Celine, dans son voyage, avait saisi une nuit opaque, angoissante et mortelle d'où surgit une guerre qui ne semblait poursuivre d'autres buts que ceux de broyer l'homme et l'anéantir. Au cours d'un autre voyage, à l'issue d'une autre nuit dangereuse et vraie, un parti politique a jailli de décombres électoraux pour plonger dans une guerre qui risque, elle aussi, de le broyer avant de l'anéantir. Ce n'est pas la même guerre. Ce n'est pas la même nuit Mais c'est le même voyage. Microcosmique, terrible, halluciné. Céline est allé jusqu'aux racines de la désespérance humaine en mettant à nu, avec une rage fulgurante, les derniers liens les rattachant à la logique de l'absurde. Le parti républicain est allé jusqu'aux sources de sa vocation première en mettant à plat, au milieu d'un embrasement fratricide, l'ultime filiation le soudant encore au destin de l’américanisme. Même quête haletante, mêmes questions vitales, même démarche pour l'authentique. Condition de l'espèce ou condition d'un groupe de cette espèce, quelle différence ? Aucune. La glaise est la même. On "travaille" l'homme comme on "travaille" des hommes. Des hommes censés regarder dans la même direction. Au bout de son voyage, Céline a conclu que l'homme était à la fois victime d'une lancinante fatalité et d'une guerre civile l'extérieur et l'intérieur. Au bout du même voyage, un observateur pourrait également conclure que le parti républicain est à la fois corseté par une obsédante révolution démographique (l'extérieur : le Blanc bientôt minoritaire) et par une décisive effervescence intestine (l'intérieur la recherche fiévreuse d'une âme). Céline n'a pas eu à touiller bien fort pour étayer son pessimisme. De même, on n'aura pas à gratter bien profond pour écailler le vernis du 4 novembre.
Que s'est-il passé ce 4 novembre ? Un double choc. Sous les apparences d'une rituelle série d'élections visant à renouveler représentants, sénateurs et gouverneurs, on a vu surgir, au-delà d'une forte poussée de l'opposition, d'un côté, un bras de fer, et, de l'autre, une guerre civile. Le bras de fer est né du rejet par les urnes du président Barack Obama, devenu malgré lui la victime de fausses législatives mais d'un vrai plébiscite : le parti républicain, maître de la Chambre et du sénat, se devra d'acculer à la défensive jusqu'en janvier 2017 un pouvoir exécutif qui bataillera avec une fureur nourrie par un désaveu. La guerre civile, issue d'une vieille fracture qui serpente à l'intérieur du parti républicain, dresse les uns contre les autres gardiens tutélaires, sourcilleux, d'une doctrine se voulant intangible et, en face, veilleurs permanents, ombrageux, d'un message se voulant absolu. Une fracture large, profonde, irréductible. Elle a généré deux camps hostiles qui, au Congrès, se côtoient dans les mêmes travées, longent les mêmes couloirs, fréquentent les mêmes cafétérias. Deux partis en un : ils s'épient, se suspectent, se dénigrent Ils agissent sous la même étiquette politique mais parviennent souvent à s'affronter et parfois à se haïr. D'un côté, on trouve les modérés ; de l'autre les "durs". D'un côté, ils s'appellent les orthodoxes ; de l'autre, les rebelles. Les orthodoxes mêlent l'orgueil d'un capitalisme libéral qui triomphe des errements d'un étatisme socialisant, la fierté d'une initiative individuelle qui éclipse le bureaucratisme fossoyeur de projets et la fidélité à des mœurs ancestrales qui préfèrent l'esprit du compromis aux réflexes du harcèlement Sur cette façade centenaire, les rebelles, relégués aux infamantes extrémités idéologiques, tirent à boulets rouges au nom d'un traditionalisme frileux, d'une fiscalité injuste, d'une classe moyenne trahie, d'une immoralité envahissante, d'une nation qui se délite. Conservatisme contre populisme le parti républicain est devenu la chaudière de l’Amérique.
