Le bien commun contre le fanatisme du marché
Les biens communs, ceux qui ne peuvent (ou ne doivent) entrer dans le Système marchand parce qu’ils sont le bien commun du groupe, font l’objet de plusieurs et intéressantes études depuis deux ans. Il faut citer l’ouvrage collectif du Pr de Saint-Victor (*), plein de qualités, mais dans lequel la pluralité des auteurs provoque des contradictions et des redites.
Aujourd’hui le volume très dense de Pierre Dardot et Christian Laval, Commun / Essai sur la révolution au XXIe siècle, présente l’avantage d’être d’une bonne venue et de proposer au lecteur une documentation érudite et critique.
Ces deux auteurs, l’un philosophe, l’autre sociologue, mettent en lumière le caractère crucial de l’objet de leur étude, et ils le font de manière engagée dès l’abord puisqu’ils considèrent que c’est par la problématique des communs que doivent passer tous ceux qui s’opposent à la fois à la dictature fanatique du marché et à la destruction de l’environnement s’ils veulent déboucher sur un projet politique, social et économique viable.
Voilà qui devrait satisfaire les partisans de l’enracinement, ceux qui, précisément, luttent pour la survie collective des héritages, d’Europe et d’ailleurs. Malheureusement, ces universitaires ne souscriraient sans doute pas encore à notre propos, car ils appartiennent au sens large à l’école du marxisme hérétique. Cela dit, les marxistes d’aujourd’hui sont bien plus supportables que ceux d’il y a trente ans, car ils ont perdu leur arrogance et leurs certitudes. Ils sont quelque peu désespérés, et cela nous rapproche dans la même proportion.
Leur livre commence par ces mots : « L’avenir semble interdit. » On est loin de « la marche inexorable de l’Histoire » à laquelle se référaient les marxistes d’avant 1990. Débarrassés de ces mauvaises manières, les disciples du prophète sont beaucoup plus lisibles.
La destruction des libertés organiques
Pour commencer, cet ouvrage nous montre combien l’instauration du libéralisme ne fut pas l’effet d’une nécessité mais, au contraire, d’une volonté délibérée de substituer aux sociétés organiques, nées de l’histoire et enracinées dans les mythes et les mémoires des peuples et des dynasties, une rationalité purement utilitariste fondée sur une conception purement individualiste.
Dès le XVIIe siècle on va assister en Angleterre à une confiscation des modes de vie communautaires sous l’effet de la rapacité des puissants. Les mécanismes de cette dépossession sont parfaitement décrits dans leur complexité, les auteurs mettant en lumière les résistances, notamment celles de l’Etat royal avant 1688 ou de grands hommes d’Eglise comme Thomas More. C’est ce mouvement de fond qui va fournir la main-d’œuvre à bas prix sur laquelle s’édifiera le premier grand capitalisme industriel : par l’appropriation forcée de toutes les propriétés communes sur lesquelles vivaient des millions de paysans.
Ce qui est intéressant dans ce livre, c’est que les auteurs ne cherchent pas à cacher que Marx et les théoriciens de l’humanisme révolutionnaire ne font pas la critique de ce processus. Marx se félicite que l’expropriation des producteurs directs justifie ultérieurement « l’expropriation des expropriateurs ». Jaurès observe platement que ces rapines « sont allées dans le sens du progrès » puisque les protections n’étaient que l’héritage du féodalisme, puisque la Révolution française mettra à bas ces obstacles médiévaux à la liberté d’entreprendre. On voit bien à ces lignes que la fusion réalisée vers 1900 entre la gauche et le socialisme est contre nature. L’ouvrage montre également combien le libéralisme (politique ou économique, c’est tout un) affirme la perfectibilité indéfinie de l’homme. Un homme nouveau est né, auquel aucune des contraintes ontologiques n’est opposable.
Le processus d’accaparement des biens gratuits
Deux siècles et demi après Marx, il apparaît que le messianisme révolutionnaire a échoué, nul n’en doute plus aujourd’hui. Or, nous assistons depuis une dizaine d’années à ce que Jacques de Saint-Victor appelle « la nouvelle révolution propriétaire » : un nouveau et gigantesque processus d’accaparement des ressources avec le brevetage des biens communs considérés jusque-là comme gratuits : l’eau, l’air, les formes géométriques, les couleurs, les odeurs, les espèces animales ou végétales, avec l’interdiction de vendre les semences ou de ressemer les récoltes, les connaissances immémoriales, la sagesse des nations, et les cultures, avec tout un arsenal de procédés juridiques, dotés de sanctions de plus en plus lourdes, pour lesquelles le TAFTA se propose de multiplier et d’alourdir les interventions. Bien entendu, cette nouvelle confiscation est effectuée au profit des multinationales et non au bénéfice des bourgeoisies nationales atomisées par la mondialisation.
Tel est le constat des auteurs, et il est effrayant. Quelles sont les voies proposées pour trouver un embryon de solution ? Le livre a un grand mérite, qui est de constater combien l’état de choses actuel n’est pas le résultat de simples mécanismes économiques (ce qui serait logique pour un marxiste) mais, au contraire, d’un projet idéologique qui se propose depuis trois siècles d’étendre la logique concurrentielle non seulement à tout l’ordre social, mais aussi à toute activité culturelle, en somme l’ensemble des activités humaines conscientes.
L’Etat moderne s’est mis au service de ce postulat. Il convient donc d’opposer un autre projet, celui d’une libération globale, restituant aux hommes leur dignité, avilie par la réification généralisée produite par le désencastrement de l’économie. De plus, et à rebours de la religion universaliste, l’ouvrage se refuse à faire des biens communs le propre d’une humanité considérée comme l’appartenance essentielle. Il met en exergue, après les contre-révolutionnaires, le fait que la réception de l’humanité en partage ne donne aucun héritage social : une constatation qui s’oppose à l’abstraction des « Droits de l’Homme ». D’ailleurs, Dardot et Laval posent un principe de bon sens, à savoir que seul l’usage, la praxis, peuvent donner aux choses un caractère commun. Reprenant une idée proudhonienne, celle du principe fédératif, ils envisagent des relations d’horizontalité et de co-obligation entre les entités usagères des communs. Pourquoi pas ?
Malheureusement, malgré leur érudition, Dardot et Laval se refusent à remettre en cause l’individualisme hérité des Lumières. Comme s’il suffisait d’instiller chez les individus une conduite non concurrentielle pour s’émanciper de l’oppression ! Ils pèchent à nouveau par utopie lorsqu’ils affirment qu’une appartenance identitaire ne peut (ne doit) en aucun cas fonder la relation au commun. En fait, c’est la notion de groupe, décrite par Proudhon, qu’ils ont du mal à replacer au centre de leur raisonnement. Le groupe préexiste, en effet, à la forme juridique qu’il adopte. Dès lors, il est futile de noircir des pages pour démontrer que la propriété est par définition étrangère aux biens communs. Car il y a autant de formes de propriété qu’il y a de sociétés, et leur diversité est aussi nombreuse que les espèces animales.
Il reste un dernier bout de chemin à faire, pour ces brillants analystes : celui qui les réconciliera avec le holisme, seule voie opposée au constructivisme et à l’utilitarisme modernes.
Pierre de Meuse, 4/04/2016
Pierre Dardot et Christian Laval, Commun / Essai sur la révolution au XXIe siècle, Editions de la Découverte, 2015, 600 pages.
Note :
(*) Jacques de Saint-Victor et Béatrice Parance, Repenser les biens communs, Editions CNRS, 2015.