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Jihad : Une guerre, une stratégie, des références

Les différentes déclinaisons du « jihad » diffusent aujourd’hui une avalanche d’images — photos et vidéos extrêmement choquantes, qu’il s’agisse des conséquences d’un bombardement sur une population, de corps disloqués d’ennemis tués au combat qu’on enterre par bennes dans des fosses communes, de gens qu’on décapite, brûle vifs, lapide, précipite du haut d’immeubles…

La guerre est quelque chose qui relève de l’entendement — un outil destiné à atteindre des buts politiques par usage de la violence. Elle est également animée par des ressorts de nature passionnelle — le déchaînement de violence sans passion, est-ce bien envisageable… ?

Maîtriser l’art de la guerre pourrait d’ailleurs bien relever d’une exploitation habile et équilibrée de ses ressorts passionnels et rationnels. Or, ceci a été théorisé au profit du jihad. Un certain Abu Bakr Naji(1), Égyptien tué dans les zones tribales Pakistanaises en 2008 et membre du réseau Al Qaeda, a en effet publié sur Internet en 2004, en langue arabe, un livre intituléle Management de la Sauvagerie : l’étape la plus critique que franchira l’Oumma. (2)

L’ouvrage a été traduit en anglais par William Mc Cants au profit de l’institut d’études stratégiques John M. Olin de l’université de Harvard. C’est sur cette traduction qu’est fondé le présent billet. On a parfois l’impression d’y lire les enseignements de l’implantation de Jabhat al Nusra en Syrie, à ceci près qu’il a été écrit avant… Et l’on y découvre des théories auxquelles ont donné corps des gens comme Abu Mussab al Zarqaoui, ou les actuels décideurs de l’organisation État Islamique.

La « sauvagerie » qu’il est ici question de manager n’est absolument pas celle qui consiste à brûler des prisonniers ou à leur couper la tête. Dès sa préface, et au fil de son ouvrage, Abu Bakr Naji définit la « sauvagerie » en question comme étant la situation qui prévaut après qu’un régime politique s’est effondré et qu’aucune forme d’autorité institutionnelle d’influence équivalente ne s’y est substituée pour faire régner l’état de droit.

Une sorte de loi de la jungle, en somme. Avec un pragmatisme remarquable, ce djihadiste convaincu, dont l’ouvrage est méthodiquement constellé de références à la Sunna (3), considère la « sauvagerie » comme une ressource, un état à partir duquel on peut modeler une société pour en faire ce sur quoi reposera un califat islamique dont la loi soit la Charia.

Le management de la sauvagerie est un recueil stratégique qui théorise finement l’exploitation coordonnée de ressorts cognitifs et émotionnels au profit d’un but politique d’essence religieuse. Sa lecture marginalise les commentaires qui tendraient à faire passer les acteurs du jihad pour des aliénés mentaux ou des êtres primaires incapables de comprendre les subtilités propres à l’être humain.

Elle souligne à quel point la compréhension d’un belligérant est tronquée quand on ne condescend pas à jeter un coup d’œil dans sa littérature de référence. Car les mécanismes du jihad tel qu’il est livré aujourd’hui sont bel et bien contenus dans une littérature stratégique dédiée. Le présent billet va vous en présenter certaines grandes lignes. Je vous invite, à terme, à prendre le temps de lire l’ouvrage pour en appréhender tous les ressorts (lien fourni en bas de page).

LE PARADIGME FONDATEUR DE L’OUVRAGE (4)

La préface expose longuement la vision de l’ordre mondial qui fonde la suite du raisonnement. Le Moyen-Orient post-accords Sykes-Picot (5) voit l’ancien califat morcelé, dans une mosaïque d’États indépendants fondant leur pouvoir sur la force armée. Ces États ont, après la Deuxième Guerre mondiale, adhéré aux Nations-Unies et à ce qu’Abu Bakr Naji décrit comme l’essence des Nations-Unies à l’époque : un monde bipolaire organisé autour de la rivalité entre les superpuissances américaine et soviétique.