AMNISTIER5 MILLIONS D'ILLÉGAUX
Une chaudière qui resta en veilleuse du 5 au 20 novembre : il fallut bien quinze jours aux trois états-majors — celui des démocrates, des orthodoxes et des rebelles — pour compter leurs billes et tirer des plans. Mais le 20 novembre au soir, Obama se chargea de rappeler à un pays ricanant de ses déboires qu'il avait encore le droit de dormir à la Maison Blanche et accessoirement d'y prononcer des discours. Celui de ce jeudi-là — quinze minutes de mots définitifs sur un ton impérial — baignera dans les mémoires et marquera l'histoire : l'Américano-kenyan annonça aux 205 millions de Blancs (sur une population totale de 320 millions d'habitants) que la dissolution de la nation qu'ils ont imaginée, bâtie puis gérée pendant plus de deux siècles, était officiellement programmée. Car, comment ne pas voir dans cette intervention présidentielle sur l'immigration illégale la volonté, l'obstination, presque la rage, d'intégrer désormais aux structures institutionnelles américaines le moindre étranger briseur de lois, le plus humble violeur de frontières ? Obama mit l'accent sur la « compassion pour l'Autre », sur « notre peuple venu d'ailleurs », sur « l'accueil, vocation d'un continent » — trois impostures subversives — avant de lâcher son coup de cymbales : cinq millions de clandestins recevront dans les plus courts délais un permis de séjour illimité, le droit de chercher un emploi, l'accès à toutes les aides sociales. Finis les risques de chasses policières ou de déportation. On raye d'un trait de plume cinq millions de fantômes pour en taire d'abord des résidants, puis des citoyens à part entière. Un délai entre les deux statuts, histoire de ne pas effrayer les bien-pensants. On passe avec un cynisme superbe de l'illégalité la plus corrosive à la légalité la plus insolente. Au nom souverain, incontournable, de la réunion des familles. Cette même "réunion" qui est en train de tuer l'Europe et que Valéry Giscard d'Estaing, l'un des premiers, exhiba pour amorcer l'invasion de la France « toutes les misères du monde ».
Aujourd'hui aux États-Unis, c'est cinq millions de clandestins qui sortiront de l'ombre. Mais demain ? A l'évidence, il faudra une autre initiative du même genre pour permettre à une autre tranche de cinq millions de clandestins — la bonne mesure anesthésiante : substantielle, mais pas trop — de pénétrer à leur tour la tête haute dans l'Eldorado. Car, où serait la justice si on laissait dans l'ombre comme des parias ceux qui réclament en silence leurs droits inaliénables ? Et après-demain ? Avec certitude, il sera nécessaire de poursuivre l’opération puisqu'on n'aura pas encore atteint le bout du tunnel, le fond des bas-quartiers de l'Amérique où grouillent plus de vingt millions de soutiers du globalisme — un réservoir alimenté par 3 000 arrivées quotidiennes d'illégaux — jetés là par les manipulateurs qui pensaient bien pouvoir s'en servir un jour sous un président plus invertébré, plus malléable, plus opportuniste que les autres. On fabriqua donc Obama, l'homme lige, l'homme précieux, l'exécutant imputrescible qui a, par sa fonction, rendu "présentable" ce tombereau de boue anti-nationale, cette scandaleuse machination. Cependant, l'audace méprisante du valet buta sur un mot que ses patrons ne voulaient pas voir cité : amnistie. Ce mot fait peur. Il contient une charge d'indignation propre à cristalliser l'écœurement et à enflammer les énergies. Mot dangereux. Il est réservé à l'opposition, qui s'en sert comme d'un slogan pour condamner le fait du prince, les calculs indignes. Avec raison : comment désigner autrement que par amnistie cette suppression arbitraire et radicale de millions de passés vécus en marge des lois ? Une amnistie imposée par décret. C'est tout le drame. Obama va décréter l'amorce de la dissolution de la nation. Obama va décréter la mise en place d'une formidable pompe aspirante branchée sur le tiers-monde. Et Obama va décréter le financement des aides sociales aux ex-illégaux par l'argent des contribuables. Un décret qui lui permettra d'éviter le Congrès où le sénat lui est acquis mais où la Chambre lui est hostile.
