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Ukraine : Analyse économique de la crise – Entretien avec Volodymyr Vakhitov

Pour l’économiste ukrainien V. Vakhitov, les analyses de la crise politique ukrainienne exagèrent le poids de la tutelle russe. Le pays n’est pas aussi divisé qu’on l’affirme, partagé entre l’Ouest pro-européen et l’Est pro-russe. La révolte contre les autorités aujourd’hui est une protestation de grande ampleur contre un régime corrompu, qui confisque les richesses.

La vie des idées : Les événements actuels en Ukraine, et tout particulièrement à Kiev, donnent l’impression d’un pays profondément divisé, au niveau politique, économique, social, géographique, et même culturel. À quel point cette image correspond-elle à la réalité ?

V. Vakhitov : Je suis d’accord sur le fait qu’il y a une division économique et politique. Si vous analysez les élections de ces vingt dernières années, vous verrez que le pays se divise en deux, plus ou moins de part et d’autre du fleuve Dniepr : pro-communistes contre « nationalistes », Iouchtchenko contre Ianoukovitch, le Parti des régions contre Patrie, Timochenko contre Ianoukovitch, etc. Tout cela peut donner l’impression d’une division politique.

Toutefois, si vous prenez une carte de la Rzeczpospolita [1] au XVIIIe siècle et que vous la superposez à une carte de l’Ukraine contemporaine, vous verrez que cette frontière imaginaire suit à peu près le tracé de la frontière Est de la Rzeczpospolita (exception faite de la Région des Trans-Carpates et de la Crimée). Cependant, cette division n’est ni géographique, ni économique, ni sociale. C’est plutôt une division mentale, entre les zones d’influence ’pro-occidentale’ et ‘pro-russe’.

 

L’Est de l’Ukraine a toujours été plus riche en matières premières, surtout en charbon et en minerais ; c’est pourquoi l’Empire russe, puis ensuite l’URSS ont beaucoup investi dans son développement. L’Est est devenu plus industrialisé, plus urbanisé, plus densément peuplé, et la majorité de sa population a été employée dans de grosses usines liées aux industries lourdes. Il faut se rappeler que la doctrine industrielle soviétique se basait beaucoup sur les économies d’échelle et sur des liens étroits entre différents pays. Dans de nombreuses villes en Ukraine de l’Est, une majorité de la population pouvait être employée par un seul producteur géant dans la région. Après l’effondrement de l’URSS et la désintégration des liens économiques avec les ex-républiques soviétiques et les pays du Bloc soviétique, la production de nombreuses entreprises est devenue obsolète. En même temps, le développement d’institutions clés, comme la protection des droits de propriété, s’est déroulé à un rythme bien plus lent que celui de la privatisation et de la libéralisation des prix. De ce fait, il est devenu possible de mettre en place des plans de privatisation illégaux, et du coup de redistribuer la richesse entre les mains des gens les plus téméraires, audacieux et rusés — qui, par coïncidence, se trouvaient être des cadres du Parti communiste (‘cadres rouges’), du Komsomol (jeunes communistes) et des chefs de gangs criminels.

À la fin des années 1990, les propriétaires d’énormes usines locales les ont vendues pour des bouchées de pain, utilisées comme entrepôts, ou perdues dans des accords de fusion et d’acquisition hostiles au profit de compétiteurs issus d’autres pays (principalement de Russie), ce qui a mené à leur fermeture définitive. Au cours de cette période, le nombre d’emplois à plein temps a été réduit presque de moitié.

Le résultat est un problème profond de chômage et de salaires impayés qui frappent la totalité de la région, la dissolution du capital humain et la création d’une dépendance envers des entreprises qui sont souvent les seuls employeurs dans une région donnée. Les revenus ont chuté, tandis que la tendance à défendre les droits des ouvriers a été inhibée par des propriétaires d’usine qui contrôlaient les ouvriers en ne leur payant qu’un salaire de subsistance. Ces mêmes propriétaires contrôlant tous les médias locaux, le lavage de cerveau n’a pas cessé.

Des formules comme ‘la fierté de l’ouvrier’, ‘la stabilité’, ‘les liens avec nos amis russes’, ‘le cœur industriel de l’Ukraine’, n’ont cessé de fleurir, avec pour conséquence la genèse d’un type particulier de population : pauvre, dépendante de l’employeur local, peu éduquée, comprenant de nombreuses personnes avec un passé criminel, mais toutefois très loyale à ses dirigeants locaux, quelles que soient leurs caractéristiques morales, et refusant (parfois agressivement) tout point de vue alternatif.

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