroéconomique, ce changement dans l’utilisation des profits des entreprises menace à moyen terme la formation même des profits. Pour qu’il y ait profit, il faut en effet qu’il y ait ventes. Or, la contrainte actionnariale prive la demande macroéconomique de deux de ses moteurs traditionnels, en ralentissant la dépense d’investissement et en poussant à la hausse les marges de profit.
Le redressement des taux de marge dans les années 1980 n’est que l’autre face de la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée, laquelle freine la consommation d’origine salariale. La dynamique macroéconomique chancelante des pays confrontés à la pression actionnariale s’est alors mise en quête d’expédients pour trouver des moteurs auxiliaires à la formation de la demande. Selon les lieux et les époques, il s’est agi de stimuler la consommation sur la base d’effets richesse (liées à l’appréciation des actifs financiers et/ou immobiliers), de compter sur une dépense de consommation assise sur les profits distribués, d’encourager l’endettement des ménages (en faveur d’une consommation à crédit ou de la constitution d’un patrimoine immobilier… pouvant ensuite servir de collatéral dans un nouveau prêt à la consommation), de se reposer sur l’endettement public pour stimuler l’activité des entreprises, ou enfin de stimuler la production domestique en tentant de capter la demande des pays voisins par des stratégies néo-mercantilistes d’excédent commercial.
Par rapport aux pays anglo-saxons, la France n’a pas connu une montée comparable de l’endettement des ménages ; elle n’a pas pu compter beaucoup sur les effets richesse ou la consommation des profits, et cela d’autant moins que les dividendes versés par les entreprises françaises ont été perçus par des actionnaires non-résidents, dont les éventuelles dépenses de consommation ne sont pas venues soutenir la formation de la demande et des profits des entreprises françaises.
L’appréciation de l’euro, la modération salariale allemande et le moindre investissement en recherche et développement ont pesé sur les performances du commerce extérieur français et les marges de profit des entreprises dans les années 2000. La médiocrité des performances macroéconomiques françaises vient de ce qu’au moment où les dépenses d’investissement et la consommation salariale étaient mises sous l’éteignoir, les moteurs auxiliaires qui ont pu tirer, de manière temporaire et déséquilibrée, la croissance et les profits dans d’autres pays ne se sont pas enclenchés.
L’élévation du coût du capital a donc pesé sur la santé de l’économie française et de ses entreprises. Un gouvernement se souciant résolument de l’entreprise devrait se poser la question de la réorientation des profits, des dividendes vers l’investissement. Cela peut passer par une réforme de la fiscalité sur l’investissement, mais aussi par une réforme de la gouvernance des entreprises.
Plutôt que d’envier les politiques d’austérité menées en Allemagne, la France serait peut-être mieux inspirée d’en importer le modèle de cogestion, en instaurant une représentation plus grande des salariés dans les conseils d’administration. Plus globalement, c’est la question de « l’investisseur » qui est posée. Derrière l’entreprise, il y a la figure d’un investisseur, mais l’investissement en capital productif n’est pas la même chose que l’investissement financier. L’investissement financier est un placement qui ne contribue à financer un investissement productif que s’il s’agit d’une émission primaire de titres. Les marchés secondaires de titres (les marchés boursiers) ne servent qu’à assurer la liquidité des placements entrepris par les détenteurs d’un patrimoine financier, liquidité qui s’accompagne souvent d’une grande volatilité des cours des titres en question, générant un risque de perte en capital (financier) contre lequel ces détenteurs veulent « s’assurer » en exigeant des versements de dividendes importants. La liquidité des marchés financiers, qui rend un service aux détenteurs d’actifs financiers (celui de pouvoir vendre à tout moment), est aussi ce qui permet à ces derniers d’exiger le versement d’une sorte de « taxe d’instabilité » par les entreprises, alors que cette instabilité à court terme est elle-même provoquée par leur souhait de bénéficier de marchés liquides. Ce que les investisseurs financiers se font payer par l’entreprise, c’est en somme le prix de leur propre fébrilité ! D’autant que le risque en capital qui provient de variabilité des cours ne se réalise pas en moyenne (les actionnaires qui vendent au point bas du cycle financier ont bien dû trouver une contrepartie qui achète bon marché), et qu’à long terme le cours des actions suit bon an mal an un trend haussier.
Non, vraiment, les « investisseurs » au sens financier du terme ne sont pas les investisseurs au sens de l’entreprise. On peut même dire qu’ils s’en méfient et que – pour détourner une formule en vogue – “ ils n’aiment pas l’entreprise ”. Et c’est bien de là que vient leur pouvoir de réclamer une rente.
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