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« Eloge des frontières », de Régis Debray

Régis Debray, venu d’une ultra-gauche mondialiste marxiste, ne cesse d’étonner. De livre en livre comme dans sa remarquable revue Médium il évolue vers un national populisme tranquille et solidement argumenté. Bousculant avec allégresse ses utopies d’origine, il établit de nouvelles frontières intellectuelles. A lire, faire lire, commenter, réfléchir, diffuser. Après Didier Marc c’est au tour de Claude Lenormand de nous y inciter avec un article à paraître dans Livr’Arbitres, la revue du pays réel.
Polémia

Médecins sans frontières, proxénètes saxophonistes sans frontières, sosies d’Elvis Presley sans frontières, arrêtons-nous ici, la liste est longue et la pauvre frontière semble passée de mode. Dans une Europe fatiguée, Euroland – capitale Bruxelles – ne sait même pas où sa frontière s’arrête. Les doses de Valium du Borderless World bercent des vieillards gâtés. La ville monde du libéralisme marchand et l’hyper-classe mondiale rêvent d’un monde enfin unifié (exact pendant de la bonne vieille société sans classes marxiste) où enfin hommes et marchandises, réduits à leur valeur d’échange, circuleraient librement.

La frontière se rebiffe

Mais la frontière se rebiffe ! Vingt-sept mille kilomètres de frontières nouvelles ont été tracées depuis 1991. Le droit international – pétrole et gaz obligent – territorialise la mer. La frontière est insubmersible tant sont profondes ses racines. Religieuses tout d’abord. Jéhovah sépare la lumière des ténèbres puis sépare la terre et les eaux. Zeus coupe l’androgyne primitif (tant regretté par Platon) pour en faire un homme et une femme. Toute création implique partage et toute frontière a un fond sacré. Sacré comme sanctuaire viennent du latin sencire : délimiter, entourer, interdire. Par la frontière le politique rejoint le religieux. Là où il y a du sacré, il y a aussi une enceinte. Ce que la communauté perd en superficie elle le gagne en durée et en intensité. La séparation nous protège comme elle nous prolonge, rejoignant Paul Valéry : « Ce qu’il y a de plus profond chez l’homme c’est la peau ».

La frontière déclenche la guerre et établit la paix

La frontière est par essence ambivalente. Elle déclenche la guerre et établit la paix. L’exemple du conflit israélo-palestinien en est une vivante illustration. Faute de limites territoriales clairement établies, deux peuples – aux racines historiques mais antagonistes – s’affrontent entre oppression quotidienne et défense par le terrorisme. Elle inhibe la violence et peut la déclencher. Elle dissocie et réunit. Janus, le dieu du passage, a deux faces. C’est la membrane qui détermine la cellule. La membrane, couche isolante, protège et en même temps régule l’indispensable échange entre le dedans et le dehors. Notre première maison c’est la matrice maternelle. En japonais fukuro, sac, poche, désigne aussi bien la mère que la communauté de naissance. Cette même communauté érige des frontières culturelles visibles ou invisibles. Dans L’Empire des signes Roland Barthes établit un catalogue du Japon, de ses signifiants, les corps, les visages, l’écriture et leurs entrelacs. Tous ces traits circulent et forment délibérément un système, le Japon, et un peuple, les Japonais. Le chaos initial pour le nouvel arrivant se décrypte en ordre symbolique qui forme un peuple. Nos drapeaux, nos chansons (aussi ce que Deleuze appelle la ritournelle, l’air que l’on sifflote dans le noir), nos comptines, nos hymnes, notre manière de faire la cour, de faire l’amour, ce que nous buvons, ce que nous mangeons sont des référents implicites ou explicites qui établissent autant de frontières culturelles.

