Comme dans chacun de ses livres, Pierre-André Taguieff peut nous agacer. Mais de très belles pages sur le patriotisme montrent combien il peut être proche, quoi qu’il en dise, du nationalisme de Charles Maurras : un nationalisme mesuré, défensif et ouvert sur l’universel.
Comme récemment Chantal Delsol dans Populisme – Les Demeurés de l’histoire [1], Pierre-André Taguieff, en un opus complémentaire, bien que de facture différente – Delsol s’interroge en historienne de la philosophie et Taguieff en sociologue de la politique – se demande si nous ne vivons pas La Revanche du nationalisme : les néopopulistes et les xénophobes seraient-ils à l’assaut de l’Europe ? Nous avions rendu compte ici [2] de son précédent ouvrage, qui était apparu à bien des égards politiquement incorrect : Du diable en politique – Réflexions sur l’antilepénisme ordinaire, qui montrait en quoi la gauche, « dont le déclin intellectuel et politique » est évident aux yeux de l’auteur, était passée à côté du Front national qui, loin d’être la résurgence d’une extrême droite néofasciste, exprime un national-populisme que l’évolution de l’Europe favorise. Ce dernier essai revient longuement sur les fautes de diagnostic qui rendent inopérantes les analyses sur la montée actuelle des mouvements nationalistes et populistes européens, qu’il ne faut pas confondre, n’en déplaise à des analystes pressés ou paniqués, à un quelconque retour des années 1930. Est-ce toutefois le matériau qui a présidé à sa composition, à savoir que cet essai est « issu d’interventions faites ces dernières années et de discussions publiques » des analyses de l’auteur ? Outre l’impression de redites entre les différents chapitres, perce également celle d’un auteur ballotté entre la volonté d’aller au fond du phénomène étudié et celle de ne pas dépasser les limites du politiquement correct. C’est, en effet, parce que l’o5uvrage est une bonne mise en perspective de la complexité des problématiques contre les amalgames et les synthèses toutes faites ou simplificatrices, qu’on est gêné par l’emploi non distancié de concepts qui restent polémiques, même si des journalistes pressés – ce que n’est précisément pas Taguieff – en usent abondamment par paresse ou par malveillance. Nous pensons notamment au recours systématique aux phobies pour qualifier la critique de l’immigration ou de l’Europe (xénophobie, europhobie), allié à cette facilité qui consiste à user d’explications psychologiques – mais Taguieff se fonde sur de nombreux auteurs anglo-saxons amateurs d’une telle immixtion qui ne fait pas toujours leur part à la philosophie, à la culture et à l’histoire politiques.
Déréaliser le vécu
Surtout, elle permet de déréaliser le vécu en autant de "sentiments" – notamment le fameux "sentiment d’insécurité" – que les élites s’essoufflent, du reste en vain – d’où leur mépris pour l’électorat populaire – à délégitimer auprès d’électeurs rétifs à prendre pour de simples fantasmes égoïstes ou nauséabonds ce qu’ils vivent au quotidien – ce péché d’« idiotie » dénoncé par Delsol. Ainsi, pour décrire le processus des « peurs identitaires », l’auteur évoque « le groupe majoritaire, qui se perçoit comme légitime ("On est chez nous !"), se considère comme menacé, voire comme une victime potentielle ou actuelle, de groupes minoritaires perçus comme étrangers par nature (notamment en raison de leurs cultures respectives), agressifs et conquérants »... Tout en sachant analyser plus loin, de manière directe, et sans plus recourir à la langue de bois du "ressenti", que les « mouvements néopopulistes de droite peuvent être interprétés comme des réactions plus ou moins convulsives, traduites par des démagogues en langage nationaliste, aux processus de désintégration affectant les nations, qui perdent peu à peu leur force intégrative, transformant les citoyens en individus atomisés, impuissants à envisager leur avenir au sein d’un avenir commun. [...] La généralisation du déracinement ne saurait être élevée à la hauteur d’un destin désirable. » De très belles pages sur le patriotisme, une lucide analyse de l’échec de tout patriotisme purement constitutionnel ou « civique » – de fait, le patriotisme républicain – (« On ne peut totalement désimpliquer [...] souveraineté populaire et identité nationale-culturelle ») montrent, par ailleurs, combien Taguieff peut être proche, quoi qu’il en dise, du nationalisme maurrassien, mesuré, défensif et ouvert sur l’universel... Aussi vrai qu’« une nation qui serait étrangère à tout nationalisme est une construction abstraite sans validation empirique ». Parfois irritant, voire décevant, mais finalement toujours intelligent : du Taguieff.
François Marcilhac
1 – L’AF n° 2903 du 19 février 2015.
2 – L’AF n° 2891 du 1er août 2014.
Pierre-André Taguieff, La Revanche du nationalisme – Néopopulistes et xénophobes à l’assaut de l’Europe, Presses universitaires de France, mars 2015, 310 pages, 19 euros.