COMPLICES DU GAUCHO-LIBÉRALISME
En préférant l'épreuve au dialogue, Obama fait d'une pierre cinq coups : il se venge de l'humiliation du 4 novembre, reprend l'initiative tombée chez l'adversaire, ancre davantage les démocrates parmi les minorités raciales, rassemble les morceaux de son legs au pays et aggrave le divorce entre les Hispaniques et le parti républicain. La balle étant désormais dans le camp de l'opposition, on passa sans transition, dès le lendemain du fameux discours, des gesticulations d'un bras-de-fer à l'effervescence d'une guerre civile. Car Obama a en réalité atteint un sixième but, et non des moindres. jeter les uns contre les autres orthodoxes et rebelles, embraser les luttes intestines, déstabiliser le parti adverse en l'obligeant à afficher sur la place publique les passions exacerbées des deux camps qui l'habitent. Dans les cou loirs du Congrès résonnèrent tous les cris du dépit et de l'outrage : « Acte illégal ! », « Viol de la constitution ! », « Crise de régime ! », « Perversion de la présidence ! », « Décision anti-démocratique ! ». Obama ravalé au rang de dictateur tropical et les États-Unis à celui d'une république bananière. On vit les deux patrons du parti, John Boehner, speaker de la Chambre, et Mitchell McConnell, futur chef du sénat, s'arracher les micros afin de condamner une « attitude inacceptable et dangereuse pour les institutions ». A leurs côtés, les affidés venus amplifier l'écho du courroux — John Cornyn, sénateur du Texas, Steve King, sénateur de l'Iowa, Tom Coburn, sénateur de l’Oklahoma, Mo Brooks, représentant de l'Alabama, entre autres — s'épanchèrent ensuite dans la presse aux ordres, qui les renvoya comme des bernés devant le fait accompli. Obama avait bel et bien marqué un point Lorsque les cris retombèrent au bout de vingt-quatre heures, Boehner et McConnell durent piteusement convenir qu'il leur fallait maintenant chercher une riposte à cette "sournoiserie" dont l'impudence les mettait sur la défensive. Washington donna à ce moment-là l'étrange spectacle d'une capitale surréaliste : un président, ivre de rancoeur, martelant son diktat meurtrier vomi par 62 % des citoyens.
Les rebelles, troisième acteur de ce drame national, s'offrirent le luxe de déployer contre Obama un large éventail de leur arsenal — processus de destitution, procès pour trahison, lynchage médiatique — à l'occasion du dernier en date de ses forfaits. Ils le font depuis six ans pour le moindre de ses faits et gestes. Mais ils ont voulu, cette fois-ci plus que les autres, ajouter à cet objectif nécessaire une cible privilégiée : les orthodoxes. Les rebelles les accusent d'abord d'être complices du gaucho-libéralisme pour mettre en place au sein des institutions américaines les relais nécessaires au Nouvel ordre mondial. Ils les accusent ensuite de maintenir le peuple américain dans une sorte de léthargie prolongeant un système politique profitable aux élus mais inadapté aux défis lancés au pays. Ils les accusent enfin de dissimuler sous un verbiage électoraliste le choix qui est le leur depuis le début de cette affaire d'immigration illégale l'amnistie pour tous les clandestins. En un mot, les rebelles accusent l'état-major, les caciques et les ténors du parti républicain de dénaturer leur mission, pervertir leurs campagnes, gangrener le principe même d'une opposition au pouvoir en place. Un triptyque de charges fondamentales sans cesse déployé, complété, réactualisé. La semaine dernière, cette réactualisation prit les allures d'une bombe à retardement Une fuite en haut lieu fit, en effet, courir le bruit qu'un accord secret avait été conclu entre Obama, Boehner et McConnell. Selon les termes de cet accord, Obama prenait l'initiative d'annoncer son décret sur la légalisation des cinq millions de clandestins avant le 20 janvier prochain et, en échange, voyait abandonner contre lui toute menace d'une procédure de destitution (impeachment)) qu'une opposition digne de ce nom serait en droit d'envisager. Une destitution d'autant plus vraisemblable, d'autant plus menaçante, que les républicains disposent d'une belle majorité chez les représentants (chambre d'accusation) et chez les sénateurs (assemblée du jury). Mais pourquoi le 20 janvier 2015 ? Ce jour-là, le 114e Congrès entrera en fonction avec ses nouveaux élus et comme principales vedettes Boehner et McConnell. Les deux compères ne voulaient pas avoir à gérer un décret qui leur brûle déjà les doigts. Ils ont sans doute trouvé plus astucieux de le laisser entre les mains de l'actuel 113e Congrès, qui va se charger de la sale besogne — et n'a plus que six semaines à vivre.