Par ces frontières culturelles la population devient un peuple

Par ces frontières culturelles la population devient un peuple. La question en apparence secondaire de la nourriture halal est culturellement fondatrice pour le vécu le plus ordinaire de chacun : ce que les peuples européens mangent tous les jours. Manger halal et réclamer son extension (déjà faite dans nombre de cantines collectives et chez certains traiteurs) c’est marquer clairement son appartenance à une autre communauté, elle-même porteuse d’un grand nombre de valeurs culturelles implicites ou revendiquées ni inférieures ni supérieures mais clairement autres. « La religion sans la culture devient une façon économique de rentrer au village tout en restant sur place », une manière élégante de faire sécession tout en tirant profit de certains avantages culturels – notamment sociaux et financiers – de la cellule d’accueil.

L’idéologie transfrontiériste

Que veut en réalité l’idéologie transfrontiériste ? Quelles sont ses perspectives concrètes affectant tant notre vie individuelle que notre devenir commun ? Tout d’abord masquer un économisme ontologique défendant les intérêts matériels et moraux de l’hyper-classe mondialisée. Avalisant le moins d’Etat, conférant à la libre circulation des hommes et des marchandises l’onction d’un dogme, le transfrontiériste déguise les multinationales en autant de fraternités. L’exception culturelle, voilà la barrière à abattre pour le bobo mondialiste figure emblématique de la classe médiatique. Ouvrir les vannes, c’est à coup sûr renforcer encore le rôle de l’argent. Là où tout est monnayable, seuls les dépossédés ont intérêt à la territorialisation. « Leur seul actif, c’est leur territoire ». Les très riches n’ont pas de frontières, d’un coup d’avion ils se transfèrent avec leur famille vers le « bon territoire », entendez celui où la fiscalité est la plus favorable. D’un coup de clavier les banques leur transfèrent leurs avoirs, la vie est belle et sans frontières. Mais les autres ? Les classes moyennes, les pauvres ? « Le faible n’a pour lui que son bercail ». Economisme donc mais aussi absolutisme et affadissement des saveurs du monde. Les terroirs (pour le vin la lutte entre les appellations européennes par terroirs et les américaines par cépages est révélatrice), les patois – et toute autre langue que le Globbish English est un patois –, les rites, les cérémonies, les rythmes propres à chaque culture sont des obstacles à la société comme marchandise, au monde comme monnaie. Cet absolutisme se transforme volontiers en impérialisme compassionnel. « Justice sans limites » fut le nom initial donné par les Etats-Unis dans leur première opération contre l’empire du mal, le terrorisme. Le devoir d’ingérence était difficile à digérer même pour les estomacs néo-colonialistes les plus robustes. Il s’est donc mué en un charmant « devoir de protection » qui est la même chose mais en plus chantant. Il va de soi que ce devoir sacré de protection des peuples s’applique à la Libye. Pour des raisons inexpliquées à ce jour il ne s’applique pas à Bahrein. Gageons que la présence de la base centrale de la VIe flotte américaine en Méditerranée n’y est pour rien. Pour le Tibet, le peuple Karen, l’Algérie, la Tchétchénie et d’autres les paris sont ouverts mais soyez prudents dans votre mise et mesurez bien les rapports de force avant d’engager votre chemise.

La bonne frontière

La bonne frontière, c’est celle qui permet des aller-retour, des échanges fructueux sans que chacun renonce à être soi-même. Qu’y a-t-il de plus agréable que de franchir une frontière pour découvrir de l’étranger, de l’inconnu, de l’autre. Qu’y a-t-il de plus doux que le devoir d’hospitalité ? Cette hospitalité qui est détruite dès que le franchissement de frontière se transforme en colonie de peuplement. Pour les juristes et les spécialistes du droit une priorité s’impose :

« Le droit à la frontière… un droit ? Non : le devoir de frontière est une urgence ». Merci, Monsieur Debray.

Claude Lenormand , 1/04/2011

Régis Debray, Eloge des frontières, Gallimard 2010, 96 pages
A retrouver sur Livr’Arbitres, la revue du pays réel

http://archives.polemia.com/article.php?id=3717

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