On est le 28 février 1953, à la Maison de la Radio du Peuple, à Moscou. Au programme du concert, le concerto pour piano de Mozart n°23. Au piano, Maria Ioudina. Le concert est diffusé en direct. Tout s’est bien passé, et les musiciens s’apprêtent à rentrer chez eux. Mais le directeur a donné l’ordre aux sentinelles d’empêcher toute sortie.
Car le directeur est tout près de faire dans sa culotte : il a reçu un coup de fil qui lui a enjoint de téléphoner à un certain numéro. « Dans exactement 17 minutes ». S’exécutant, il entend la voix de Staline en personne : « J’ai beaucoup aimé le concerto de ce soir. Je souhaite en recevoir un enregistrement. On viendra le chercher demain ». Le ciel lui tomberait sur la tête, le directeur ne serait pas plus épouvanté.
Car les techniciens, comme à l’habitude en cas de direct, n’ont rien enregistré. Conclusion du directeur : « On va tous mourir ». Et Staline est injoignable : « Le numéro que vous avez demandé n’est plus attribué ». Seule solution : rejouer. Les musiciens de l’orchestre savent trop ce qu’ils risquent s’ils refusent. Seule la pianiste exclut résolument cette possibilité : « Tu veux tous nous faire tuer ? – Bien sûr qu’on veut jouer », lui lancent les autres. Elle acceptera, contre 20.000 roubles.
Ensuite, c’est le chef qui s'écroule victime d'un malaise, tétanisé par la perspective de diriger « … pour Staline … pour Staline … pour Staline … ». On réveille un sous-chef qu’on emmène de force jusqu’à la salle : il dirigera en robe de chambre. Quand les agents du NKVD se présentent pour réceptionner le disque, la pianiste Maria Ioudina glisse dans la pochette un petit mot destiné à Staline : « Cher camarade Staline, Je vais prier pour vous, jour et nuit, et demander au Seigneur qu’Il vous pardonne vos lourds péchés envers le peuple et la nation … ».
Il écoute le début du disque, tout en froissant rageusement le papier, sans doute en méditant le sort affreux qu'il fera subir à l'insolente. Mais il ne fera plus mal à personne : une attaque le terrasse brutalement. Il ne s’en relèvera pas. Il meurt officiellement le 5 mars. Il y eut vraiment une Maria Yudina (1899-1970), grande pianiste russe, la préférée de Staline. Une autre notice indique : «... elle passe pour avoir été la seule pianiste que supportait Staline qui l'aurait convoquée en pleine nuit au Kremlin avec un orchestre pour jouer le concerto K. 488 de Mozart » (soit dit en passant, c'est bien le n°23). Son mot adressé au « Petit Père des peuples » est-il historique ? A-t-il causé, directement ou non, sa mort ? Je n’en sais rien, et peu importe.
En tout cas, c’est ainsi que commence La Mort de Staline, de Nury et Robin, admirable volume de bandes dessinées. Admirable introduction : bienvenue dans l'enfer rouge. Les auteurs mettent en pleine lumière l’ambiance de terreur qui règne partout, et même (et surtout) au sommet du pouvoir, à l’époque où le dictateur semble tout-puissant, où chacun sait et sent que la moindre erreur, la moindre imprudence peuvent conduire à la mort, au goulag, en tout cas à l’arbitraire total de la volonté d’un seul.
C'est clair : dans un tel système, tout le monde tremble comme une feuille. Avec raison : tous les témoins de la fin de Staline sont embarqués dans des camions militaires, en direction, on s'en doute, des glaces de la Sibérie et des sévérités du Goulag, voire pire. Béria exige de Lydia Timotchouk qu'elle lui envoie les meilleurs médecins au chevet de Staline, au simple motif que c'est elle qui a dénoncé tous les médecins qui ont, sur sa simple accusation, été condamnés dans l'affaire dite des « blouses blanches ». Béria a barre sur elle, depuis le 17 janvier 1938, « date à laquelle je t'ai baisée par tous les trous ». Il est bien entendu qu'aucun des médecins, aucun des témoins de tout ça, ne sortiront vivants de l'événement.
La BD s’est mise au diapason : à sujet brutal, traitement brutal. Les silhouettes, les faits et gestes sont dessinés au couteau. Les traits sont accusés, les visages sont constamment traversés des grandes balafres qu’y tracent les passions mauvaises. Tout est crade et impitoyable dans cette histoire noire, pleine de menaces, de coups bas et de cruautés. Le régime totalitaire dans toute sa splendeur, tel que décrit par Hannah Arendt : délation, espionnage de tous à tout instant, intérêts sordides promus raison d’Etat, caprices des puissants et bassesses en tout genre.
L’histoire, c’est celle qui se déroule après l’agonie et la mort de Staline (qui avait commencé simple braqueur de banque). L’URSS est un bloc de glace dans lequel pas une oreille ne consent à bouger si elle n’a pas l’autorisation expresse de son supérieur hiérarchique. L’ombre de Staline s’appelle Béria. Quand le maître a son attaque, l’ombre en question voit soudain son horizon s’ouvrir. Il n’attendait que ce moment pour enfin passer du rang de dieu subalterne à celui de dieu en chef.
Il ne néglige aucune précaution : occupé à se servir du corps d’une fille au moment où il reçoit l’appel fatal, il ordonne à ses sbires, qui lui demandent quoi faire d’elle : « Ramenez-la chez elle… Arrêtez son père ». Plus fort et plus terrible : arrivé chez Staline pour se rendre compte de l'état de celui-ci, et avant même de prévenir les autres responsables, il met la main sur tout un tas de dossiers qui compromettent ses rivaux potentiels du « Conseil des ministres » (Krouchtchev, Malenkov, Mikoyan, Boulganine, Molotov, …), espérant que le chantage les musellera.
Pas de chance pour lui : ceux-ci se liguent contre lui et préparent longuement le moment où ils le jetteront bas. Béria finit misérablement fusillé dans un sous-sol. Quant aux comploteurs, ils sont désormais les maîtres. Ils ne veulent surtout pas changer quoi que ce soit au mode de fonctionnement de l’URSS : ils se sont juste réparti les rôles, dans un nouvel équilibre des forces. « Vers un avenir radieux » (dixit Béria, au moment où les balles le traversent).
Plusieurs épisodes sont absolument glaçants. Les trains étant immobilisés pour éviter toute manifestation de masse, le peuple, à l'annonce de la mort de Staline, marche vers Moscou pour rendre hommage à son idole : la police tire dans le tas. Ailleurs, c'est l'équipe des médecins convoqués autour du dictateur, tous pétrifiés de peur, puis embarqués vers le goulag ou la mort après la mise en bière du corps, en compagnie de tout le personnel civil, y compris la gouvernante du défunt, fidèle et effondrée de chagrin. Ailleurs encore, ce sont les principaux comploteurs qui, pour mettre au point la chute de Béria, se réfugient sur le balcon, parce que l'intérieur est truffé de micros. C'est là qu'ils évoquent les listes à constituer des gens à éliminer : « Bien sûr ... Une purge complète, comme on a fait en 36 avec Staline. (...) De très longues listes, où l'on n'oubliera personne ».
L'implacable et très juste récit d'une époque et d'un système terribles. Inhumain. Mais on le sait : tout ce qui est inhumain est humain.
Voilà ce que je dis, moi.
http://lantidote.hautetfort.com/archive/2015/11/13/la-mort-de-staline-5714896.html