Une critique politique de la révolution et de l’esprit révolutionnaire est souvent à courte vue. Le phénomène de la révolution est multiforme. La révolution peut être violente comme celles de Robespierre ou de Lénine. Elle peut aussi se dérouler sans violence apparente mais bouleverser la société en profondeur. Les Canadiens parlent de « la révolution silencieuse » des années soixante où la pratique religieuse a diminué, le taux de natalité s’est effondré, la délinquance a augmenté, etc… On a bien eu dans les années 68 comme on dit en France, une sorte de révolution dans les mœurs (au sens large) qui a été reprise notamment par le parti socialiste et qui n’a pas fini d’avoir de l’influence, y compris sur la vie politique.
L’une des analyses les plus profondes de l’esprit révolutionnaire a été faite par le philosophe allemand existentiel Martin Heidegger. Dans son livre « que veut dire penser ? » (« Was heisst denken ?») il a montré que cet esprit ne procédait ni de la politique ni de la morale, mais bien de la métaphysique. La métaphysique ignore la différence entre l’être et l’étant. Elle ne connaît que l’étant et l’homme moderne, déterminé par la pensée métaphysique sans même le savoir, vit « le nez dans le guidon » accroché aux objets immédiats et à l’instant présent. Il oublie l’être sans lequel les étants n’existeraient pas.
Cet homme moderne correspond au « dernier homme » décrit par Nietzsche dans « Ainsi parlait Zarathoustra ». Ce dernier homme n’a plus d’idéal, il est matérialiste et utilitariste.
« Qu’est ce que l’amour ? Qu’est ce que la création ? Qu’est ce que la nostalgie ? Qu’est ce qu’une étoile ? » Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil. « Nous avons inventé le bonheur disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil ». Dans les quatre questions posées, le dernier homme montre :
- - sa froideur envers les hommes considérés comme des matières premières interchangeables (l’égalitarisme a pour but de faciliter cette interchangeabilité avec de beaux objectifs affichés) ;
- - son scepticisme envers un Dieu créateur ;
- - son mépris du passé (c’est un trait fondamental comme on le verra) ;
- - son rejet de tout idéal (l’étoile).
Le dernier homme est persuadé d’avoir inventé le bonheur : c’est typique de tous les esprits révolutionnaires. Et il va chercher à l’imposer. « Il cligne de l’œil » veut dire qu’il se sent supérieur et qu’il croit que ses jugements de valeur ont une validité universelle.
Nietzsche va loin car il découvre que la réflexion la plus profonde dont est capable le dernier homme est fondée sur « l’esprit de vengeance ». Dans le chapitre sur « les Tarentules », il explique que l’égalitarisme n’est pas autre chose que de la volonté de puissance qui prend la forme de la vengeance sous le masque de la justice. Nietzsche dit que l’on ne pourra dépasser le dernier homme que si l’on est capable de se libérer de cet esprit de vengeance, donc de l’égalitarisme. Cet homme libéré de l’esprit de vengeance, il l’appelle le surhomme, dont il donne une définition : « César avec l’âme du Christ » !
La métaphysique moderne, observe Heidegger, identifie l’être avec la volonté. La volonté veut commander à tout : c’est la définition même de l’esprit révolutionnaire. Or, quel est l’obstacle invincible contre lequel la volonté ne peut rien ? C’est le temps et plus particulièrement le passé. Le temps est ce qui passe. On ne peut pas revenir sur ce qui est passé. Et Nietzsche définit la nature de cette vengeance métaphysique : c’est la vengeance à l’égard du temps qui passe, la vengeance à l’égard du passé.
C’est bien ce que l’on trouve chez tous les révolutionnaires : Robespierre comme Lénine comme les animateurs de Mai 68 : ils ont la haine du passé. Le passé est à détruire, c’est lui qui bloque l’accès au bonheur. Pour la métaphysique, l’être, c’est l’instant, ce n’est ni ce qui est passé, ni ce qui est à venir. Autrement dit, l’être n’est autre que l’étant, les objets (y compris les hommes) que l’on a sous la main.
Mais la métaphysique commet plusieurs erreurs : l’être n’est pas l’étant mais à la fois le passé, le présent et l’avenir. Le temps lui-même ne peut être réduit à l’instant. Le temps est durée : passé, présent et avenir. C’est en cela qu’être et temps sont inséparables.Toute la civilisation est fondée sur la prise en compte de ce temps long. Le révolutionnaire qui veut tout ici et maintenant n’aboutit qu’à détruire et à tuer.
C’est l’enfant ou le sauvage qui n’est pas capable de prendre en compte le temps, d’investir dans le temps et de faire fructifier dans l’avenir l’héritage du passé.
L’esprit révolutionnaire est bien parmi nous et il exerce ses ravages. Chaque fois que la facilité conduit à ne voir que l’avantage dans l’instant, cet esprit conduit à détruire notre avenir et à gaspiller l’héritage du passé. La responsabilité de l’adulte est justement de savoir prendre des décisions dans la durée. La propriété, la famille sont des institutions qui justement poussent l’homme vers plus de sens des responsabilités. Le citoyen propriétaire aura toujours une vue plus responsable que le gérant élu pour un temps court : c’est sur cette idée qu’est fondée la démocratie directe des Suisses. T
outefois, pour Heidegger, Nietzsche avait fait un bon diagnostic mais n’a pas trouvé le remède. Il le trouve dans l’éternel retour de l’identique. Mais on ne voit pas comment cet éternel retour supposé nous délivre vraiment de l’esprit de vengeance. Pour cela, il faut aller au-delà de la métaphysique. Il ne faut plus considérer le temps exclusivement comme ce qui s’enfuit, donc comme un ennemi. Le temps, c’est aussi, ce qui advient, donc c’est un don qui nous est fait par l’être. Le don, s’il est perçu, nous conduit non à la vengeance mais à la gratitude. Alors, nous sortons totalement de l’esprit révolutionnaire et de son esprit de vengeance égalitaire, nous en sommes délivrés.
Yvan Blot , 0I/09/2010