Les États nés du morcellement du califat sont donc devenus satellites, les uns des États-Unis, les autres de l’URSS. Ils fonctionnent au seul profit de leurs classes dirigeantes, tout occupées à piller et gaspiller, au profit de leurs bienfaiteurs américains ou soviétiques, les ressources des pays et des peuples qu’elles gouvernent. Ces classes dirigeantes s’opposent à l’Aqîda (6), qu’elles jugent susceptible de fédérer les peuples contre elles.

Que les croyants vertueux que comptent le peuple et l’armée parviennent à s’unir pour renverser l’État et établir un gouvernement islamique, et les Nations Unies infligent au nouvel Etat des sanctions, puis financent des groupes armés intérieurs et extérieurs pour le combattre jusqu’à son anéantissement. (7) En résultent le découragement et le fatalisme parmi les plus vertueux, qui en sont conduits à considérer qu’il n’y a pas d’alternative aux Etats corrompus.

Le décor étant campé, Abu Bakr Naji analyse la puissance des États-Unis et de l’URSS, ou plutôt l’illusion de leur puissance, et leur centralité. Selon lui, ces superpuissances campent au milieu de leurs satellites. Mais leur puissance réelle s’estompe au fur et à mesure que l’on s’éloigne géographiquement du centre, et elle nécessite, pour s’exercer dans les endroits les plus reculés:

  1. que les gouvernements des satellites lui fassent écho ;
  2. qu’un tissu médiatique mondial qualifié de « trompeur » entretienne l’illusion de leur toute-puissance mais aussi de leur empathique et universelle bienveillance.

En somme, les États-Unis et l’URSS se seraient fait passer pour Dieu aux yeux du monde entier. Abu Bakr Naji allègue même que les deux superpuissances ont fini par croire elles-mêmes au message de leurs « médias trompeurs », et donc par se croire douées de toute-puissance à l’échelle globale. A se prendre pour Dieu, en somme.

Guerre contre l’URSS en Afghanistan : la rupture stratégique.

Ainsi l’URSS est-elle venue, confiante en son écrasante puissance, imposer sa volonté en Afghanistan. De longues années plus tard, elle en partait vaincue, démoralisée et sur le point d’exploser. Abu Bakr Naji décrit la guerre soviétique en Afghanistan comme l’évènement fondateur du jihad victorieux moderne, et comme l’étincelle qui a mis le feu aux poudres de l’explosion de l’empire soviétique.

Il y voit le conflit précurseur qui donna corps à la défaite morale de combattants matérialistes attachés à la vie terrestre et aux biens d’ici-bas face à des hommes de foi qui n’avaient rien à perdre puisqu’ils étaient en route pour le paradis. La victoire de la vertu contre la corruption, la catastrophe financière que fut cette guerre pour l’URSS, et, élément essentiel, l’irréparable perte de prestige qu’elle eut à y subir : le mythe de son invincibilité s’effondrait.

Ce dernier aspect est interprété par Abu Bakr Naji comme fondamental dans la chute d’un empire soviétique décrédibilisé aux yeux du monde, et dans la naissance de mouvements djihadistes au sein même de certaines républiques d’ex-URSS. On note que l’impact destructeur qu’a eu sur l’économie soviétique la course Est-Ouest à l’armement est tout simplement éludé par Abu Bakr Naji…

Les États-Unis ont pris le relai de l’URSS, assumant seuls le rôle de superpuissance. Pour les tenants du califat, désormais forts d’un précédent, quelles sont les conséquences ? Une formidable opportunité, car selon Abu Bakr Naji, les armées US et celles de leurs alliés sont bien moins rustiques que celles de l’ex-URSS, et affligées d’un degré d’ « effémination » (sic) que seul dissimule un halo médiatique trompeur.

Leur infliger le dixième des pertes soviétiques en Afghanistan et russes en Tchétchénie ruinerait leur volonté de combattre (8). De plus, l’éloignement géographique des États-Unis rend l’expression de leur puissance sur les théâtres du Jihad fort coûteuse. Il faut donc amener les États-Unis à faire la même erreur que l’URSS: les conduire autant que possible à intervenir directement plutôt que par des intermédiaires, afin de les vaincre sur le terrain et de ruiner leur image de toute-puissance selon un processus du même ordre que celui supposé être venu à bout de l’URSS.

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