LE LÉVIATHAN, MONSTRE VISQUEUX
Six semaines ! C'est précisément le temps que les esprits forts accordaient en 2007, très généreusement, aux rebelles pour s'ébattre et disparaître sans laisser de traces. Huit ans après, non seulement ces francs-tireurs, ces trublions dont on se moque parce qu'on les craint, ne sont pas morts, mais ils occupent certains postes-clé, imprègnent les débats au Congrès et taraudent l'état-major d'un parti qui a fait élire Lincoln, Nixon et Reagan. Pourquoi cette présence, cette longévité ? Parce qu'elle vient de loin. D'un malaise profond. Révolte viscérale, massive, presque écrasante parce qu'elle va à l'essentiel. Au début, des foules ont jailli — 20 000, 50 000, jusqu'à 100 000 personnes — dans les rues pour s'exprimer. Ni barricades, ni affrontements, ni jacqueries. Des foules indignées. Les dépenses de l'État les consternent. Le déficit budgétaire les affole. L'assurance santé les trouble. Elles voient l'Amérique glisser sur la pente du socialisme vers le gouffre de l'assistanat Les nerfs se tendent, les réflexes s'aiguisent, les esprits s'échauffent. Les bilans officiels puent la manipulation et le mensonge : c'est bien quinze millions de chômeurs, cinquante millions de pauvres et douze zéros après le chiffre de la dette publique. Insupportable ! Pour ces cris sortis des entrailles, il n'existe ni gauche ni droite. vieux clivage usé qui masque la cible, ce Léviathan, monstre visqueux enfanté par les requins d'une classe politique égoïste et cynique. Rejet d'un ordre qui n'est pas celui de l'Amérique. Ce rejet ne date pas d'Obama. Il remonte à plus loin. Avant Bush, avant Clinton et Reagan, à des décennies en arrière : lent travail de maturation et puis, un jour, l'étincelle. La classe moyenne blanche sent qu'on lui vole son pays. Le voile se déchire : Dante sur les rives du Mississippi. Vision d'épouvante : un establishment crispé sur ses privilèges, un étatisme mangeur de richesses, une fiscalité broyeuse d'épargne, un libre-échangisme destructeur d'emplois, une économie soumise aux apatrides, une éducation livrée au multiculturalisme et des frontières offertes aux envahisseurs. Les foules passèrent de la rue à Internet et du même coup, la rébellion se dota d'un visage, d'un outil et d'un nom.
UNE FORCE JAILLIE DE LA BASE
Le visage celui du Blanc écœuré. L'outil : les média sociaux. Le nom : Tea Parties. L'ensemble constitue la droite nationale américaine où s'entrelacent une bonne dose de populisme, de christianisme, de constitutionnalisme et de libertarianisrne. Qu'importent les nuances : tous veulent sauver l'Amérique qu'ils ont dans leur cœur, pas celle qu'on leur impose. Mais d'abord, pourquoi Tea Parties ? En décembre 1773, deux cents patriotes, ulcérés par les taxes frappant les produits du colonisateur, jettent dans le port de Boston les cargaisons de thé de trois navires venus d'Angleterre. L'acte de défi passa à la postérité sous le nom de Tea Party. Et les annales du pays ne tardèrent pas à assimiler ce geste provocateur au coup d'envoi de la guerre d'indépendance. Geste d'insurgés dont on retrouve la charge symbolique 241 ans plus tard — Washington remplaçant Londres. Qu'est-ce qu'une Tea Party ? Une force. Une force qui jaillit de la base, sans calculs politiciens ni tactiques partisanes. Une force qui se manifeste n'importe où, à n'importe quel moment et pour n'importe quelle raison. Une force qui jouit d'une grande autonomie et ne supporte ni programmes établis, ni mots d'ordre, ni consignes nationales. Combien sont-elles, ces Tea Parties ? Des milliers : chaque État a les siennes mais deux émergent : Tea Party Nation et Tea Party Patriote. Toutes ensemble, ce sont des millions d'Américains reliés par Internet et tous d'accord sur trois points : secouer l'inertie sclérosante des responsables du parti républicain ; dénoncer la frénésie des dépenses du gouvernement de Washington ; stimuler un retour à l'esprit d'un strict fédéralisme américain. De ces trois points, le premier paraît à tous les militants le plus important : balayer un régimisme douceâtre planifiant des batailles ambiguës, des discours interchangeables, des votes timorés, des alliances contre-nature et des fiefs inexpugnables. D'où de "sanglantes" primaires en 2010 et l'entrée en fanfare au Congrès quelques semaines plus tard de 87 élus des Tea Parties. D'où la victoire de l'un des espoirs des Tea Parties, David Brat, lors des primaires de juin dernier en Virginie, où le numéro deux du parti républicain à la Chambre, Eric Cantor, dépensa six millions de dollars pour rien. A 50 ans, Brat est bien placé pour rêver de la Maison Blanche. D'autres y pensent aussi. Ce sont surtout trois sénateurs : Rand Paul, du Kentucky ; Marco Rubio, de Floride ; et Ted Cruz, du Texas. Tous trois furent élus en 2010 et 2012 avec les voix et les fonds des Tea Parties. Tous trois s'efforcent de plomber les modérés dès qu'ils se montrent — la guerre civile jusqu'au vote de novembre 2016. Avec ce paradoxe : le candidat officiel du parti républicain pourrait être un rebelle.
Paul SIGAUD.Rivarol 27 novembre 2015