Jusqu’à la fin du XXe siècle, d'excellents observateurs sociologiques parvenaient à prévoir les orages sociaux, et la façon dont l'univers syndical de salariés ou patronal allait réagir à telle ou telle initiative du pouvoir en place, ou aux remous économiques. À de rares exceptions près, cette époque est finie. Les derniers interprètes sérieux du climat social se trouvent dans les préfectures, mais leur expertise ne concerne qu'un territoire limité, ou dans des recoins du ministère du Travail, où ils ne sont pas beaucoup consultés, les ministres censés profiter de leurs lumières avec leur entourage immédiat ne comprenant pas grand-chose à leurs interprétations tirées de leur expérience, des précédents de l'Histoire française en la matière, et du bon usage des textes de base. Au patronat, on note une dégénérescence de même type.
La crise présente le démontre clairement. Parmi la foule de données qui ont échappé aux responsables en charge des prévisions, on peut en dégager certaines de grande importance, qui auraient dû interpeller les "spécialistes", réels ou prétendus tels. Ainsi les rapports entre les partis politiques et les syndicats. Ce n'est pas une question centrée uniquement sur la relation depuis 1921, entre tout ou partie de la CGT et le Parti Communiste. En fait, toutes les formations, non seulement le PS, mais aussi celles de droite, se sont longtemps préoccupées d'avoir des militants bien placés dans les syndicats, d'avoir un contact permanent avec eux et elles ont même, à plusieurs époques, entretenu des liaisons publiques, avec des structures adaptées, avec diverses confédérations ou branches d'industrie. Pour prendre un cas ancien et caractéristique, signalons au début du siècle passé le Cercle Proudhon de l'Action Française. Plus près de nous, souvenons-nous des sections d'entreprise PC, PS ou RPR, dans les décennies 1970/1980 (bien avant pour le PC, et même d'autres, ainsi les groupes de cadres ou d'usines du Parti Social Français du colonel de La Rocque avant 1939, expérience dont devait hériter le mouvement gaulliste).
Double pirouette
Cette tactique supposait implicitement la suprématie du politique sur le syndical, et cela apparaissait spectaculairement dans le duo PC/CGT. Comme les passionnés de l'étude du communisme au quotidien ont disparu ainsi que les aficionados du social, il a échappé à l'opinion et aux gouvernements (malgré les « brigades sociales » des RG, aux notes rarement globales) qu'une révolution s'est produite dans la relation syndicats/partis. En particulier à la CGT. Le PC ne commande plus, contrairement aux conditions posées par Lénine autrefois, aux syndicats, c'est le contraire maintenant. Par un double phénomène : d'abord l'appartenance automatique des dirigeants les plus importants de la CGT au PC a disparu en quelques années, afin de faire preuve de l’indépendance du syndicat par rapport à l'organisation communiste. Mais, du coup, la liaison rapide et la bonne coordination entre les deux éléments marxistes se sont étiolées, le PC (surtout quand, à sa tête, il n'y a plus de fortes personnalités à la Marchais) devenant suiviste et non décideur d'actions. Les communistes n'ont pas disparu à la tête de la CGT, mais depuis presque deux décennies, ils agissent, et le PC suit. Un bouleversement copernicien.
L'autre mutation, non encore achevée, et qui se joue dans le bras de fer sur la fameuse « loi El Khomry » (le ministre en question n'en ayant pas rédigé une seule ligne) concerne l'évolution générale de la société française. Jusqu'à présent, tout texte social s'appliquait sans discrimination à la totalité des salariés et des entreprises du pays. Si la loi s'impose avec son article 2, ce sera fini. Dans chaque lieu de travail, la direction et les syndicats, avec une consultation par référendum du personnel, le cas échéant, pourront s'entendre sur telle ou telle disposition plus ou moins dérogatoire à la législation générale. On constate le triomphe de l'individualisme, obsession des "libéraux" dans ce texte pas si anodin qu'on l'affirme. S'il s'impose, la France sociale deviendra une peau de tigre et dans les mêmes villes, et zones industrielles, la vie de travail sera régie différemment. Alors, n'est-ce pas la liberté, enfin ? Ou la loi de la jungle, selon la conclusion d'épreuves de force incessantes ? Le second terme devrait s'imposer, et une anarchie certaine en résulter. Dans un pays réputé pour l'esprit individualiste de ses habitants (du moins ceux d'origine européenne), l'article 2 donnera à coup sûr des résultats surprenants, qui pourrait bien aller, malgré les craintes de la CGT, à rencontre des espoirs des multinationales et du grand patronat MEDEF.
Coup de théâtre des cadres
En tout cas, la CGC, le syndicat des cadres, l'a parfaitement compris. Avec son nouveau président, François Hommeril, elle s'élève catégoriquement contre la « loi Travail » (autre appellation du papier El Khomry). Sa prise de position a été beaucoup moins relevée que celle de la CGT, elle n'en est pas moins importante : « Je ne vois pas ce que la loi Travail apporte de positif pour l'emploi », a jugé son responsable. Qui, sans appeler à des grèves, n'en porte pas moins un coup terrible à l'opération Hollande-Valls. Car, sans la CGC, le pouvoir rose ne dispose plus de la majorité des syndicats pour son texte.
Par ailleurs, si on veut un aperçu des futurs fruits empoisonnés du texte El Khomry, il suffit de s'intéresser aux tribulations du repos dominical, selon les sites où il se trouve en débat. On dira qu'il s'agit pour l'essentiel de la distribution. On ne se trouve qu'au début d'un long chemin. Quand tout relèvera d'innombrables épreuves de force, coûteuses en temps, donc hautement préjudiciables à l'économie nationale, on ne pourra que mouiller les mouchoirs de pleurs.
Pour le moment, on doit se préparer à ce que le feuilleton de la prétendue réécriture du Code du Travail dure au moins jusqu'à la mi-juin. À moins que l'inflexible Valls ne se transforme en roseau.
Nicolas TANDLER. Rivarol du 9 juin 2016