Depuis les premières élections législatives de la IIIe république constitutionnellement installée, les rangs monarchistes, largement majoritaires cinq ans auparavant mais peu à peu érodés, s’étaient brutalement effondrés : au scrutin des 20 février et 5 mars 1876, ils n’obtenaient que 64 sièges (dont 40 orléanistes et 24 légitimistes) sur 533, quand les bonapartistes, relevant la tête, en comptaient 76. L’année suivante, consécutivement à la crise du 16 mai provoquée par le président Mac Mahon, ils n’étaient plus que 55 (mais 44 légitimistes et 11 orléanistes) et les bonapartistes 104. Rien d’étonnant à cela : comme l’expliqua fort bien en son temps (1891) le publiciste Louis Teste, « les royalistes, en célébrant la monarchie tout en faisant la république, se tenaient dans une équivoque qui troublait le pays ». En outre, le comte de Paris se rapprochant peu à peu des thèses autoritaires et plébiscitaires brouillait l’image des orléanistes, qui se distinguait de moins en moins de celle des bonapartistes, d’où la relative percée de ces derniers : l’électeur préfère toujours l’original à la copie. Enfin, aux élections de 1881, celles de la république triomphante et du premier gouvernement de Jules Ferry, demeuré fameux pour son « œuvre scolaire », on n’opéra même plus la distinction entre députés légitimistes et orléanistes, tous confondus sous l’étiquette « monarchiste » avec seulement 42 élus.
Puis le ciel de la république s’obscurcit sous l’apparition de deux nuages noirs aux noms exotiques : Tonkin et Panama. D’une part, un échec militaire cuisant dans la campagne d’Indochine, une de ces campagnes coloniales par lesquelles la république essayait de faire oublier son incapacité à reprendre l’Alsace et la Moselle. D’autre part, les signes avant-coureurs d’un énorme scandale financier où pots de vins, franc-maçonnerie, affairisme sans scrupules, mépris du peuple, des contribuables et des petits épargnants se mêleraient pour révéler aux électeurs un des aspects les plus caractéristiques du régime républicain.
De sorte que la campagne électorale commença dès l’été, après que les amis de Gambetta eurent obtenu une réforme du mode de scrutin : on revenait au scrutin de liste départementale, mais à deux tours, censé détacher l’électeur de l’influence des notables locaux, à laquelle les exposait davantage le scrutin uninominal d’arrondissement en vigueur depuis 1875. En réalité, enfermant les députés dans le jeu des partis. Mais, comme souvent, les réformes électorales mascagnées dans l’urgence aboutissent à l’inverse de l’objectif poursuivi. Il apparut très vite que ces élections s’engageaient mal pour les républicains, qui avaient aussi commis l’erreur, le premier juin, de politiser les funérailles de Victor Hugo.
Divisés en factions, chapelles, idéologies et rivalités de personnes, ils ne parvinrent pas à élaborer ne serait-ce qu’un embryon de programme gouvernemental commun et se présentaient devant les électeurs en ordre dispersé : presque partout, une liste radicale faisait face à une liste opportuniste et se laissait déborder sur sa gauche par une, parfois deux, liste socialiste. En revanche, monarchistes et bonapartistes parvenaient à faire taire, du moins à cacher, leurs dissensions et, dans tous les départements, présentaient une liste unique dite d’ « Union conservatrice ». Celle-ci ne disposait pas non plus de programme de gouvernement : son ciment tenait à la critique, sévère et tous azimuts, de la gestion républicaine, composée de défaite militaire outre mer, de scandale financier en perspective, d’instabilité ministérielle chronique, d’anticléricalisme hystérique qui effrayait les paysans et de réaction sociale qui dégoûtait les ouvriers.
Elle ne disposait pas davantage de leader emblématique ou charismatique : le comte de Chambord, mort depuis deux ans, n’avait d’autre successeur apparent que le comte de Paris, figure peu avenante, louvoyante et distante. Les anciens cadres royalistes s’étaient retirés sur la pointe des pieds et ceux qui se manifestaient encore, comme Albert de Mun, Eugène Veuillot et Lucien Brun, se consacraient à la défense du catholicisme. Avaient pris leur place des hommes issus de l’ancien personnel bonapartiste, de comportements agités mais de convictions élastiques, comme le baron Armand de Mackau et Paul de Cassagnac. Le premier, typique du notable local, député de l’Orne, était le fils d’un ancien ministre de la marine de Louis-Philippe. Le second, touche-à-tout comme l’époque en produisait beaucoup, avocat, publiciste, historien, journaliste, était notamment l’inventeur du surnom de « gueuse » pour qualifier la république, dont il avait aussi écrit l’histoire des débuts. Celle-ci, proclamaient-ils à tout va, « issue de la Révolution est, comme sa mère, génie de révolte et de discorde ; elle se déchire après avoir déchiré le pays ». Mais l’Union conservatrice, qui ne pouvait étaler ses divisions sur ce point, se gardait bien d’indiquer quel régime elle préconisait pour succéder à la république.
Les résultats du premier tour des élections, le 4 octobre 1885, surprirent les conservateurs eux-mêmes : 177 des leurs étaient élus, contre seulement 129 républicains de toutes tendances. Il s’agissait, d’évidence, d’un vote de mécontentement, d’un sévère avertissement envoyé aux républicains de gouvernement beaucoup plus que d’adhésion à un projet politique alternatif, qui n’existait pas. Et si, à droite, toujours incapable de dire ce qu’elle ferait du pouvoir une fois conquis, on vendait déjà la peau de l’ours, croyant revivre février 1871, allant plutôt à la chasse et à la messe que sur les tribunes, à gauche on serrait fébrilement les rangs. D’abord en formant partout des listes d’union pour le deuxième tour, y compris avec les socialistes les plus « extrémistes » de Jules Guesde. Ensuite en faisant campagne sur les thèmes de la peur : du retour à l’autoritarisme, au militarisme, au cléricalisme, à l’obscurantisme… Et le dégoût changea de camp.
Durant deux semaines de campagne particulièrement intense à gauche, la droite ne parvint pas à prouver sa crédibilité. N’osant évoquer ni la Restauration ni un IIIe Empire, et ne sachant parler ni de liberté ni de progrès, elle s’enferra dans un discours à la fois feutré et réactionnaire qui, tout à coup, émit un parfum de sacristie et de vieux grenier. La sanction du 18 octobre fut éclatante : le front républicain emportait 273 sièges, comptant au total 372 députés dans la nouvelle Chambre, tandis que les conservateurs n’en gagnaient que 25 de plus, totalisant 202 élus. Le plus gros retournement de l’histoire du suffrage universel !
Et une leçon à tirer : en démocratie, la politique n’est pas la guerre ; pour gagner, il ne suffit pas d’abattre l’adversaire ni de s’allier avec n’importe qui, il faut aussi proposer quelque chose au peuple, et quelque chose qui ne soit pas le simple retour au passé.
Daniel de Montplaisir
Ndlr : Article initialement publié le 04 octobre 2015